Le Magistère

Parmi tous les témoi­gnages qui peuvent être légi­ti­me­ment à l’œuvre au sein d’une socié­té humaine, il doit donc s’en trou­ver un qui ait auto­ri­té sur tous les autres. En matière de foi et de mœurs, il s’agit bien sûr du Magistère de l’Eglise, qui doit régler et diri­ger tout autre témoi­gnage, tout autre « magis­tère » (au sens déri­vé et ana­logue) en ce domaine, qu’il s’agisse du magis­tère des théo­lo­giens ou de celui des simples catéchistes.

Au sens éty­mo­lo­gique du terme, le « magis­tère » est une fonc­tion qui a pour but d’instruire[1], c’est-à-dire de com­mu­ni­quer des objet de connais­sance, de com­mu­ni­quer la véri­té. Mais l’acception géné­rique de ce mot peut se diver­si­fier en deux sens ana­logues : sens d’un magis­tère scien­ti­fique, qui est un magis­tère pro­pre­ment ensei­gnant (« docens ») et sens d’un magis­tère ecclé­sias­tique qui est un cas par­ti­cu­lier de magis­tère attes­tant (« attestans »). 

2. Nous avons ici affaire à un même mot, qui équi­vaut à deux défi­ni­tions dif­fé­rentes, un mot à double sens. Et le deuxième sens est une exten­sion du pre­mier, ce qui entraîne pour consé­quence que la deuxième signi­fi­ca­tion doit rete­nir quelque chose de la pre­mière, quelque chose qui sera donc un point com­mun, une res­sem­blance. Dans les deux accep­tions du terme, en effet, nous avons affaire à une rela­tion de supé­rieur à infé­rieur, ou, plus exac­te­ment, à la rela­tion de celui qui donne à celui qui reçoit : celui qui enseigne en sait tou­jours davan­tage que celui qui est ensei­gné et lui com­mu­nique son savoir. En ce sens, on peut déjà par­ler d’une rela­tion d’autorité, à condi­tion d’entendre cette idée de « l’autorité » en un sens très large et qua­si­ment indé­ter­mi­né, en un sens qui n’implique pas néces­sai­re­ment une rela­tion d’ordre juri­dique. L’autorité dont on peut déjà par­ler ici se limite en effet au plan stric­te­ment intel­lec­tuel et cognitif.

3. Au-​delà de cet élé­ment com­mun, la dif­fé­rence réside en ce que, en der­nière ana­lyse, le magis­tère scien­ti­fique com­mu­nique une évi­dence : il fait voir, au sens le plus propre et le plus exact du terme. Car tout ce qu’il fait connaître, et qui n’est pas immé­dia­te­ment évident, repose en fin de compte sur une évi­dence pre­mière. C’est de la connais­sance com­mu­ni­quée par ce magis­tère, enten­du en ce pre­mier sens, que doit se véri­fier prin­ci­pa­le­ment l’adage de la phi­lo­so­phie aris­to­té­li­cienne : omnis cog­ni­tio fit a sen­su, toute connais­sance prend son point de départ dans le sens, dans tous les cinq sens externes, le tou­cher aus­si bien que la vue. Le magis­tère attes­tant, en revanche, com­mu­nique non une évi­dence mais un témoi­gnage : il ne fait pas voir, mais il donne le moyen de croire. Ou plus exac­te­ment, il ne fait pas voir la chose qui va être crue mais il fait voir le témoin qui en cer­ti­fie la véri­té. La connais­sance prend ici son point de départ dans le sens, mais il s’agit exclu­si­ve­ment du sens de l’ouïe, car, comme le dit saint Paul, fides ex audi­tu, la foi vient de l’ouïe : l’audition d’un témoin est ce qui motive l’acte de croire.

4. Le magis­tère scien­ti­fique donne l’évidence, ou plus exac­te­ment il ramène toutes les connais­sances qu’il com­mu­nique à l’évidence. Celle-​ci peut être d’ordre sen­sible, comme lorsque nous voyons que le soleil est en train de se lever ; mais elle peut être aus­si d’ordre intel­li­gible, comme nous sai­sis­sons que le tout est plus grand que la par­tie ou que deux et deux font quatre. L’évidence d’ordre intel­li­gible repose en der­nière ana­lyse sur l’évidence sen­sible. Elle peut être immé­diate, comme lorsque nous sai­sis­sons que l’homme est un être doué de rai­son ; mais elle peut aus­si être médiate, lorsqu’elle découle d’une autre qui est immé­diate, comme lorsque nous sai­sis­sons que le rire est le propre de l’homme, car le rire est le propre de la rai­son (qui est capable de sai­sir les réfé­rences – ou les « clins d’œil » – sur les­quelles repose le rire) et il est évident que l’homme est doué de rai­son. L’évidence médiate est éta­blie par la science, et il revient au magis­tère scien­ti­fique de la com­mu­ni­quer ou de don­ner à des dis­ciples le moyen d’y accé­der. Saint Thomas met ce point en lumière dans la Somme théo­lo­gique[2], lorsqu’il traite de la manière dont un homme peut en ensei­gner un autre. Le maître qui enseigne donne à son dis­ciple les moyens de par­ve­nir par lui-​même à déduire une nou­velle véri­té à par­tir de celles dont il a déjà l’évidence. Cela a lieu lorsque le maître fait une démons­tra­tion. En par­tant de la véri­té d’une cause, que l’élève connaît déjà, le pro­fes­seur le fait par­ve­nir à la connais­sance de l’effet qui en découle. Si l’élève sait déjà (si c’est pour lui une évi­dence) que « l’être humain est doué de rai­son », le pro­fes­seur peut le conduire à com­prendre que « l’être humain est libre », car c’est la nature rai­son­nable de l’homme qui est à la source de sa liber­té. Et à l’inverse, si l’élève sait déjà que « l’être humain est libre », le pro­fes­seur peut le conduire à com­prendre que « l’être humain est doué de rai­son », puisque la liber­té réclame la rai­son, comme l’effet réclame sa cause. Tout dépend donc de ce que l’élève sait déjà, de ce qui repré­sente pour lui une pre­mière évi­dence, déjà acquise, et qui est le point de départ d’une autre évi­dence, à acquérir. 

5. Le point impor­tant que nous vou­drions sou­li­gner ici est que l’autorité du magis­tère scien­ti­fique, s’il en est une, doit s’entendre dans un sens très impropre. En effet, le pro­fes­seur inter­vient ici pour don­ner à son élève les moyens de sai­sir par lui-​même la véri­té évi­dente[3]. C’est pour­quoi, son auto­ri­té est seule­ment préa­lable à l’exercice de son magis­tère[4], et celui-​ci ne se fonde pas essen­tiel­le­ment sur celle-​là. Une fois que le dis­ciple a acquis la science, il a l’évidence : il sait désor­mais par lui-​même, et il devient par le fait même capable de se pas­ser de l’autorité de son pro­fes­seur[5]. La supé­rio­ri­té de celui-​ci sur son élève lui vient d’une com­pé­tence en rai­son de laquelle il est capable de com­mu­ni­quer l’évidence à celui qui ne la pos­sède pas encore. Mais l’évidence une fois com­mu­ni­quée s’impose d’elle-même à l’intelligence du dis­ciple, sans plus dépendre de celle du maître. Et le dis­ciple peut même dépas­ser le maître.

6. Le magis­tère attes­tant, en revanche, ne cause aucune évi­dence. Sa parole vaut par elle-​même, dans la mesure exacte où elle témoigne d’une véri­té qui demeure obs­cure. Et c’est pour­quoi elle reste tou­jours néces­saire, comme le moyen obli­gé de la connais­sance. Le maître ne joue plus seule­ment ici le rôle d’une simple condi­tion préa­lable. Il est le motif essen­tiel sur lequel se fonde l’adhésion de l’intellect à un objet qui ne sau­rait béné­fi­cier d’aucune évi­dence. Il n’existe en effet ici nul autre moyen pour l’intelligence d’accéder à la connais­sance requise, en dehors du recours au témoi­gnage d’autrui. L’intelligence s’en trouve pla­cée dans une dépen­dance néces­saire, à l’égard de la supé­rio­ri­té de ce témoi­gnage. L’autorité de celui-​ci, même si elle demeure can­ton­née sur le plan des réa­li­tés d’ordre intel­li­gible, garde tout le poids d’un prin­cipe nécessitant. 

7. L’autorité du témoi­gnage réclame l’adhésion de la foi, ou plus exac­te­ment, pour don­ner à ce terme toute l’indétermination géné­rique qu’il réclame, l’adhésion d’un acte de croire, lequel peut cor­res­pondre aus­si bien à la foi humaine, basée sur le témoi­gnage des hommes qu’à la foi théo­lo­gale, basée sur le témoi­gnage de Dieu. Saint Thomas rend compte en ces termes de la néces­si­té du témoi­gnage humain : « Comme dans la socié­té des hommes il faut qu’un homme se serve d’un autre comme de lui-​même, dans les choses où il ne peut se suf­fire, il est par consé­quent néces­saire qu’il adopte ce que sait un autre, et qu’il ignore lui-​même, comme ce qu’il sait lui-​même. C’est là la rai­son pour laquelle la foi est néces­saire dans la socié­té humaine, cette foi par laquelle un homme croit à la parole d’un autre homme. C’est là le fon­de­ment de la jus­tice, comme le dit Cicéron dans le livre De offi­ciis. C’est pour cela qu’il n’y a pas de men­songe qui ne soit un péché, puisque tout men­songe est une atteinte à cette foi si néces­saire »[6]. La foi humaine est pla­cée au fon­de­ment même des rela­tions entre les hommes, aus­si bien dans la vie spé­cu­la­tive que dans la vie active. L’intelligence qui accepte les idées de son milieu, même sans en per­ce­voir avec évi­dence toute la véri­té, suit l’inclination natu­relle qui est à la base de la vie en socié­té. Il est bien pos­sible que celui qui parle aux autres répande des faus­se­tés – et c’est d’ailleurs ce qui arrive le plus sou­vent en matière spé­cu­la­tive – mais cela ne sau­rait remettre en cause l’une des néces­si­tés les plus fon­da­men­tales inhé­rentes à la nature humaine. Nous croyons tous, de foi humaine, et jusqu’à preuve évi­dente du contraire, dit saint Thomas[7], que notre père est notre père. Car nous n’avons aucun moyen de le savoir, c’est-à-dire d’en avoir une quel­conque évi­dence. Et d’ajouter que, si nous vou­lions n’ad­mettre que ce dont nous avons l’évidence, nul d’entre nous ne pour­rait vivre en ce monde. Nous pour-​rions craindre en effet à chaque ins­tant que l’air que nous res­pi­rons ou que l’eau que nous buvons ont été empoi­son­nés par des enne­mis invi­sibles. La foi, qui est la réa­li­sa­tion concrète de la dépen­dance de l’intelligence à l’égard d’un témoi­gnage, ne serait-​ce que le témoi­gnage de ceux en com­pa­gnie des­quels nous res­pi­rons la même atmo­sphère et buvons la même eau, est donc une néces­si­té vitale. Certes, il n’est pas impos­sible que l’air et l’eau soient empoi­son­nés, mais pour sus­pec­ter un tel empoi­son­ne­ment, il est néces­saire de s’appuyer sur des preuves suf­fi­sam­ment par­lantes, des preuves qui auto­risent à dou­ter rai­son­na­ble­ment de la croyance com­mune. Faute de telles preuves, celle-​ci jouit d’une pré­somp­tion favorable. 

8. Les dif­fi­cul­tés com­mencent lorsque les témoi­gnages abondent. L’abondance – ou le grand nombre – n’est pas un mal. Ce qui l’est, c’est le fait que les élé­ments qui abondent ne s’articulent pas, comme cela est requis, pour qu’ils puissent se com­plé­ter. Le mal est dans l’absence de coor­di­na­tion, c’est-à-dire dans le désordre. Jusqu’à un cer­tain stade de la vie en socié­té, cette coor­di­na­tion est spon­ta­née et l’ordre résulte tou­jours plus ou moins d’un consen­sus. Cette spon­ta­néi­té est celle- même de la nature, dans ce qu’elle a de plus fon­da­men­tal : au sein du même vil­lage, tout le monde croit le méde­cin, le maître d’école, le bou­lan­ger et – jadis encore – le curé. Mais pas­sé un cer­tain stade, la ten­dance spon­ta­née de la nature ne suf­fit plus et chez l’homme, la rai­son doit venir par­ache­ver cette ten­dance fon­da­men­tale de la nature. Saint Thomas l’explique fort bien dans le pas-​sage sui­vant : « Les autres ani­maux sont diri­gés dans leurs actes par un ins­tinct natu­rel ; l’homme, lui, se dirige dans ses actions grâce au juge­ment de sa rai­son. C’est de là que, pour accom­plir les actes humains faci­le­ment, et avec ordre, plu-​sieurs arts sont requis »[8].

9. Le mot « art » doit s’entendre ici dans un sens géné­rique et saint Thomas l’entend de tout type de déter­mi­na­tion que la rai­son vient four­nir à la nature. Dans la situa­tion qui nous occupe, l’intervention de la rai­son devient néces­saire pour que l’abondance des témoi­gnages ne fasse pas obs­tacle à la connais­sance de la véri­té. La rai­son aura donc ici pour tâche de coor­don­ner ce qui doit l’être. Le moyen de cette coor­di­na­tion nous est indi­qué par saint Thomas dans cet autre pas­sage : « Comme Aristote l’enseigne dans sa Politique, lorsque plu­sieurs élé­ments sont ordon­nés de manière à s’unir, il est néces­saire que l’un d’entre eux règle ou dirige les autres et que les autres soient réglés et diri­gés par lui. […] Or, toutes les sciences et tous les arts sont ordon­nés de manière à pro­cu­rer la même per­fec­tion de l’homme, qui est son bon­heur. Il est donc néces­saire que l’une de ces sciences soit celle qui dirige toutes les autres »[9].

10. Parmi tous les témoi­gnages qui peuvent être légi­ti­me­ment à l’œuvre au sein d’une socié­té humaine, il doit donc s’en trou­ver un qui ait auto­ri­té sur tous les autres – et qui, pour autant, mérite à un titre tout par­ti­cu­lier la défi­ni­tion d’un Magistère attes­tant. En matière de foi et de mœurs, il s’agit bien sûr du Magistère de l’Eglise, qui doit régler et diri­ger tout autre témoi­gnage, tout autre « magis­tère » (au sens déri­vé et ana­logue) en ce domaine, qu’il s’agisse du magis­tère des théo­lo­giens ou de celui des simples caté­chistes. Pie XII affirme ain­si que le Magistère de l’Eglise, « ins­ti­tué par le Christ Notre Seigneur pour gar­der et inter­pré­ter le dépôt divin révé­lé […] doit être, en matière de foi et de mœurs, pour tout théo­lo­gien la règle pro­chaine et uni­ver­selle de véri­té, puisque le Seigneur Christ lui a confié le dépôt de la foi – les Saintes Ecritures et la divine Tradition – pour le conser­ver, le défendre et l’in­ter­pré­ter »[10]. Ce fai­sant, remarque Franzelin[11], le Christ a éta­bli un prin­cipe d’unité et d’universalité. C’est-à-dire un prin­cipe d’ordre, sur le plan des véri­tés intel­li­gibles révé­lées par Dieu. Ce prin­cipe est jus­te­ment celui d’un Magistère attes­tant, divi­ne­ment ins­ti­tué, tel qu’il s’exerce pour conser­ver et trans­mettre l’intégrité de la révé­la­tion, « pour gar­der et inter­pré­ter le dépôt divin révé­lé », qui fait de la sorte l’objet d’un témoi­gnage incessant. 

Abbé Jean-​Michel Gleize

Source : Courrier de Rome n°636

Notes de bas de page
  1. Joachim Salaverri, De Ecclesia, thèse 12, n° 503[]
  2. la pars, ques­tion CXVII, article 1 : Un homme peut-​il ins­truire un autre homme, en pro­dui­sant en lui la science ?[]
  3. Dans le lieu cité de la Somme, saint Thomas fait remar­quer que l’art de celui qui enseigne, l’art du maître, agit comme un prin­cipe exté­rieur, dans la dépen­dance d’un prin­cipe prin­ci­pal inté­rieur : « Le prin­cipe exté­rieur, c’est-à-dire l’art, n’agit pas de la même manière que l’agent prin­ci­pal, mais comme un auxi­liaire qui seconde cet agent prin­ci­pal (le prin­cipe inté­rieur) en le for­ti­fiant, et en lui pro­cu­rant les ins­tru­ments et les secours dont la nature se sert pour pro­duire ses effets ; c’est ain­si que le méde­cin for­ti­fie la nature et lui pro­cure les ali­ments et les remèdes quelle emploie pour atteindre sa fin ».[]
  4. Cf. Somme théo­lo­gique, 2a2ae, ques­tion II, article 3, cor­pus : « Quiconque, d’ailleurs, se met à apprendre ain­si doit néces­sai­re­ment com­men­cer par croire, pour se trou­ver en état de par­ve­nir à la science par­faite ; le Philosophe le dit : « Si l’on veut apprendre il faut croire. » ».[]
  5. Cf. Somme théo­lo­gique, 2a2ae, ques­tion CLXXI, article 2, cor­pus ; article 4, cor­pus et ad 3.[]
  6. Saint Thomas d’Aquin, Commentaire sur le De Trinitate de Boèce, ques­tion III, article 1.[]
  7. Saint Thomas d’Aquin, Commentaire sur le Symbole des Apôtres, Prologue, n° 866 de l’édition Marietti (Opuscula theo­lo­gi­ca, vol. II).[]
  8. Saint Thomas, Commentaire sur les Seconds Analytiques d’Aristote, proème, n° 1.[]
  9. Saint Thomas, Commentaire sur la Métaphysique d’Aristote, proème, n° 1.[]
  10. Pie XII, Encyclique Humani gene­ris du 12 août 1950.[]
  11. Jean-​Baptiste Franzelin, La Tradition, thèse VI, n° 67–90, Courrier de Rome 2008, p. 71–83.[]

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.