Et il le fait très officiellement à travers une lettre [1] qu’il demande expressément à la Nuova Bussola de publier. Une démarche inouïe ! Et qui laisse augurer d’autres modifications substantielles pour l’avenir…François y réfute l’interprétation donnée (dans les colonnes de La Nuova Bussola, sous le titre « Le Cardinal Sarah freine la dérive ») par le Préfet de la Congrégation pour le Culte divin du récent Motu Proprio Magnum Principium sur les traductions liturgiques.
L’interprétation du motu proprio « Magnum Principium » par le cardinal Robert Sarah n’est pas correcte ; l’esprit du document pontifical est précisément celui d’accorder aux Conférences épiscopales, pour les traductions liturgiques, cette large autonomie et cette confiance que le Cardinal Sarah voudrait limiter.
C’est le Pape François lui-même qui le dit dans une lettre autographe adressée au Préfet de la Congrégation pour le Culte Divin et la Discipline des Sacrements – le Cardinal Sarah – que nous publions ici dans son intégralité à la demande expresse du Pape lui-même. C’est en effet la Nuova Bussola Quotidiana qui a publié le 12 octobre la note du Cardinal Sarah, lequel, compte tenu de certaines des réactions déjà exprimées, proposait une interprétation correcte du Motu Proprio.
Le Pape qui demande que la Nuova Bussola Quotidiana publie sa lettre après avoir publié la note du Cardinal Sarah : c’est un geste sans précédent. Et au-delà des questions sur le fond que nous mentionnerons, nous sommes certainement honorés et reconnaissants de cette attention du Saint-Père qui confère objectivement à la Nuova Bussola Quotidiana l’autorité d’héberger un débat sur des thèmes fondamentaux pour la vie de l’Église, dont il est le protagoniste avec plusieurs cardinaux.
Mais venons-en au sujet de la controverse : l’argument est celui des traductions du latin des textes liturgiques en usage dans les différents pays. Les traductions (versions et adaptations éventuelles) sont préparées par les différentes Conférences épiscopales, qui demandent ensuite l’approbation du Saint-Siège. L’examen du Saint-Siège se fait à travers deux instruments : la confirmatio et la recognitio, que le Motu Proprio veut redéfinir.
A ce stade, voici les différentes interprétations : selon le Cardinal Sarah, confirmatio et recognitio sont différentes par l’effet produit (confirmatio : seulement la traduction de l’édition latine typique ; recognitio : ajout de nouveaux textes et modifications rituelles évidemment non substantielles), mais ce sont deux actes identiques du point de vue de la responsabilité du Saint-Siège. Et donc, dans les deux cas, une analyse détaillée du tout est possible et nécessaire : nouveaux textes, modifications rituelles, traductions de l’original latin.
La préoccupation du Cardinal Sarah en tant que Préfet de la Congrégation pour le Culte Divin est évidente : maintenir l’unité de l’Église aussi dans la liturgie, tout en respectant l’autonomie des évêques de chaque pays dans l’élaboration de la liturgie locale.
Pourtant, le Pape nous fait aujourd’hui savoir que ce n’est pas là l’esprit du Motu Proprio qui va plutôt dans la direction d’une authentique « dévolution » liturgique. Il souligne, en effet, que les deux procédures – confirmatio et recognitio – ne sont pas identiques et que dans l’exercice de ces deux actions, il est donné une responsabilité « différente » à la fois de la part du Saint-Siège et de la part des Conférences épiscopales :
a) La recognitio « indique seulement la vérification et la sauvegarde de la conformité au droit et à la communion de l’Église ». Il s’agit d’une phrase un peu hermétique, mais qui doit probablement être interprétée selon les mots du commentaire avec lequel Mgr Artur Roche, secrétaire de la Congrégation pour le Culte Divin, a accompagné la publication de « Magnum Principium » : « La recognitio (…) implique le processus de reconnaissance par le Siège Apostolique des légitimes adaptations liturgiques, y compris les plus « profondes », que les conférences épiscopales peuvent établir et approuver pour leur territoires, dans les limites consenties. Sur ce terrain de rencontre entre liturgie et culture, le Siège Apostolique est donc appelé à recognoscere, c’est-à-dire à revoir et à évaluer ces adaptations, afin de sauvegarder l’unité substantielle du rite romain ».
b) La confirmatio est l’acte sur lequel la lettre papale se concentre le plus. Il est clairement indiqué que le jugement sur la fidélité des traductions à la langue latine originale appartient aux Conférences épiscopales, « également en dialogue avec le Saint-Siège ». Lequel Saint-Siège, en accordant la confirmatio, n’effectuera plus « un examen détaillé mot à mot », sauf dans des cas évidents de formules importantes comme les prières eucharistiques ou les formules sacramentelles. Bref, beaucoup plus de liberté aux conférences épiscopales.
Dans sa lettre au Cardinal Sarah, le Pape explique ensuite que certaines parties de Liturgiam Authenticam (2001), le document normatif pour les traductions actuellement en vigueur, « doivent être réexaminées ou abrogées. Les paragraphes 79–84, qui concernent l’approbation de la traduction et la recognitio du Siège Apostolique doivent être soigneusement réexaminés ; en revanche, les n°76 et 80 « sont caducs ». Ce dernier est centré sur la recognitio et a évidemment été reformulé, tandis que le n°76 demandait à la Congrégation de participer « plus étroitement au travail de préparation des traductions dans les principales langues ».
Un autre passage de la lettre du Pape doit être pris en considération. Il dit en effet que « Magnum Principium ne prétend plus que les traductions doivent être conformes en tout point aux normes de Liturgiam Authenticam, comme c’était le cas dans le passé ». Cette affirmation, avec l’autre, selon laquelle une traduction liturgique « fidèle » « implique une triple fidélité » – au texte original, à la langue de la traduction, à la compréhensibilité des destinataires – laisse entendre que Magnum Principium est compris comme le début d’un processus qui peut conduire très loin.
Et c’est là que réside l’importance de cette controverse qui voit le Pape démentir le Cardinal Sarah, lequel ne fait que suivre la ligne tracée par Benoît XVI. Il ne fait aucun doute en effet qu’avec « l’esprit » de Magnum Principium, précisé et accentué par la lettre papale que nous publions ici, la tendance sera de s’orienter vers des Missels nationaux de plus en plus différents, vers un « esprit liturgique » de moins en moins partagé.
La question va au-delà de l’aspect purement liturgique et, comme le cardinal Joseph Ratzinger, et ensuite Benoît XVI, l’a répété à maintes reprises, elle concerne la conception de l’Église et la compréhension que l’Église a d’elle-même. Ce qui est en jeu, c’est avant tout le rôle et le pouvoir des Conférences épiscopales, auxquelles le Pape François entend donner « aussi une authentique autorité doctrinale » (cf. Evangelii Gaudium n° 32).
Au contraire, déjà dans le livre-interview avec Vittorio Messori – « Entretiens sur la foi » (1985) – le cardinal Ratzinger, alors Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, commentant positivement la valorisation « du rôle et de la responsabilité de l’évêque » voulue par le Concile Vatican II, déplorait la dérive post-conciliaire :
« La relance du rôle de l’évêque s’est en réalité émoussée, ou risque même d’être étouffée par l’insertion des prélats dans des conférences épiscopales de plus en plus organisées ; avec des structures bureaucratiques de plus en plus lourdes. Et pourtant, il ne faut pas oublier que les conférences épiscopales n’ont pas de fondement théologique, elles ne font pas partie de la structure inéliminable de l’Église comme elle a été voulue par le Christ : elles n’ont qu’une fonction pratique et concrète ».
Le collectif ne remplace pas la personne de l’évêque. C’est un point décisif parce que, disait le cardinal Ratzinger :
« il s’agit de sauvegarder la nature même de l’Église catholique, qui repose sur une structure épiscopale et non sur une sorte de fédération d’Églises nationales. Le niveau national n’est pas une dimension ecclésiale. Il faut préciser une fois de plus que dans chaque diocèse, il n’y a qu’un seul pasteur et un seul maître de foi, en communion avec les autres pasteurs et les autres maîtres et avec le Vicaire du Christ ».
La lettre du Pape au cardinal Sarah dans lanuovabq.it se conclut par ce qui est indubitablement un manifeste d’autorité :
Enfin, Éminence, je réitère mes remerciements fraternels pour votre engagement et, notant que la note « Commentaire » a été publiée sur certains sites web, et par erreur attribuée à votre personne, je vous prie d’assurer la diffusion de ma réponse sur les mêmes sites et de l’envoyer à toutes les Conférences Épiscopales, Membres et Consultants de ce Dicastère.
On observera la signature. François, curieusement, ne signe pas en tant que Pape, mais de son nom en italien (Benoît XVI signait les documents officiels ou les lettres « Benedictus PP XVI »)
Commentant cette « correctio paternalis » adressée au cardinal Sarah, Denis Crouan est plus diret et n’y va pas par quatre chemins :
« (…) Alors que le cardinal Robert Sarah, « encore » préfet de la congrégation pour le culte divin, s’employait à juguler les dérives qui, selon toute vraisemblance, allaient être la conséquence du Motu proprio « Magnum principium » sur les traduction en langues courantes de textes liturgiques, François lui a adressé une lettre dans laquelle il dit vouloir exprimer « simplement » et « clairement » (pour une fois !) la façon dont il faut interpréter le Motu proprio en question. Que dit François ? En gros, que l’interprétation faire par le cardinal Sarah n’est pas correcte et que le but de « Magnum principium » est bien de donner une totale autonomie aux conférences épiscopales pour ce qui concerne les traductions des textes liturgiques.
Il faut donc bien comprendre que François :
- désavoue le cardinal Sarah,
- permet aux évêques d’officialiser la grande pagaille qui règne déjà dans la liturgie,
– ne tient plus aucun compte des enseignements conciliaires,
– rejette les règles données par S. Jean-Paul II et Benoît XVI,
– officialise le divorce entre la « lex orandi » et la »lex credendi ».
Il faut donc bien comprendre que nous entrons là dans un processus non seulement de désintégration de la liturgie, mais aussi, par conséquence, de division de l’Eglise.A celles et ceux qui n’en sont pas encore persuadés ou qui n’auraient pas encore compris ce qui se trame, il faut conseiller de relire attentivement la constitution conciliaire sur la liturgie, la Lettre apostolique « Vicesimus quintus annus » de S. Jean-Paul II, l’Exhortation post synodale « Sacramentum caritatis » de Benoît XVI. »
Même Nicolas Senèze, dans La Croix du 22 octobre, admet que :
« C’est une sévère mise en garde que le pape François vient d’adresser au cardinal Robert Sarah à propos des traductions liturgiques. Dans une lettre écrite le 15 octobre dernier et publiée – de manière très inhabituelle – par le Saint-Siège dimanche 21 octobre, le pape recadre en effet de manière très claire son préfet de la Congrégation pour le culte divin à propos de la mise en œuvre du motu proprio Magnum principium. »
Et il ajoute que c’est là « un désaveu sans ambiguïté pour le cardinal Sarah »…
Sources : La Nuova Bussola /Benoit-et-moi /Pro Liturgia /La Croix
- Lettre écrite le 15 octobre et publiée par le Saint Siège le 22 du même mois.[↩]