Amoris laetitia : le Cardinal Burke en appelle publiquement au Magistère de Pierre

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Sortir des ambi­guï­tés en s’appuyant sur le cha­risme de Pierre. Un an après, jour pour jour, la publi­ca­tion de leurs dubia au Pape, le car­di­nal Burke s’exprime à nou­veau publi­que­ment, en deman­dant solen­nel­le­ment au Pape de faire ce pour quoi il a été appe­lé au Siège de Pierre : confir­mer ses frères dans la foi « par une mani­fes­ta­tion claire de la doc­trine concer­nant la morale chré­tienne et le sens de la pra­tique sacra­men­telle de l’Église » [1].

Il rap­pelle l’immense confu­sion consé­cu­tive à l’exhortation Amoris læti­tia, sus­ci­tant, de la part des évêques eux-​mêmes, des inter­pré­ta­tions oppo­sées, cer­taines allant notoi­re­ment contre la foi catho­lique. Il explique que la clar­té est consub­stan­tielle à l’enseignement de foi don­né avec auto­ri­té au nom du Christ.

Depuis un an, le Pape n’a jamais répon­du, ni à la demande des car­di­naux, ni à aucune autre demande simi­laire, son appro­ba­tion de l’interprétation des évêques de la pro­vince de Buenos-​Aires [2] ne pou­vant consti­tuer une réponse. L’ambiguïté demeure. La confu­sion s’étend. Volontairement ?

Cette ambi­guï­té, dit le car­di­nal avec la plus grande force, n’engendre rien moins qu’un pro­ces­sus de « subver­sion des par­ties essen­tielles de la Tradition ». Elle met en péril l’enseignement per­ma­nent de l’Église, notam­ment sur les sacre­ments. En outre, si la conscience sub­jec­tive devient la norme ultime, c’est toute la morale et toute la pra­tique sacra­men­telle qui se défont, et jusqu’à la notion même de sacre­ment.

En choi­sis­sant cette forme indi­recte de cor­rec­tio fra­ter­na le car­di­nal pré­sente en quelque sorte au Pape une magni­fique occa­sion de se res­sai­sir par le haut, de manière pétri­nienne. Ce fai­sant, il touche au cœur du pro­blème magis­té­riel d’aujourd’hui : les ambi­guï­tés mor­ti­fères du « pas­to­ral » qui affligent l’Église. De l’enseignement « pas­to­ral » ambi­gu, le car­di­nal Burke en appelle au Magistère de Pierre.

Abbé Claude Barthe, in L’Homme Nouveau du 14 novembre 2017

L’entretien du cardinal Burke

Votre Éminence, où en sommes-​nous après que vous avez, ain­si que le car­di­nal Walter Brandmüller et les deux car­di­naux récem­ment décé­dés, Carlo Caffarra et Joachim Meisner, ren­du publiques les dubia voi­ci un an cette semaine ?

Cardinal Raymond Burke : Un an après la publi­ca­tion des dubia sur Amoris Lætitia, qui sont res­tés sans réponse de la part du Saint-​Père, nous consta­tons une confu­sion crois­sante sur les manières d’interpréter l’Exhortation apos­to­lique. C’est pour­quoi notre pré­oc­cu­pa­tion sur la situa­tion de l’Église et pour sa mis­sion dans le monde, est deve­nue encore plus pres­sante. Je demeure, bien sûr, en com­mu­ni­ca­tion régu­lière avec le car­di­nal Brandmüller sur ces affaires des plus graves. Et nous res­tons, tous les deux, en pro­fonde union avec les feus car­di­naux Joachim Meisner et Carlo Caffarra, décé­dés au cours de ces der­niers mois. Ainsi,j’avertis à nou­veau sur la gra­vi­té d’une situa­tion qui ne cesse d’empirer.

Beaucoup de choses ont été dites sur les dan­gers que pré­sente la nature ambi­guë du cha­pitre VIII d’Amoris Lætitia, en sou­li­gnant qu’il est ouvert à beau­coup d’interprétations. Pourquoi la clar­té est-​elle si importante ?

La clar­té d’un ensei­gne­ment n’implique pas une quel­conque rigi­di­té qui empê­che­rait les gens d’emprunter le che­min de l’Évangile. Bien au contraire, elle nous four­nit la lumière néces­saire pour accom­pa­gner les familles sur le che­min du dis­ciple chré­tien. C’est l’obscurité qui nous empêche de voir ce che­min et qui fait obs­tacle à l’action évan­gé­li­sa­trice de l’Église, comme Jésus l’a dit : « la nuit vient, où per­sonne ne peut tra­vailler » (Jn 9, 4).

Pourriez-​vous nous en expli­quer davan­tage sur la situa­tion actuelle à la lumière des dubia ?

La situa­tion actuelle, loin d’amoindrir l’importance de nos ques­tions, les rend encore plus pres­santes. Il ne s’agit pas, comme il a été dit, d’une « igno­rance affec­tée » [can 1325], qui ne sou­lève des doutes que parce qu’elle n’est pas dis­po­sée à rece­voir un ensei­gne­ment don­né. La pré­oc­cu­pa­tion était plu­tôt et est tou­jours de déter­mi­ner avec pré­ci­sion ce que le Pape veut ensei­gner comme Successeur de Pierre. Ainsi, nos ques­tions ne sont sou­le­vées que parce que nous recon­nais­sons le minis­tère pétri­nien que le Pape a reçu du Seigneur dans le but de confir­mer ses frères dans la foi. Le Magistère est un don de Dieu à l’Église pour appor­ter la clar­té sur des points qui concernent le dépôt de la foi. Par leur nature même, des affir­ma­tions qui manquent de cette clar­té ne sau­raient être qua­li­fiées d’expression du Magistère.

En quoi est-​il dan­ge­reux, selon vous, qu’il y ait des inter­pré­ta­tions diver­gentes d’Amoris Lætitia, en par­ti­cu­lier sur l’approche pas­to­rale envers ceux qui vivent dans des unions irré­gu­lières, et par­ti­cu­liè­re­ment sur divor­cés rema­riés civi­le­ment qui ne vivent pas dans la conti­nence et reçoivent la Sainte Communion ?

Il est évident que cer­taines dis­po­si­tions d’Amoris Lætitia, rela­tives à des aspects essen­tiels de la foi et de la pra­tique de la vie chré­tienne, ont reçu des inter­pré­ta­tions variées qui sont diver­gentes et par­fois incom­pa­tibles les unes avec les autres. C’est un fait incon­tes­table qui confirme que ces ins­truc­tions sont ambi­va­lentes, qu’elles per­mettent des lec­tures variées, beau­coup d’entre elles se trou­vant être en oppo­si­tion avec la doc­trine de l’Église. La ques­tion que nous avons sou­le­vée, en tant que car­di­naux, concerne ce que le Saint-​Père a exac­te­ment ensei­gné et com­ment ses ensei­gne­ments s’harmonisent avec le dépôt de la foi, étant don­né que le magis­tère « n’est pas au-​dessus de la Parole de Dieu, mais il est à son ser­vice, n’enseignant que ce qui a été trans­mis, puisque par man­dat de Dieu, avec l’assistance de l’Esprit Saint, il écoute cette Parole avec amour, la garde sain­te­ment et l’expose aus­si avec fidé­li­té, et puise en cet unique dépôt de la foi tout ce qu’il pro­pose à croire comme étant révé­lé par Dieu » (Concile Vatican II, consti­tu­tion dog­ma­tique Dei Verbum, n. 10).

Le Pape n’a‑t-il pas dit clai­re­ment sa posi­tion dans sa lettre aux évêques d’Argentine dans laquelle il déclare qu’il n’y a « pas d’autre inter­pré­ta­tion » que les direc­tives que ces évêques ont publiées – direc­tives qui laissent ouverte la pos­si­bi­li­té pour des couples non mariés et actifs sexuel­le­ment, de rece­voir la Sainte Eucharistie ?

Contrairement à ce que cer­tains ont pré­ten­du, nous ne pou­vons pas consi­dé­rer la lettre du Pape aux évêques de la région de Buenos Aires, écrite peu avant d’avoir reçu les dubia, et qui contient des com­men­taires sur les direc­tives pas­to­rales de ces évêques, comme une réponse adé­quate aux ques­tions posées. D’une part, ces direc­tives peuvent être inter­pré­tées de dif­fé­rentes manières. D’autre part, il n’est pas évident que cette lettre consti­tue un texte magis­té­riel dans lequel le Pape ait vou­lu s’adresser à l’Église uni­ver­selle en tant que Successeur de Pierre. Le fait est qu’on n’a eu d’abord connais­sance de cette lettre que parce qu’elle a été divul­guée par une fuite à la presse – elle n’a été ren­due publique par le Saint-​Siège que plus tard –, et cela sou­lève un doute rai­son­nable sur l’intention du Saint-​Père de s’adresser à l’Église uni­ver­selle. De plus, il serait tout à fait étrange – et en contra­dic­tion au désir expli­ci­te­ment for­mu­lé par le Pape François, de lais­ser aux évêques de chaque pays le soin de l’application concrète d’Amoris Lætitia (cf. Amoris Lætitia, n. 3) – qu’il puisse impo­ser à l’Église uni­ver­selle des direc­tives concrètes qui ne sont que celles d’une région par­ti­cu­lière. Et les dis­po­si­tions dif­fé­rentes pro­mul­guées par divers évêques dans leurs dio­cèses, de Philadelphie à Malte [3], devraient-​elles toutes être consi­dé­rées comme inva­lides ? Un ensei­gne­ment qui n’est pas suf­fi­sam­ment déter­mi­né, eu égard à son auto­ri­té et à son conte­nu réel, ne peut pas jeter un doute sur la clar­té de l’enseignement constant de l’Église qui, dans tous les cas, demeure tou­jours la norme.

Êtes-​vous aus­si inquiet du fait que des évêques de cer­taines confé­rences épis­co­pales qui per­mettent à cer­tains divor­cés rema­riés vivants more uxo­rio (c’est-à-dire en ayant des rela­tions sexuelles) de rece­voir la Sainte Communion sans avoir la ferme inten­tion de s’amender, sont en contra­dic­tion avec les pré­cé­dents ensei­gne­ments de papes, et notam­ment de l’Exhortation apos­to­lique Familiaris Consortio du pape saint Jean-​Paul II ?

En effet, les dubia ou ques­tions demeurent posés. Ceux qui affirment que la dis­ci­pline ensei­gnée dans Familiaris Consortio au n. 84 a chan­gé, se contre­disent entre eux quand ils en expliquent les rai­sons et les consé­quences. Certains en sont venus jusqu’au point de dire que des divor­cés enga­gés dans une nou­velle union et qui conti­nuent à vivre more uxo­rio, ne se trouvent pas dans une situa­tion objec­tive de péché mor­tel (citant Amoris Lætitia n. 303). D’autres nient cette inter­pré­ta­tion (citant Amoris Lætitia n. 305 à l’appui), mais laissent entiè­re­ment au juge­ment de la conscience de déter­mi­ner les cri­tères d’accès aux sacre­ments. Il semble que le but de ces inter­prètes est d’arriver, par tous les moyens, à un chan­ge­ment de la dis­ci­pline, et que les moyens qu’ils allèguent pour y par­ve­nir sont sans impor­tance. Ils ne se sont pas non plus pré­oc­cu­pés de mettre gran­de­ment en dan­ger des points essen­tiels du dépôt de la foi.

Quel effet pal­pable de ce mélange d’interprétations ?

Cette her­mé­neu­tique de la confu­sion a déjà pro­duit un triste résul­tat. De fait, l’ambiguïté sur un point concret de la pas­to­rale pour la famille, a conduit cer­tains à pro­po­ser un chan­ge­ment de para­digme de toute la pra­tique morale de l’Église, dont les fon­de­ments ont été ensei­gnés avec auto­ri­té par saint Jean-​Paul II dans son ency­clique Veritatis Splendor.

Vraiment, un pro­ces­sus a été mis en mou­ve­ment qui est une sub­ver­sion de par­ties essen­tielles de la Tradition. Pour ce qui est de la morale chré­tienne, cer­tains pré­tendent que les normes morales abso­lues doivent être rela­ti­vi­sées et qu’on doit accor­der à la conscience sub­jec­tive et auto­ré­fé­ren­tielle la pri­mau­té – qui sera au bout du compte équi­voque – dans tout ce qui touche aux affaires de morale. Ce qui est donc en jeu n’est d’aucune manière un élé­ment secon­daire du kérygme, c’est-à-dire du mes­sage fon­da­men­tal de l’Évangile. Ce dont nous par­lons c’est de savoir si la ren­contre d’une per­sonne avec le Christ peut ou ne peut pas, avec la grâce de Dieu, don­ner forme à un che­min de vie chré­tienne afin d’être en har­mo­nie avec le sage plan du Créateur. Pour com­prendre jusqu’où vont ces chan­ge­ments, il suf­fit de réflé­chir à ce qui pour­rait arri­ver si un tel rai­son­ne­ment s’appliquait à d’autres cas, comme par exemple celui d’un méde­cin pra­ti­quant des avor­te­ments, ou celui d’un homme poli­tique appar­te­nant à un réseau de cor­rup­tion, ou encore celui d’une per­sonne souf­frante déci­dant de faire une demande de sui­cide assisté…

Certains ont dit que l’effet le plus per­ni­cieux de tous, c’est qu’il repré­sente une attaque contre les sacre­ments aus­si bien que contre l’enseignement moral de l’Église. Comment peut-​il en être ainsi ?

Au-​delà du débat sur la morale, le sens de la pra­tique sacra­men­telle dans l’Église s’érode de plus en plus, par­ti­cu­liè­re­ment pour ce qui est des sacre­ments de la Pénitence et de l’Eucharistie. Le cri­tère déci­sif pour l’admission aux sacre­ments a tou­jours été la cohé­rence entre le mode de vie d’une per­sonne et les ensei­gne­ments de Jésus. Si, au lieu de cela, le cri­tère déci­sif devait deve­nir celui de l’absence de culpa­bi­li­té sub­jec­tive chez une per­sonne – comme l’ont sug­gé­ré cer­tains inter­prètes d’Amoris læti­tia – cela ne changerait-​il pas la nature même des sacre­ments ? En réa­li­té, les sacre­ments ne sont pas des ren­contres pri­vées avec Dieu ni des moyens d’intégration sociale dans une com­mu­nau­té. Disons plu­tôt qu’ils sont les signes visibles et effi­caces de notre incor­po­ra­tion au Christ et à son Église, et dans et par les­quels l’Église pro­fesse publi­que­ment sa foi et l’active. Dès lors, en trans­for­mant la culpa­bi­li­té sub­jec­ti­ve­ment dimi­nuée d’une per­sonne en cri­tère déci­sif pour l’admission aux sacre­ments, on met en dan­ger la regu­la fidei elle-​même, la règle de la foi que les sacre­ments pro­clament et actua­lisent non seule­ment par des mots mais par des gestes visibles. Comment l’Église pourrait-​elle conti­nuer à être le sacre­ment uni­ver­sel du salut si le sens même des sacre­ments était vidé de son contenu ?

Bien que vous-​même et beau­coup d’autres – y com­pris les 250 uni­ver­si­taires et prêtres qui ont dif­fu­sé une cor­rec­tion filiale – ayez clai­re­ment de très graves pres­sen­ti­ments sur les effets de ces pas­sages d’Amoris læti­tia, et du fait que vous n’avez reçu à ce jour aucune réponse du Saint-​Père, allez-​vous lui lan­cer un ultime appel ?

Oui, pour ces graves rai­sons et un an après avoir ren­du publiques les dubia, je m’adresse de nou­veau au Saint-​Père et à toute l’Église, en sou­li­gnant com­bien il est urgent qu’en exer­çant le minis­tère qu’il a reçu du Seigneur, le Pape puisse confir­mer ses frères dans la foi en expri­mant clai­re­ment l’enseignement sur la morale chré­tienne et sur la signi­fi­ca­tion de la pra­tique sacra­men­telle de l’Église.

Entretien recueilli par Edward Pentin.

Sources : National Catholic Register /​Traduction de l’Homme nouveau

Notes de bas de page
  1. Entretien avec Edward Pentin, dans National Catholic Register du 14/​11/​2017[]
  2. Le pape féli­cite les évêques argen­tins qui per­mettent l’accès des divor­cés rema­riés à la com­mu­nion – 21 sep­tembre 2016[]
  3. Les évêques mal­tais auto­risent l’ac­ces­sion à la com­mu­nion des divorcés-​remariés – 16 jan­vier 2017[]