Imaginez un instant dans notre vaste monde une peuplade qui ne porterait pas trace du péché originel ou qui du moins n’aurait été qu’effleurée par un péché originel dégénéré, pas plus virulent qu’un vaccin.
Dans ce pays merveilleux tout n’est qu’harmonie. Les magistrats sont intégrés, les avocats inutiles, les chefs désintéressé, les sujets disciplinés, les lois respectées avec amour. L’or s’y trouve à un prix inférieur à celui du bois de chauffage. En travaillant six heures par jour l’ouvrier a plus qu’il n’en faut pour vivre. La vie sociale y est réglée par des disposions sages et minutieuses.
La guerre étrangère en un pays si vertueux donne lieu à des situations cocasses. On y remporte la victoire avec des tracts et des affiches et en cas extrême avec des mercenaires qui, une fois tués, ne réclament pas de solde.
Il y a un hic :
Ce pays n’existe pas.
Cela n’est qu’un détail sans importance, semble dire saint Thomas More qui en 1516 a inventé cette fiction, car les enseignements à tirer de la conduite des Utopiens sont, eux, bien réels : les vertus profondes, intérieures, les qualités du cœur et d’esprit qui doivent être celles des honnêtes gens et des chrétiens sont bien les mêmes que celles des Utopiens, quitte à ce qu’on les vive dans un monde un peu moins idyllique.
Cependant l’application des principes utopiens à la réalité actuelle demande réflexion. Il n’y a pas aujourd’hui de pays préservé du péché originel. Tous en sont marqués et le royaume ecclésiastique autant que les autres. Et ce qui aggrave la situation, à mon avis, c’est que tous et chacun, les individus comme les nations et les gens d’Église eux-mêmes veulent ignorer aujourd’hui qu’ils sont sous l’emprise du péché originel.
Il en résulte que l’on propose actuellement des lois, des institutions, des divertissements, une démocratie qui semblent avoir été pensés, organisés, prévus pour des hommes sans concupiscence. L’édifice démocratique est construit sur le sable, sur des vertus imaginaires et par des gens sans vertu.
Abbé Philippe Sulmont
Cet article est tiré du Bulletin paroissial de Domqueur, dans la Somme (80).