Regarder Luther avec des yeux neufs pour faire avancer le dialogue œcuménique, Mgr Robert Barron

Note de la rédac­tion de La Porte Latine :
il est bien enten­du que les com­men­taires repris dans la presse exté­rieure à la FSSPX
ne sont en aucun cas une quel­conque adhé­sion à ce qui y est écrit par ailleurs.

Voici com­ment notre consœur Jeanne Smits, dans Réinformation-​TV, résume le texte de Mgr Robert Barron, dont nous vous pro­po­sons en inté­gra­li­té la tra­duc­tion ci-​dessous :

« Mgr Robert Barron, jeune évêque auxi­liaire de Los Angeles depuis 2015, nom­mé, donc, par le pape François, est arri­vé à son poste avec une solide répu­ta­tion de tho­misme et d’é­ru­di­tion catho­lique. Mais c’est lui qui vient de com­mettre un petit pané­gy­rique de Martin Luther, repris sur le site anglo­phone d’Aleteia comme signe d’un pos­sible moyen pour de avan­cer le dia­logue œcu­mé­nique. Regarder Luther avec des yeux neufs, pour Mgr Barron, c’est lui trou­ver des qua­li­tés émi­nentes de foi et de confiance en la misé­ri­corde, et bien des excuses pour ses décla­ra­tions héré­tiques.

Alors que l’Eglise catho­lique elle-​même s’est jointe aux célé­bra­tions des 500 ans de la Réforme pro­tes­tante, en sou­ve­nir des thèses publiées par Luther sur la porte de l’église du châ­teau de Wittenberg, Mgr Barron fait ain­si cir­cu­ler un texte qui à la fois jus­ti­fie et conteste des prises de posi­tion de celui qui a por­té un coup aus­si grave à l’unité de l’Eglise, mais en les jus­ti­fiant sur le plan sen­ti­men­tal et psy­cho­lo­gique, par le biais curieux qui consiste à mettre ses erreurs sur le compte de son mysticisme.

Luther grand mys­tique ? Il fal­lait oser. Le jeune évêque avoue une « cer­taine fas­ci­na­tion » à l’égard de Luther ; il étu­die depuis de longues années l’ensemble de ces textes, le trouve « aca­riâtre, pieux, très drôle, d’un incroyable anti­sé­mi­tisme, pro­fon­dé­ment pers­pi­cace, tota­le­ment exas­pé­rant » – « l’une des per­son­na­li­tés les plus sédui­santes de son temps ».

Mais Mgr Barron veut avant tout par­ta­ger ce qu’il a lu dans une nou­velle étude de la réforme, sous le titre « Protestants : la foi qui a fait le monde moderne », d’Alec Ryrie. Voici la thèse : si Luther était bien un com­bat­tant qui a don­né nais­sance à une lignée de com­bat­tants (contre l’Eglise…), le réduire à cela, c’est pas­ser à côté de l’essentiel. « Au cœur de la vie et de la théo­lo­gie de Luther se trou­vait une expé­rience bou­le­ver­sante de la grâce. Après des années pas­sées à essayer en vain de plaire à Dieu à tra­vers un effort moral et spi­ri­tuel héroïque, Luther s’est ren­du compte de ce que, mal­gré son indi­gni­té, il était aimé d’un Dieu qui était mort pour le sau­ver ». Voilà pour­quoi il s’est sen­ti « jus­ti­fié par la seule grâce de Dieu » : alors que chez beau­coup d’autres avant lui il y avait eu une expé­rience de cette grâce sur­pre­nante, sa pas­sion com­por­tait une « extra­va­gance sans limite » qui a fait de Luther un « exta­tique » et de son mou­ve­ment reli­gieux une « his­toire d’amour ».

En termes plus directs, il s’agit donc de dire que Luther est deve­nu héré­tique et s’est cou­pé de la source de la grâce qu’est l’Eglise fon­dée par Notre Seigneur pour l’avoir « trop » aimé, pour avoir été « trop » conscient de sa misé­ri­corde. Comme si la cha­ri­té pou­vait être exces­sive. Il y a pour le moins erreur sur le sens de l’amour.

Barron voit en Luther le « théo­lo­gien de la parole par excel­lence ». Là encore, il faut oser. Mais il ajoute, et cela aggrave son cas, qu’au-delà de sa cri­tique du sacer­doce et du « sacra­men­ta­lisme » et des excès de la dévo­tion, Luther avait aus­si un côté davan­tage lié à l’expérience sub­jec­tive : « Au fond, Luther était un mys­tique de la grâce, quelqu’un qui était tom­bé tota­le­ment amou­reux – ce qui aide énor­mé­ment à expli­quer ce qui rend ses idées théo­lo­giques à la fois fas­ci­nantes et frus­trantes. Les gens amou­reux font et disent des choses extra­va­gantes. Ils sont à ce point bou­le­ver­sés par l’expérience de l’être aimé qu’ils s’adonnent à des mots comme « seule­ment », « jamais » et « pour tou­jours ». Si vous ne me croyez pas, lisez n’importe lequel des grands poètes roman­tiques, ou, du reste, écou­tez un ado­les­cent par­ler de son pre­mier béguin. Après une vie de scru­pules et de luttes inté­rieures, Luther a fait l’expérience de l’irruption de la grâce divine à tra­vers la média­tion de la Bible. Devons-​nous donc nous éton­ner de voir qu’il exprime son extase d’une manière exa­gé­rée, dis­pro­por­tion­née ? »La grâce seule ! La foi seule ! Les écri­tures seules ! »… À tra­vers une expres­sion plus catho­lique de la même expé­rience, le curé de cam­pagne de Bernanos pou­vait s’écrier : « Tout est grâce ! » », écrit l’évêque.

Evêque qui a peut-​être oublié que le mariage, c’est « seule­ment » un époux et une épouse, qui pro­mettent de n’aller « jamais » voir ailleurs et qui s’engagent, ration­nel­le­ment et pour expri­mer leur amour véri­table, à res­ter ensemble « pour toujours »…

Mais pour Barron, l’idée est simple : elle est de mon­trer que ces expres­sions « belles, poé­ti­que­ment expres­sives, spi­ri­tuel­le­ment évo­ca­trices » ne peuvent sur­vivre à un « exa­men ration­nel strict ». Mgr Barron dit com­prendre main­te­nant com­ment les grandes « Solas » de la Réforme peuvent être à la fois « célé­brées et légi­ti­me­ment cri­ti­quées ». Le blanc peut être noir et de noir peut-​être blanc, en somme. C’est pour­quoi le jeune évêque auxi­liaire jus­ti­fie à la fois la cor­rec­tion théo­lo­gique poin­tue appor­tée par le Concile de Trente aux for­mu­la­tions de Luther sur la foi et les œuvres, sur la Bible et la rai­son, et le fait que Luther a eu rai­son d’exprimer son expé­rience exta­tique de l’amour divin de cette manière aus­si particulière.

Thèse, anti­thèse, syn­thèse en quelque sorte, ou l’art de conci­lier ce qui est contra­dic­toire. Il faut bien cela pour faire accep­ter l’idée que les luthé­riens sont fina­le­ment des catho­liques comme les autres, avec quelques petites dif­fé­rences mais sur­tout une conscience mys­tique de l’amour de Dieu qui dépasse les rigi­di­tés doc­tri­nales. Tout cela semble bien à la mode.

Et tout cela passe tota­le­ment à côté de l’histoire du vrai Luther, l’un des pères de la moder­ni­té et de l’individualisme, de l’exaltation du moi, de la liber­té sub­jec­tive inter­dite de pou­voir par­ti­ci­per à l’œuvre du salut. Luther est par­ti à la dérive à force d’avoir besoin de se « sen­tir » sau­vé comme l’a expri­mé Jacques Maritain dans T« rois réfor­ma­teurs ». Beau texte où le phi­lo­sophe (pre­mière manière) explique que chez Luther, la foi est contre la rai­son, l’homme étant sou­mis défi­ni­ti­ve­ment au péché ori­gi­nel qui l’empêche même de par­ve­nir à la véri­té sur cette terre.

« Saint man­qué », écri­vait de lui Maritain. Luther était si per­sua­dé de l’impossibilité de la coopé­ra­tion au salut qu’il n’a pas hési­té à embras­ser une vie dis­so­lue. Son his­toire est très actuelle, sa pen­sée imprègne une fausse vue de la misé­ri­corde qui pri­vi­lé­gie les sen­ti­ments subjectifs. »

Texte de Mgr Barron, publié sur Aleteia anglophone, traduit par Mary C‑M. pour La Porte Latine

Un nou­veau regard sur Luther

« C’est avec grand pro­fit et grand plai­sir que je lis actuel­le­ment le nou­veau livre d’Alec Ryrie, Protestants : The Faith that Made the Modern World (Les Protestants : La foi qui a façon­né le monde moderne). Parmi les nom­breux textes qui sont sor­tis cette année pour le cin­quième cen­te­naire de la Réforme, celui de Ryrie est remar­quable pour sa verve, sa clar­té et son éten­due his­to­rique. C’est en quelque sorte une réponse à The Unintended Reformation (La Réforme invo­lon­taire) de Brad Gregory, même si elle n’a pas la pro­fon­deur intel­lec­tuelle ni la pré­ci­sion de l’étude magis­trale de Gregory.

Jusque-​là ce qui m’intrigue le plus dans le livre de Ryrie est son por­trait du père incon­tes­té de la Réforme, Martin Luther. Je dois avouer une cer­taine fas­ci­na­tion pour Luther. Je lis ses livres, ses dis­cours et ses ser­mons depuis des années, et pen­dant une dizaine d’années lorsque j’étais pro­fes­seur de théo­lo­gie au Séminaire de Mundelein, j’ai don­né un cours sur la théo­lo­gie chré­tienne au XVIème siècle, qui trai­tait natu­rel­le­ment en grande par­tie de Luther. Irascible, pieux, très drôle, vio­lem­ment anti­sé­mite, pro­fon­dé­ment clair­voyant et tout-​à-​fait exas­pé­rant, Luther fut une des per­son­na­li­tés les plus envoû­tantes de son époque. Et quoi qu’on puisse dire de ses écrits (je ne suis pas d’accord avec beau­coup de ses idées), ils pétillent de vie et d’intensité, même en latin ! Mais quoique je connaisse le fon­da­teur du Protestantisme depuis long­temps, Ryrie me l’a fait voir avec un regard neuf.

C’est une évi­dence pour tout le monde, nous dit Ryrie, que Luther était un polé­miste, qui s’en pre­nait non seule­ment à des intel­lec­tuels mais aus­si à la Curie romaine, au Pape et à l’Empereur lui-​même. Il est éga­le­ment clair qu’il a légué cette agres­si­vi­té à ses dis­ciples de ces cinq der­niers siècles : Zwingli, Calvin, Wilberforce, Lloyd Garrison, Billy Sunday, Karl Barth, etc. Il y a tou­jours de la pro­tes­ta­tion dans le Protestantisme. Mais ne voir que cette dimen­sion serait man­quer le fond de la ques­tion. Au cœur de la vie et de la théo­lo­gie de Luther se trouve une extra­or­di­naire expé­rience de la grâce. Après avoir essayé en vain de plaire à Dieu au tra­vers d’efforts moraux et spi­ri­tuels héroïques, Luther com­prit que, mal­gré sa misère, il était aimé par un Dieu qui était mort pour le sau­ver. Dans la célèbre Turmerlebnis (Expérience de la Tour) au monas­tère augus­ti­nien de Wittenberg, Luther a trou­vé sa jus­ti­fi­ca­tion dans la pure misé­ri­corde de Dieu. Quoique bien d’autres avant lui avaient res­sen­ti cette grâce extra­or­di­naire, le res­sen­ti de Luther, pour reprendre les mots de Ryrie, « eut une extra­va­gance sans frein qui la ren­dit hors du com­mun et réson­na for­te­ment dans l’histoire du Protestantisme. » Il est assez facile de retrou­ver cet élé­ment d’exaltation chez bon nombre des grandes figures Protestantes, de John Wesley à Friedrich Schleiermacher ou John Newton. Luther était un exal­té et le mou­ve­ment reli­gieux qu’il lan­ça fut « une his­toire d’amour ».

C’est pour cela que j’ai dit que Ryrie m’a don­né sur Luther un éclai­rage nou­veau. Un des prin­cipes de base pour com­prendre la reli­gion est la dis­tinc­tion entre le mys­tique et le pro­phé­tique, ou entre ce qui relève de l’expérience et ce qui est de l’ordre du rai­son­ne­ment. Selon le point de vue clas­sique, Luther relè­ve­rait clai­re­ment de la deuxième par­tie de cette dis­tinc­tion. Il sem­ble­rait bien être le théo­lo­gien par excel­lence de la lettre. Et de fait, on trouve dans ses écrits beau­coup de cri­tiques contre le sacer­doce, contre les sacre­ments et contre ce qu’il appe­lait Schwarmerei ou enthou­siasme pieux. Cependant, si Ryrie a rai­son, ceci est à n’attribuer qu’à une par­tie – et une petite par­tie – de l’histoire. À l’origine, Luther était un mys­tique de la grâce, quelqu’un qui était tom­bé com­plè­te­ment amou­reux – ce qui aide énor­mé­ment à expli­quer pour­quoi ses idées théo­lo­giques sont à la fois si fas­ci­nantes et si repous­santes. Les amou­reux font et disent des choses extra­va­gantes. Ils sont tel­le­ment sub­mer­gés par leur expé­rience de l’être aimé qu’ils prennent le pli d’utiliser des mots comme « seule­ment » et « jamais » ou encore « pour tou­jours ». Si vous dou­tez de cela, lisez n’importe lequel des grands poètes roman­tiques, ou bien en ce domaine, écou­tez un ado­les­cent par­ler de son pre­mier amour. Après toute une vie de scru­pules et de luttes inté­rieures, Luther sen­tit l’apparition de la grâce divine par la média­tion de la Bible. De là, pouvons-​nous être sur­pris qu’il exprime son extase avec exa­gé­ra­tion, avec les mots les plus forts : « Par la Grâce seule ! Par la Foi seule ! Par les Ecritures seules ! »

Je pense ici à un des­cen­dant spi­ri­tuel éloi­gné de Martin Luther, le lau­réat du prix Nobel, Bob Dylan. Après sa conver­sion au Christianisme évan­gé­lique, Dylan a écrit une très belle chan­son inti­tu­lée Saving Grace (Grâce de salut) dans laquelle on entend ces lignes : « Je regarde ce vieux monde /​et tout ce que je trouve /​C’est cette grâce de salut qui est au-​dessus de moi. » Et voyez, c’est le même Dylan qui, seule­ment quelques années aupa­ra­vant, avait chan­té à pro­pos des « armes à feu et des épées acé­rées dans les mains de jeunes enfants » et qui avait arra­ché le masque des « maîtres de guerre » et qui s’était plaint de la « Rue de la Misère. » Mais main­te­nant – et c’est là la marque de l’exaltation – tout ce qu’il voit est la grâce du salut. Dans une expres­sion plus catho­lique de la même expé­rience, le Curé de cam­pagne de George Bernanos pou­vait s’exclamer : « Tout est grâce ! »

Beauté ? Expression poé­tique ? Evocation spi­ri­tuelle ? Oui ! Mais ceci relève-​t-​il d’un exa­men stric­te­ment ration­nel ? Bien sûr que non. Ce que le por­trait de Luther que fait Ryrie m’a fait com­prendre, c’est com­ment les grands Sola de la Réforme peuvent être tout à la fois célé­brés et légi­ti­me­ment cri­ti­qués. Luther a‑t-​il eu rai­son d’exprimer son expé­rience exta­tique de l’amour divin de cette façon-​là ? Et le Concile de Trente, dirons-​nous, a‑t-​il eu rai­son d’apporter une cor­rec­tion théo­lo­gique très nette à la manière de Luther de for­mu­ler la rela­tion entre la Foi et le tra­vail, et entre la Bible et la rai­son ? Je me rends compte que le pro­blème de cette façon, mais répondre « oui » à ces deux ques­tions pour­rait peut-​être faire avan­cer le dia­logue œcu­mé­nique ?

Sources : Aleteia anglo­phone /​Réinformation-​TV