A propos du discours sur l’interprétation du Concile

Le 22 décembre der­nier, le pape Benoît XVI pro­non­çait un dis­cours fon­da­men­tal sur l’interprétation de Vatican II. A pre­mière vue, ce texte pour­rait sem­bler prendre en compte les objec­tions des tra­di­tio­na­listes. Mais l’analyse plus pro­fonde révèle chez le pape actuel un très fort atta­che­ment aux erreurs les plus graves du Concile, ain­si qu’une volon­té d’enraciner Vatican II dans l’Église comme un élé­ment clé d’une « nou­velle tradition ».

Le dis­cours du 22 décembre 2005, capi­tal pour com­prendre l’évolution actuelle des men­ta­li­tés dans l’Église, a été pré­cé­dé par quelques actes intéressants.

Le 9 novembre, par un Motu pro­prio, le pape a annu­lé des dis­po­si­tions prises en 1969 par Paul VI, et qui accor­daient un large sta­tut d’autonomie aux fran­cis­cains d’Assise. Ceux-​ci en avaient pro­fi­té pour s’adonner à l’innovation litur­gique et pas­to­rale. Désormais, ils se trouvent dépendre à nou­veau de l’évêque du lieu, et devront suivre les normes litur­giques et canoniques.

Le 1er décembre, c’est une lettre de la Congrégation du Culte qui, « au nom du Saint-​Père », est venue rap­pe­ler à ses obli­ga­tions le « Chemin néo­ca­té­chu­mé­nal », mou­ve­ment jusqu’ici fer­me­ment sou­te­nu par Jean-​Paul II. Le point le plus remar­quable est l’injonction de « ne pas uti­li­ser exclu­si­ve­ment la Prière eucha­ris­tique II, mais aus­si les autres conte­nues dans le mis­sel ».

Le 8 décembre, qua­ran­tième anni­ver­saire de la clô­ture de Vatican II, le pape a posé un geste fort… en ne fai­sant rien. Là où Jean-​Paul II aurait sans doute pré­vu un ras­sem­ble­ment triom­pha­liste pour célé­brer la réus­site du Concile, Benoît XVI a consa­cré l’essentiel de son ser­mon à la sainte Vierge, même s’il a pro­non­cé une intro­duc­tion très conve­nue à pro­pos de Vatican II.

Mais ces actes, bien qu’ils pré­sentent un grand inté­rêt pour l’observateur, sont loin d’avoir l’importance du dis­cours du 22 décembre.

Un discours programme

L’occasion de ce dis­cours est une tra­di­tion inau­gu­rée par Jean-​Paul II : chaque année, un peu avant Noël, le pape reçoit la Curie à l’occasion des vœux, et en pro­fite pour faire un bilan de l’année.

Un peu moins de la moi­tié de ce dis­cours est donc consa­crée à un pas­sage en revue des évé­ne­ments de l’année écou­lée : la mort de Jean-​Paul II, les JMJ, le Synode sur l’Eucharistie et, bien enten­du, la propre élec­tion de Benoît XVI.

On peut rele­ver, dans ce pano­ra­ma, la cen­sure sévère que fait le pape d’une des thèses essen­tielles des pro­mo­teurs de la Réforme liturgique :

« Au cours de la période de la réforme litur­gique, la messe et l’adoration en dehors de la messe étaient sou­vent consi­dé­rées comme en oppo­si­tion : le Pain eucha­ris­tique ne nous aurait pas été don­né pour être contem­plé, mais pour être man­gé, selon une objec­tion alors cou­rante. Dans l’expérience de prière de l’Église s’est désor­mais mani­fes­té le manque de sens d’une telle opposition. »

Benoît XVI conti­nue en blâ­mant cette cri­tique mépri­sante de la tra­di­tion eucha­ris­tique catholique.

Mais le « cœur nucléaire » du dis­cours est un retour sur Vatican II. Ce texte mérite de rete­nir notre atten­tion, car il pré­cise la pen­sée de Benoît XVI sur un sujet crucial.

Un texte capital

L’analyse est assez ample, d’une grande den­si­té de pen­sée. On sent que Josef Ratzinger y a beau­coup tra­vaillé et exprime là une réflexion qui lui tient pro­fon­dé­ment à cœur, qui repré­sente sans aucun doute un axe majeur de sa pen­sée et de sa vie.

Par rap­port à Jean-​Paul II, dif­fus et assez com­pli­qué, Benoît XVI se révèle agréable à lire, même si la pré­ci­sion du dis­cours réclame de l’attention. Les reproches sou­vent faits à la phi­lo­so­phie alle­mande, de deve­nir illi­sible à force de néo­lo­gismes obs­curs, n’ont pas lieu d’être ici.

Le pro­pos du pape se situe dans la conti­nui­té du livre Entretien sur la foi (cf. abbé Loïc Duverger, « Le retour­ne­ment », Fideliter 169). Les deux avan­cées majeures du pré­sent texte sont d’abord un carac­tère syn­thé­tique, ensuite et sur­tout le fait qu’il ne s’agit plus d’un écrit du théo­lo­gien Ratzinger, mais d’un acte du pape Benoît XVI.

Une volonté de clarification

Le sou­ve­rain pon­tife, et c’est là tout l’intérêt de son inter­ven­tion, prend à bras-​le-​corps la ques­tion du sta­tut exact du Concile, qui empoi­sonne l’Église depuis qua­rante ans. On sent qu’il sou­hai­te­rait, par cet effort de cla­ri­fi­ca­tion, déga­ger la route pour l’Église.

Les ques­tions qui nous appa­raissent comme essen­tielles pour le dénoue­ment de la crise sont abor­dées de front, et l’on constate avec inté­rêt que le pape connaît, au moins en par­tie, les objec­tions faites par la mou­vance traditionnelle.

On ne peut d’ailleurs que sou­li­gner l’intention louable du pape de s’inscrire dans la tra­di­tion catho­lique, de vou­loir mar­cher dans cette ligne. Nous le ver­rons, il n’y par­vient pas réel­le­ment, mais le simple fait de le dési­rer est déjà une avancée.

Par ailleurs (et ceci est un fait acquis), Benoît XVI a le cou­rage de condam­ner avec vigueur cer­taines erreurs. Toutefois, nous ne devons pas prendre ce texte pour ce qu’il n’est pas : la fin de la crise de l’Église. Le pape pro­cède comme un chi­rur­gien qui reçoit un homme acci­den­té. Il y a du sang par­tout, le vête­ment est déchi­ré, etc. Le méde­cin va com­men­cer par déga­ger et laver la plaie, pour la faire mieux appa­raître. Tel est le tra­vail effec­tué par Benoît XVI en ce dis­cours du 22 décembre.

Mais, à ce moment, la bles­sure se pré­sente avec toute sa gra­vi­té, et c’est alors que com­mence le temps, beau­coup plus long et com­plexe, de la soi­gner. De la même façon, en la deuxième par­tie de son dis­cours, comme on le ver­ra plus loin dans notre Annexe, Benoît XVI se révèle atta­ché à cer­taines des erreurs les plus graves de Vatican II.

Le désir d’inscrire Vatican II dans la tradition

La volon­té du pape, en ce texte, est très claire : mon­trer que le Concile peut et doit être com­pris, mal­gré cer­taines appa­rences contraires, dans le droit fil de la tra­di­tion catho­lique, qu’il s’inscrit dans la conti­nui­té de tous les conciles.

Pour ten­ter de démon­trer exhaus­ti­ve­ment ce point, Benoît XVI aborde de nom­breux thèmes connexes. Certains le sont de façon assez brève : par exemple, seul un membre de phrase évoque le « rap­port entre l’Église et la foi d’Israël », un thème pour­tant impor­tant de Vatican II, et de la pen­sée de Benoît XVI.

D’autres sont pré­sen­tés de façon beau­coup plus appro­fon­die : la liber­té reli­gieuse, le rap­port entre Église et monde. Le cœur de son pro­pos est une dis­tinc­tion sur la façon d’interpréter les textes du Concile.

Ce texte du 22 décembre est d’une telle impor­tance et d’une telle den­si­té qu’il appel­le­ra plu­sieurs études théo­lo­giques approfondies.

Ici, nous n’allons nous arrê­ter que sur le thème de la « mau­vaise » inter­pré­ta­tion du Concile, qui per­met de sai­sir tout l’intérêt de cette ten­ta­tive de Benoît XVI pour résoudre le pro­blème de Vatican II, mais aus­si ses limites et ses incohérences.

Une crise après le Concile

Dans son ana­lyse, l’orateur com­mence par confes­ser, de façon franche, la crise postconciliaire :

« Personne ne peut nier que, dans de vastes par­ties de l’Église, la récep­tion du Concile s’est dérou­lée de manière plu­tôt difficile. »

Il revient à plu­sieurs reprises sur ce thème, par exemple en signa­lant l’erreur de ceux qui pen­saient que l’ouverture au monde sup­pri­me­rait toutes les dif­fi­cul­tés : ceux-​là « avaient sous-​estimé les ten­sions inté­rieures et les contra­dic­tions de l’époque moderne », ain­si que « la dan­ge­reuse fra­gi­li­té de la nature humaine ».

En sorte que, même lorsque le pape veut recon­naître de bons fruits au Concile, il est obli­gé d’user de cir­con­lo­cu­tions, de nuances et de sous-nuances :

« Aujourd’hui, nous voyons que la bonne semence, même si elle se déve­loppe len­te­ment, croît mal­gré tout. »

Les deux herméneutiques

Pour expli­quer cette crise, Benoît XVI oppose deux inter­pré­ta­tions (il uti­lise un terme plus savant, « her­mé­neu­tique ») de cet évé­ne­ment. L’une, la mau­vaise inter­pré­ta­tion ou mau­vaise her­mé­neu­tique, « a engen­dré la confu­sion ». L’autre, la bonne, « a por­té et porte des fruits ».

L’orateur fait une cri­tique métho­dique de cette « mau­vaise » inter­pré­ta­tion, à base de « dis­con­ti­nui­té et rup­ture ». Soutenue par « les médias et par une par­tie de la théo­lo­gie moderne », cette inter­pré­ta­tion pose que le vrai concile ne se trouve pas dans les textes votés entre 1962 et 1965, mais dans les « élans vers la nou­veau­té qui appa­raissent der­rière les textes ».

Cette inter­pré­ta­tion pos­tule qu’on ne reste fidèle au Concile qu’en dépas­sant sa lettre, fruit de com­pro­mis ponc­tuels et qui ne reflète que de façon impar­faite la réa­li­té de l’événement conci­liaire. Benoît XVI conclut sévè­re­ment : « L’herméneutique de la dis­con­ti­nui­té risque de finir par une rup­ture entre Église pré­con­ci­liaire et Église post­con­ci­liaire. »

La constitution essentielle de l’Église

A ce moment de son expo­si­tion et de sa cri­tique de la « mau­vaise » inter­pré­ta­tion de Vatican II, le pape apporte un argu­ment nou­veau et d’un grand inté­rêt. Cette inter­pré­ta­tion, nous dit-​il, consi­dère le Concile « comme une sorte de Constituante, qui éli­mine une vieille Constitution et en crée une nou­velle ». Or, objecte-​t-​il, « les Pères n’avaient pas un tel man­dat, per­sonne ne leur avait jamais don­né et per­sonne, du reste, ne pou­vait le don­ner, car la consti­tu­tion essen­tielle de l’Église vient du Seigneur ».

L’argument, répétons-​le, est sai­sis­sant : un chan­ge­ment dans la consti­tu­tion de l’Église par le Concile est impos­sible, pre­miè­re­ment parce que les Pères n’avaient pas ce man­dat ; deuxiè­me­ment, parce que per­sonne ne le leur avait don­né ; troi­siè­me­ment, parce que per­sonne ne pou­vait le leur don­ner. Bref, dans l’Église, la Révolution (fût-​elle « conci­liaire ») est par prin­cipe illi­cite et sans valeur nor­ma­tive.

L’interprétation « autorisée »

A cette doc­trine de la « dis­con­ti­nui­té », à cette révo­lu­tion en tiare et en chape, à cette « mau­vaise » inter­pré­ta­tion de Vatican II, Benoît XVI va oppo­ser la « bonne » inter­pré­ta­tion, celle de la « réforme ».

D’après le sou­ve­rain pon­tife, dans le pro­ces­sus de « réforme » (dont l’exemple par­fait est le Concile), « les prin­cipes, demeu­rant à l’arrière-plan et moti­vant la déci­sion de l’intérieur, expriment l’aspect durable » de la tra­di­tion, tan­dis que « les formes concrètes, les faits contin­gents », les déci­sions ecclé­siales ponc­tuelles, « peuvent être sou­mis à des chan­ge­ments en fonc­tion de la situa­tion his­to­rique ».

Cette « bonne inter­pré­ta­tion », intel­lec­tuel­le­ment très contes­table (c’est le moins qu’on puisse dire), méri­te­ra des ana­lyses appro­fon­dies. Nous en don­nons un exemple dans notre Annexe. Mais essayons ici d’approfondir la ques­tion de la « mau­vaise inter­pré­ta­tion ». Le pape, il est vrai, n’emploie pas les mots de « bonne » ou de « mau­vaise » interprétation.

Ils tra­duisent tou­te­fois son pro­pos. Or, cette dis­tinc­tion entre une « bonne » et une « mau­vaise » inter­pré­ta­tion est-​elle la seule per­ti­nente dans notre situation ?

Concernant un concile, la dis­tinc­tion per­ti­nente n’est-elle pas entre inter­pré­ta­tion « auto­ri­sée » et inter­pré­ta­tion « sau­vage » ? Et les inter­prètes « auto­ri­sés » de Vatican II ne sont-​ils pas les papes ? Benoît XVI a conscience de cette objec­tion puisqu’il cite, pour appuyer sa « bonne » inter­pré­ta­tion, un dis­cours de Jean XXIII et un de Paul VI.

L’interprétation de Paul VI

Passons sur Jean XXIII, dont la pen­sée sur Vatican II n’est pas très claire. Le frag­ment cité par le pape actuel en fait foi : il existe, en effet, deux ver­sions de ce frag­ment, l’une ita­lienne net­te­ment plus pro­gres­siste, l’autre latine plus tra­di­tion­nelle. Or, en deux occa­sions dif­fé­rentes, Jean XXIII a uti­li­sé les deux versions.

En revanche, pour Paul VI, nous béné­fi­cions d’une abon­dance de dis­cours. Or, peut-​on exo­né­rer Paul VI d’une inter­pré­ta­tion de Vatican II comme rup­ture au moins par­tielle avec le pas­sé de l’Église ?

Benoît XVI voit cette dif­fi­cul­té. Il dit du dis­cours de clô­ture du Concile par Paul VI qu’à tra­vers lui, « une her­mé­neu­tique de la dis­con­ti­nui­té peut sem­bler convain­cante ». Parlant du Concile, il affirme qu’une « cer­taine forme de dis­con­ti­nui­té pou­vait res­sor­tir et que, dans un cer­tain sens, s’était effec­ti­ve­ment mani­fes­tée », en sorte que la conti­nui­té est « un fait qui échappe faci­le­ment au pre­mier abord », une « appa­rente dis­con­ti­nui­té » étant plus visible.

Or, bien plus que ne veut l’admettre le sou­ve­rain pon­tife actuel, Paul VI s’est situé dans la pers­pec­tive d’une cer­taine dis­con­ti­nui­té entre Église pré­con­ci­liaire et Église post­con­ci­liaire. Citons-​en trois exemples caractéristiques.

Une certaine volonté de rupture

Nous avons vu que, selon Benoît XVI, un concile ne peut modi­fier la consti­tu­tion de l’Église. Par ailleurs, nous savons que Josef Ratzinger déplore, dans la Réforme litur­gique, la rup­ture intervenue.

Or, com­ment inter­pré­ter, sinon en termes de rup­ture consti­tu­tion­nelle et litur­gique, la phrase de Paul VI du 13 jan­vier 1965 :

« La nou­velle péda­go­gie reli­gieuse que veut ins­tau­rer la pré­sente réno­va­tion litur­gique s’insère, pour prendre presque la place de moteur cen­tral, dans le grand mou­ve­ment ins­crit dans les prin­cipes consti­tu­tion­nels de l’Église, et ren­du plus facile et plus impé­rieux par le pro­grès de la culture humaine » ?

Dix ans plus tard éclate « l’affaire Lefebvre ». Or, là aus­si, en deux occa­sions majeures, Paul VI va opter pour une forme de rupture.

Le 29 juin 1975, écri­vant à Mgr Lefebvre, Paul VI a ces mots extra­or­di­naires et significatifs :

« Le deuxième concile du Vatican ne fait pas moins auto­ri­té, il est même sous cer­tains aspects plus impor­tant que celui de Nicée. »

Qu’un concile pas­to­ral soit plus impor­tant que le concile qui a défi­ni le dogme de la divi­ni­té du Christ signi­fie que ce concile est, en réa­li­té, « fon­da­teur » d’une nou­velle Église.

Cette nou­velle forme d’Église va être carac­té­ri­sée un an plus tard par Mgr Benelli, Substitut de la Secrétairerie d’État, dans une lettre où il note que, pour les sémi­na­ristes d’Écône, « il n’y a rien de déses­pé­rant dans leur cas : s’ils sont de bonne volon­té et sérieu­se­ment pré­pa­rés à un minis­tère pres­by­té­ral dans la fidé­li­té véri­table à l’Église conci­liaire, on se char­ge­ra de trou­ver la meilleure solu­tion ».

Il appar­tient à Benoît XVI de nous dire si cette vision de Vatican II fut une inter­pré­ta­tion auto­ri­sée, ou si elle ne fut que l’interprétation sau­vage du théo­lo­gien Montini.

A la dis­tinc­tion autorisée/​sauvage, il faut en ajou­ter une autre, encore plus impor­tante : celle entre « vraie » et « fausse » inter­pré­ta­tion.

Vraie et fausse interprétation

Car, après tout, une inter­pré­ta­tion n’est pas cen­sée être une « créa­tion de sens », elle doit au contraire décou­ler du texte lui-​même de façon logique et spon­ta­née. La vraie inter­pré­ta­tion de Vatican II est celle qui « jaillit » de ses textes, lus dans leur sens obvie.

Est d’ailleurs carac­té­ris­tique des pro­blèmes que pose le texte du Concile le fait que, qua­rante ans après sa pro­mul­ga­tion, un pape doive consa­crer un tel effort théo­lo­gique à ten­ter d’expliquer son sens.

Or, il suf­fit de citer de bons obser­va­teurs pour s’apercevoir que l’impression domi­nante du Concile fut celle d’une rup­ture. Qu’il s’agisse du car­di­nal Suenens affir­mant que « Vatican II a été 1789 dans l’Église », du père Congar sou­li­gnant qu’au Concile « l’Église a fait sa Révolution d’octobre », du car­di­nal Ratzinger confes­sant que « Vatican II fut un anti-​Syllabus », la liste est longue des témoins de pre­mier plan qui l’ont ain­si perçu.

Là aus­si, il est néces­saire que le pape actuel nous dise clai­re­ment d’où peut pro­ve­nir une impres­sion aus­si domi­nante, sinon des textes mêmes.

Le débat sur le fond est enfin ouvert

Sans oublier le fait le plus fon­da­men­tal : l’analyse objec­tive des textes du Concile montre, sur cer­tains points, une dis­con­ti­nui­té avec l’enseignement constant de l’Église.

Le débat est ouvert, et il convient de remer­cier le pape de l’avoir lan­cé avec clar­té. Il fau­dra cepen­dant, en ce débat qui doit être mené dans l’amour de l’Église, affron­ter auda­cieu­se­ment le réel.

Or, nous pen­sons que, dans la réa­li­té objec­tive, « l’herméneutique de la rup­ture », ce ne sont pas exclu­si­ve­ment les médias et une par­tie des théo­lo­giens, c’est d’abord, au moins sous cer­tains aspects, Vatican II lui-​même dans sa lettre et ses textes. Le débat devra néces­sai­re­ment éclair­cir ce point crucial.

Suresnes, le 21 jan­vier 2006.

Annexe : La question de la liberté religieuse

Pour expli­quer et illus­trer son « her­mé­neu­tique de la réforme », le pape pro­pose plu­sieurs thèmes. La notion qu’il déve­loppe le plus est celle de la liber­té reli­gieuse ou, comme il dit, de la « liber­té de reli­gion ».On com­prend mieux, à tra­vers cet exemple, com­ment Benoît XVI essaie de faire droit à plu­sieurs de nos objec­tions, tout en sou­te­nant mor­di­cus l’une des plus graves erreurs de Vatican II.

Raisonnement du pape

Son ana­lyse est la sui­vante. Au XIXe siècle, « la liber­té de reli­gion a été consi­dé­rée comme une expres­sion de l’incapacité de l’homme de trou­ver la véri­té » et comme « une exal­ta­tion du rela­ti­visme », « éle­vé de façon impropre au niveau méta­phy­sique ». C’était l’esprit de la « phase radi­cale de la Révolution fran­çaise ». Devant cette grave erreur, qui pré­tend que l’homme n’est pas « capable de connaître la véri­té sur Dieu », l’Église, sous Pie IX, a jus­te­ment ful­mi­né des « condam­na­tions sévères ».

Mais, par la suite, « l’époque moderne a connu des déve­lop­pe­ments », une matu­ra­tion s’est opé­rée et, de prin­cipe méta­phy­sique, la liber­té de reli­gion est reve­nue à sa juste place de néces­si­té sociale et his­to­rique, liée à la coexis­tence humaine dans le cadre d’une plu­ra­li­té de reli­gions. C’est le « modèle de la révo­lu­tion amé­ri­caine ».

Principes de Vatican II

Aussi Vatican II, « recon­nais­sant et fai­sant sien à tra­vers le Décret sur la liber­té reli­gieuse un prin­cipe essen­tiel de l’État moderne, a repris à nou­veau le patri­moine plus pro­fond de l’Église », de façon à se trou­ver « en pleine syn­to­nie avec l’enseignement de Jésus lui-​même ».

En effet, le Concile a enten­du mon­trer que la liber­té reli­gieuse, non seule­ment découle d’une néces­si­té sociale et poli­tique, mais s’enracine dans la réa­li­té « intrin­sèque de la véri­té, qui ne peut être impo­sée de l’extérieur, mais qui doit être adop­tée par l’homme uni­que­ment à tra­vers le méca­nisme de la convic­tion ».

« Exemple » des martyrs

Pour illus­trer et appuyer sa démons­tra­tion, le pape uti­lise « l’exemple » des mar­tyrs. D’après lui, l’Empire romain impo­sait une reli­gion d’État. Les pre­miers chré­tiens, ado­rant uni­que­ment Jésus, ont logi­que­ment refu­sé d’adorer les dieux païens et donc, « à tra­vers cela, ont reje­té clai­re­ment la reli­gion d’État ».

« Les mar­tyrs de l’Église pri­mi­tive sont morts pour leur foi dans le Dieu qui s’était révé­lé en Jésus-​Christ et, pré­ci­sé­ment ain­si, sont morts éga­le­ment pour leur liber­té de conscience et pour leur liber­té de pro­fes­ser leur foi, une pro­fes­sion qui ne peut être impo­sée par aucun État. »

Faible raisonnement

La fai­blesse du rai­son­ne­ment du pape actuel appa­raît avec évi­dence à celui qui a étu­dié un tant soit peu la ques­tion, notam­ment à tra­vers l’ouvrage de Mgr Lefebvre, Mes doutes sur la liber­té reli­gieuse (Clovis, 2000).

Prétendre que la condam­na­tion de la liber­té reli­gieuse au XIXe siècle avait pour rai­son unique son fon­de­ment rela­ti­viste, et non pas sa nature propre, est une contre-​vérité tant his­to­rique que doctrinale.

Ne par­ler que de Pie IX à pro­pos de la liber­té reli­gieuse sup­pose d’oublier, avant lui, Pie VI, Pie VII ou Grégoire XVI. C’est esqui­ver, plus gra­ve­ment encore, les ensei­gne­ments si nom­breux sur ce sujet de Léon XIII, Benoît XV, Pie XI (Quas pri­mas) et Pie XII.

Affirmer que, désor­mais, la concep­tion qui pré­vaut n’est plus le rela­ti­visme méta­phy­sique, mais une simple consta­ta­tion des néces­si­tés dans un monde plu­ra­liste, c’est se réfu­gier dans un monde ima­gi­naire. En réa­li­té, plus le laï­cisme se répand, plus s’accroît cette volon­té légale de mettre Dieu hors de toute vie sociale.

Il est d’ailleurs bien carac­té­ris­tique, pour le pape, de se réfé­rer à un « prin­cipe essen­tiel de l’État moderne » à ce pro­pos. S’il ne s’agissait que de la consta­ta­tion d’une néces­si­té, il par­le­rait plus pro­saï­que­ment d’une « pra­tique usuelle de l’État moderne ».

Au demeu­rant, concer­nant la coexis­tence de reli­gions diverses dans un même pays, la doc­trine de la tolé­rance, pous­sée dans ses consé­quences par Pie XII le 6 décembre 1953, douze ans seule­ment avant le Décret sur la liber­té reli­gieuse, était ample­ment suf­fi­sante. Si le Concile a opté pour le « prin­cipe de la liber­té reli­gieuse », c’est parce qu’il vou­lait rejoindre ce « prin­cipe essen­tiel de l’État moderne ».

Débat faussé

Parler uni­que­ment, dans la ques­tion de la liber­té reli­gieuse, de la « connais­sance de la véri­té » est faus­ser le débat. Tout le monde est d’accord, et depuis tou­jours, avec ce prin­cipe du Code de droit cano­nique : « Personne ne peut être contraint à embras­ser la foi catho­lique contre son gré. » Mais il s’agit, en l’occurrence, de savoir si per­sonne ne peut être empê­ché de répandre une doc­trine reli­gieuse fausse. Ce n’est pas la même chose : que quelqu’un soit empê­ché d’agir n’a jamais signi­fié qu’il soit contraint d’agir.

Rejeter par prin­cipe toute notion de reli­gion d’État, et ne faire aucune allu­sion au devoir des socié­tés d’honorer Dieu, revient à mettre aux oubliettes un ensei­gne­ment constant de l’Église, y com­pris du Décret sur la liber­té reli­gieuse qui rap­pe­lait encore ce devoir (même si c’était de façon assez hypo­crite, puisqu’il s’agit d’un ajout de der­nière minute par Paul VI pour « cas­ser » l’opposition per­sis­tante à ce texte) :

« [La liber­té reli­gieuse] ne porte aucun pré­ju­dice à la doc­trine catho­lique tra­di­tion­nelle sur le devoir moral des socié­tés à l’égard de la vraie reli­gion et de l’unique Église du Christ. »

Ne faire aucune dif­fé­rence entre la vraie reli­gion et les fausses est éli­mi­ner d’emblée une dis­tinc­tion cru­ciale, car les droits de la véri­té sont essen­tiel­le­ment dif­fé­rents des « droits » de l’erreur. Comme le disait Pie XII :

« Ce qui ne répond pas à la véri­té et à la loi morale n’a objec­ti­ve­ment aucun droit à l’existence, à la pro­pa­gande, ni à l’action. »

Enfin, appe­ler au secours de la liber­té reli­gieuse, c’est-à-dire au secours du refus de recon­naître la royau­té sociale de Notre Seigneur Jésus-​Christ, les mar­tyrs chré­tiens qui sont morts pré­ci­sé­ment pour le « Seigneur Jésus », c’est déna­tu­rer toute l’histoire, toute la doc­trine catho­lique et toute la réa­li­té. On ne peut, sur un fon­de­ment aus­si faux, construire une « her­mé­neu­tique de la réforme » de quelque valeur que ce soit.

District de France – Suresnes, le 21 jan­vier 2006

Capucin de Morgon

Le Père Joseph fut ancien­ne­ment l’ab­bé Régis de Cacqueray-​Valménier, FSSPX. Il a été ordon­né dans la FSSPX en 1992 et a exer­cé la charge de Supérieur du District de France durant deux fois six années de 2002 à 2014. Il quitte son poste avec l’ac­cord de ses supé­rieurs le 15 août 2014 pour prendre le che­min du cloître au Couvent Saint François de Morgon.