Les cornes d’un dilemme

A l’instar de ses quatre pré­dé­ces­seurs, l’occupant actuel du Siège apos­to­lique ouvre lar­ge­ment la porte à l’hérésie. Comment conti­nuer à croire que des fau­teurs d’hérésie repré­sentent l’autorité légi­time dans l’Église ? La ques­tion s’est posée très tôt. Pourtant, pour un catho­lique, il ne sau­rait être ques­tion de recon­naître comme la véri­table Église du Christ une socié­té habi­tuel­le­ment pri­vée de son chef visible. Comment sor­tir de ce dilemme ?

1. Le concile Vatican II a semé le doute dans l’esprit des catho­liques. Cela doit bien sûr s’entendre d’abord du doute semé par le Concile à l’égard des véri­tés divi­ne­ment révé­lées par Dieu. Le motif de ce doute se concentre tout entier dans le prin­cipe de la liber­té de conscience adop­té par les Papes depuis le der­nier Concile, de Jean XXIII à François.

2. « Aujourd’hui », disait Jean XXIII lors du Discours d’ouverture du concile Vatican II, le 11 octobre 1962, « l’Épouse du Christ estime que, plu­tôt que de condam­ner, elle répond mieux aux besoins de notre époque en met­tant davan­tage en valeur les richesses de sa doc­trine ». Après lui, dans son Message de clô­ture du Concile adres­sé aux gou­ver­nants, le 8 décembre 1965, Paul VI décla­ra que « l’Église ne demande que la liber­té ». Autant dire que la véri­té prê­chée par l’Église se reven­dique désor­mais dans le cadre de la vie en socié­té et vis-​à-​vis des pou­voirs civils, non plus comme un dogme, mais comme une opi­nion. Le dogme réclame pour lui l’exclusivité d’expression – ce qui implique la répres­sion des erreurs contraires – tan­dis que l’opinion se contente de la liber­té d’expression et n’entend pas exclure l’expression des opi­nions adverses. Dans son Message du 8 décembre 1987 pour la Journée mon­diale 1988 de la paix, Jean-​Paul II a tiré la consé­quence logique de ces pro­pos ini­tiaux de Jean XXIII et Paul VI en affir­mant que 

même lors­qu’un État accorde à une reli­gion déter­mi­née une posi­tion juri­dique par­ti­cu­lière, il se doit de recon­naître léga­le­ment et de res­pec­ter effec­ti­ve­ment le droit à la liber­té de conscience de tous les citoyens. 

Jean-​Paul II, Message du 8 décembre 1987 pour la Journée mon­diale 1988 de la paix

La même idée a été réaf­fir­mée avec force par Benoît XVI dans son dis­cours du 8 décembre 2010 à l’ONU :

Toute per­sonne doit pou­voir exer­cer libre­ment le droit de pro­fes­ser et de mani­fes­ter indi­vi­duel­le­ment ou de manière com­mu­nau­taire sa reli­gion ou sa foi, aus­si bien en public qu’en pri­vé, dans l’enseignement et dans la pra­tique, dans les publi­ca­tions, dans le culte et dans l’observance des rites. Elle ne devrait pas ren­con­trer d’obstacles, si elle désire éven­tuel­le­ment adhé­rer à une autre reli­gion ou n’en pro­fes­ser aucune. 

Benoît XVI, dis­cours du 8 décembre 2010 à l’ONU

Le genre de dis­cours que tient actuel­le­ment le Pape François ne consti­tue donc pas une nou­veau­té. Lorsqu’au len­de­main de son élec­tion, au mois d’octobre 2013, le suc­ces­seur de Benoît XVI déclare, dans un entre­tien avec Eugenio Scalfari, que « cha­cun a sa propre concep­tion du bien et du mal », le nou­veau Pape ne fait que tra­duire la doc­trine du Concile sur la liber­té religieuse.

3. Tout cela est mal­heu­reu­se­ment indéniable. 

Ce serait nier l’évidence, se fer­mer les yeux, écri­vait déjà Mgr Lefebvre au car­di­nal Ottaviani, que de ne pas affir­mer cou­ra­geu­se­ment que le Concile a per­mis à ceux qui pro­fessent les erreurs et les ten­dances condam­nées par les Papes, ci-​dessus nom­més, de croire légi­ti­me­ment que leurs doc­trines étaient désor­mais approu­vées. […] On peut et on doit mal­heu­reu­se­ment affir­mer que, d’une manière à peu près géné­rale, lorsque le Concile a inno­vé, il a ébran­lé la cer­ti­tude de véri­tés ensei­gnées par le Magistère authen­tique de l’Église comme appar­te­nant défi­ni­ti­ve­ment au tré­sor de la Tradition. 

Mgr Lefebvre, « Lettre du 20 décembre 1966 adres­sée au car­di­nal Ottaviani » in J’accuse le Concile, Ed. Saint-​Gabriel, Martigny, 1976, p. 107–111.

Oui, le Concile a bien semé le doute.

4. Mais ce doute doit s’entendre aus­si d’un doute semé par voie de consé­quence à l’égard des auto­ri­tés elles-​mêmes, à l’égard de tous les membres de la hié­rar­chie, Pape et Évêques, qui ébranlent les véri­tés de foi. Comment conti­nuer à croire, en effet, que tous ces fau­teurs d’hérésie repré­sentent l’autorité légi­time dans l’Église ? La ques­tion s’est posée très tôt.

La première corne du dilemme…

5. A l’oc­ca­sion de la pro­mul­ga­tion du Nouveau Missel en 1969, un cer­tain nombre de défen­seurs de la véri­table messe ne recon­naissent déjà plus le Pape Paul VI comme légi­time. Dans un pre­mier temps, Mgr Lefebvre entre­tient de bonnes rela­tions avec eux. Mais les rela­tions vont se tendre avec cer­tains de ces prêtres après l’au­dience accor­dée par Paul VI au fon­da­teur de la Fraternité, le 11 sep­tembre 1976, et plus encore avec les col­loques qui se dérou­lèrent entre le car­di­nal Seper et le pré­lat d’Ecône en mai 1977. Déjà, en février 1977, dans son petit livre Le Coup de maître de Satan, Mgr Lefebvre expose la vacance du siège pon­ti­fi­cal comme une hypo­thèse pos­sible à laquelle il pré­fère néan­moins l’explication d’un Paul VI, Pape légi­time mais libé­ral. C’est d’ailleurs en 1977 que sont éloi­gnés d’Ecône les deux prin­ci­paux arti­sans fran­çais de la thèse du sédé­va­can­tisme (qui en repré­sentent d’ailleurs les deux prin­ci­pales variantes) : le Père Barbara et le Père Guérard des Lauriers. La rup­ture défi­ni­tive a lieu après l’au­dience accor­dée par Jean-​Paul II à Mgr Lefebvre le 18 novembre 1978. Par la suite, dans les années 1979–1981, un cer­tain nombre de prêtres et de sémi­na­ristes de la Fraternité Saint Pie X seront écar­tés par Mgr Lefebvre ou le quit­te­ront d’eux-mêmes pour adhé­rer aux thèses du père Guérard ou à celle du père Barbara. 

6. Ces thèses pré­sentent tous le même point com­mun, qui est le point d’aboutissement de leur démons­tra­tion : l’occupant actuel du Siège de Rome n’est pas réel­le­ment Pape, c’est-à-dire qu’il n’est pas pour­vu réel­le­ment du pou­voir de suprême et uni­ver­selle juri­dic­tion, qui défi­nit comme tel le Souverain Pontificat. Les diver­gences (car elles existent et sont loin d’être négli­geables) concernent la manière d’aboutir à cette conclu­sion. Nous ne les exa­mi­ne­rons pas ici. Nous nous conten­te­rons de dire ce qu’il faut pen­ser de la conclusion. 

7. Une expli­ca­tion théo­lo­gique ou pré­ten­dû­ment dog­ma­tique vaut ce que vaut sa confor­mi­té aux ensei­gne­ments divi­ne­ment révé­lés et infailli­ble­ment pro­po­sés comme tels par le Magistère de l’Église. Or, en ver­tu de ces ensei­gne­ments, deux véri­tés sont abso­lu­ment indu­bi­tables et s’imposent de manière néces­saire à l’adhésion de tout catho­lique. Premièrement, l’Église est, dans sa défi­ni­tion essen­tielle, vou­lue par Dieu, une socié­té visible, pour­vue d’un chef visible, le suc­ces­seur de saint Pierre ; en effet, le concile Vatican I, au cha­pitre I de la consti­tu­tion Pastor aeter­nus((DS 3055)). enseigne expli­ci­te­ment que saint Pierre, consi­dé­ré dans la per­sonne de tous ses suc­ces­seurs, les évêques de Rome, est le chef visible de l’Église :« totius Ecclesiae mili­tan­tis visi­bile caput ». Deuxièmement, l’Église est une socié­té indé­fec­tible, au sens où elle ne pour­ra ici-​bas, avant la fin du monde, ni ces­ser d’exister, ni chan­ger sub­stan­tiel­le­ment dans sa défi­ni­tion, c’est-à-dire dans sa nature et dans sa consti­tu­tion intimes ; en effet, le pape saint Pie X, dans le Décret Lamentabili du 3 juillet 1907, a condam­né la pro­po­si­tion sui­vante : « La consti­tu­tion orga­nique de l’Église n’est pas immuable ; mais la socié­té chré­tienne est sou­mise comme la socié­té humaine à une per­pé­tuelle évo­lu­tion »((« Constitutio orga­ni­ca Ecclesiae non est immu­ta­bi­lis ; sed socie­tas chris­ti­na per­pe­tuae evo­lu­tio­ni aeque ac socie­tas huma­na est obnoxia » (DS 3453). C’est la 53e pro­po­si­tion condam­née du moder­nisme)). Ces deux véri­tés trouvent leur ori­gine dans le ver­set 18 du cha­pitre XVI de l’Évangile de saint Matthieu : Notre Seigneur y pré­dit que les puis­sances enne­mies ne par­vien­dront jamais à détruire l’Église. Cela signi­fie en par­ti­cu­lier que l’Église ne pour­ra jamais ces­ser d’être pour­vue de son chef visible, prin­cipe néces­saire à son uni­té, et que cette uni­té demeu­re­ra dans la pro­fes­sion inal­té­rée de la vraie foi et du vrai culte.

8. Il suit de là que l’explication dite « sédé­va­can­tiste » est incon­ci­liable avec les don­nées de la Révélation divine, telles que les a défi­ni­ti­ve­ment pro­po­sées le Magistère de l’Église. L’une des rai­sons sur les­quelles a pu s’appuyer le fon­da­teur de la Fraternité Saint Pie X pour refu­ser cette hypo­thèse de la « sedes vacans » était d’ailleurs que 

la ques­tion de la visi­bi­li­té de l’Église est trop néces­saire à son exis­tence pour que Dieu puisse l’omettre durant des décades ; le rai­son­ne­ment de ceux qui affirment l’inexistence du Pape met l’Église dans une situa­tion inextricable. 

Mgr Lefebvre, Conférence à Ecône le 05 octobre 1978.

En effet, la Révélation nous oblige à croire que le Pape est néces­sai­re­ment (c’est-à-dire tou­jours et par­tout) au prin­cipe de l’unité visible de la socié­té de l’Église. Si l’on admet que l’Église puisse, en quelque temps ou en quelque lieu, conser­ver son uni­té visible sans le Pape, l’on admet par le fait même que celui-​ci n’est pas néces­sai­re­ment au prin­cipe de cette uni­té. Et l’on nie dès lors une véri­té divi­ne­ment révé­lée. Cajetan1 qua­li­fiait pour sa part cette néga­tion d’ « erreur into­lé­rable », condam­née du reste par le Pape Martin V lors du concile de Constance. Et il y voyait l’équivalent de l’erreur de Jean Hus, l’ancêtre des protestants.

9. Pour mieux sai­sir la por­tée de cette argu­men­ta­tion, son­geons que le prin­cipe de l’unité visible d’une socié­té est double. Il y a un prin­cipe for­mel (ou consti­tu­tif), qui est l’unité d’ordre de la socié­té, c’est-​à-​dire le fait que les membres de la socié­té soient mis actuel­le­ment en rela­tion les uns avec les autres, parce qu’ils agissent ensemble en vue d’une fin com­mune. Il y a un deuxième prin­cipe moteur (ou cau­sal), qui est l’autorité sous la direc­tion de laquelle les membres de la socié­té s’unissent pour agir en vue d’atteindre leur fin com­mune et dans l’Église cette auto­ri­té est celle du Pape. Le lien qui existe entre les deux prin­cipes est un lien de cause à effet : le prin­cipe for­mel de l’Église est l’unité d’ordre que cause le Pape en tant que prin­cipe moteur. Le lan­gage popu­laire rend d’ailleurs compte de cela lorsqu’il dit que le Pape, comme tout chef de socié­té, a pour mis­sion de« faire régner l’ordre » dans l’Église. Ceci dit, il faut faire une nou­velle dis­tinc­tion au niveau du prin­cipe moteur de l’unité visible de l’Église : ce prin­cipe peut exis­ter dans l’Église de deux manières, en acte ou en puis­sance. Il existe soit tel qu’il exerce actuel­le­ment son gou­ver­ne­ment ; soit tel qu’il peut l’exercer, de manière pro­chaine, selon des délais qui cor­res­pondent à la nature de la socié­té humaine. Car toute socié­té peut être ame­née à être momen­ta­né­ment pri­vée de son chef : il y a là une règle géné­rale, à laquelle l’Église ne fait pas excep­tion. Cette pri­va­tion tem­po­raire et rela­tive ne remet pas en cause l’unité visible de la socié­té car elle cor­res­pond à une néces­si­té inhé­rente à ce qui défi­nit la socié­té humaine comme telle. L’unité visible de la socié­té humaine est en effet d’ordre moral et non phy­sique. L’unité phy­sique d’une per­sonne est détruite dès que le corps est pri­vé de son âme : la mort, qui réa­lise cette sépa­ra­tion est ins­tan­ta­née et défi­ni­tive. En revanche, l’unité morale d’une socié­té n’est détruite que si l’ordre social dis­pa­raît et cette dis­pa­ri­tion ne se réa­lise que de façon pro­gres­sive ; or, la dis­pa­ri­tion momen­ta­née du chef de la socié­té n’entraîne pas la des­truc­tion de l’ordre social, pour­vu qu’elle reste tem­po­raire (comme cela a lieu en période d’élection, de régence ou de pas­sa­tion de pou­voir). Quand on parle d’une socié­té, il y a donc une dis­tinc­tion fon­da­men­tale à faire entre la vacance tem­po­raire et la vacance per­pé­tuelle de l’autorité, celle-​ci et non celle-​là, étant incom­pa­tible avec l’unité visible de la socié­té2 .

10. La thèse sédé­va­can­tiste ne sau­rait donc se jus­ti­fier en invo­quant le fait réel et his­to­rique des dif­fé­rentes vacances du Siège apos­to­lique, aus­si longues aient-​elles pu être. Ceci reste vrai, même si l’on envi­sage l’hypothèse d’une vacance pro­vo­quée non seule­ment par la mort mais aus­si par l’hérésie du Pape. Les théo­lo­giens estiment sans doute qu’un pareil Pape ces­se­rait de faire par­tie de l’Église et per­drait pour autant sa fonc­tion. Mais dans l’hypothèse telle que l’envisagent ces théo­lo­giens, cette déchéance serait rapi­de­ment sui­vie d’une nou­velle élec­tion. Avec Torquemada, Cajetan((Thomas de Vio Cajetan, op (1469–1534), Comparaison du pou­voir du Pape à celui du Concile, cha­pitre 17, n° 243 de l’édition Pollet. Traduction fran­çaise, Le Pape et le Concile, Courrier de Rome, 2014, p. 194.)) consi­dère d’ailleurs cette situa­tion par ana­lo­gie avec la mort phy­sique du Pape : il y a dans les deux cas une vacance seule­ment tem­po­raire du Siège apos­to­lique. Reprenant la for­mule inci­sive de Cajetan, nous dirions même que cette thèse sédé­va­can­tiste res­sus­cite la vieille erreur des Hussites, « niant qu’ici-bas un chef soit néces­saire à l’Église ». Le juge­ment for­mu­lé plus haut par Mgr Lefebvre garde donc toute sa consis­tance : « la ques­tion de la visi­bi­li­té de l’Église est trop néces­saire à son exis­tence pour que Dieu puisse l’omettre durant des décades ; le rai­son­ne­ment de ceux qui affirment l’inexistence du pape met l’Église dans une situa­tion inextricable ». 

Admettre en prin­cipe la pos­si­bi­li­té d’une vacance tem­po­raire et de durée rela­ti­ve­ment courte de l’autorité (chose inévi­table en toute socié­té humaine) n’équivaut pas à admettre en prin­cipe la pos­si­bi­li­té d’une vacance per­pé­tuelle ou du moins rela­ti­ve­ment longue, et inter­mi­nable à vue humaine. 

11. Cette der­nière situa­tion serait dif­fi­ci­le­ment com­pa­tible avec la visi­bi­li­té de l’Église, quand bien même elle admet­trait la pos­si­bi­li­té d’un terme, même encore indé­ter­mi­né, à la vacance du Siège apos­to­lique ; car cette indé­ter­mi­na­tion à long terme pro­dui­rait les mêmes incon­vé­nients que la per­pé­tui­té. Au cours du XIIIe siècle, il y eut de nom­breuses et longues vacances du Saint-​Siège, les car­di­naux étant trop peu nom­breux pour que l’on pût obte­nir rapi­de­ment les deux tiers des voix requis à l’élection d’un suc­ces­seur du Pape défunt. Pour l’é­lec­tion de Urbain IV (1261 1264) il fal­lut plus de trois mois et pour celle de Clément IV (1265 1268) plus de quatre mois. La plus longue vacance de toute l’his­toire eut lieu à la mort de Clément IV puisque trente-​quatre mois, c’est-​à-​dire presque trois ans, s’écoulèrent avant l’élection de son suc­ces­seur, le bien­heu­reux Grégoire X, en 1271. C’est d’ailleurs dans ce contexte qu’en 1270, saint Bonaventure conseilla aux habi­tants de Viterbe où les car­di­naux s’étaient réunis depuis dix-​huit mois, de cloî­trer les élec­teurs pour évi­ter toute influence étran­gère et abré­ger l’é­lec­tion. Le pro­cé­dé avait déjà été uti­li­sé à deux reprises : pour l’é­lec­tion à la mort d’Innocent III, le 16 juillet 1216, à Pérouse et à la mort de Grégoire IX, le 22 août 1241 à Rome. Mais ces trente-​quatre mois n’ont rien de com­pa­rable avec les quelques soixante ans qui nous séparent de la mort de Pie XII ou de la clô­ture du concile Vatican II. Sans comp­ter que la vacance sup­po­sée par les par­ti­sans de la thèse sédé­va­can­tiste reste à durée indéterminée. 

12. De par l’institution divine, l’Église du Christ doit demeu­rer habi­tuel­le­ment pour­vue de son chef visible. Voilà une véri­té indu­bi­table. Il en résulte que pour un catho­lique, il ne sau­rait être ques­tion de recon­naître comme la véri­table Église du Christ une socié­té habi­tuel­le­ment pri­vée de son chef visible.

… Et la deuxième

13. Il n’en demeure pas moins que, à l’instar de ses quatre pré­dé­ces­seurs, l’occupant actuel du Siège apos­to­lique ouvre lar­ge­ment la porte à l’hérésie. Le fait est abon­dam­ment prou­vé et les sept der­nières années écou­lées en ont vu une aggra­va­tion sans pré­cé­dent. Or, aux yeux de tous les théo­lo­giens, une telle situa­tion serait dif­fi­ci­le­ment com­pa­tible avec le titre même de la papau­té. La fameuse ques­tion du Pape héré­tique a fait date : au len­de­main du Grand Schisme et plus encore au len­de­main de ce que l’on serait ten­té d’appeler l’affaire Savonarole, Cajetan le pre­mier, puis, après lui, les théo­lo­giens ame­nés à réflé­chir sur la nature de l’Église, tous ont envi­sa­gé l’éventualité d’un Pape qui en vien­drait à pro­fes­ser des erreurs contraires à la foi. 

14. Certes, leur réflexion est lar­ge­ment condi­tion­née par le contexte et c’est pour­quoi, si elle a fait date, elle date. Car elle se res­sent d’une pro­blé­ma­tique trop liée à des cir­cons­tances déter­mi­née pour que la solu­tion qui lui fut don­née puisse être aisé­ment trans­po­sable dans la situa­tion de l’après-Vatican II. D’une part, les théo­lo­giens de ces époques déjà anciennes envi­sagent en effet l’hérésie pro­fes­sée en bonne et due forme, tan­dis que les erreurs pré­sentes sont beau­coup plus sub­tiles et inédites pour pou­voir s’attirer de toute évi­dence les ana­thèmes déjà ful­mi­nés à l’encontre des anciennes héré­sies. Et d’autre part, ces mêmes théo­lo­giens envi­sagent une héré­sie limi­tée à la per­sonne du Pape, de telle sorte que, si le Pape tom­bé dans l’hérésie perd le pon­ti­fi­cat, il est pos­sible et rela­ti­ve­ment aisé de lui don­ner sans dif­fi­cul­té un suc­ces­seur, le reste du Corps de l’Église demeu­rant sain et indemne de l’hérésie. Aujourd’hui, le fait sans pré­cé­dent de ce que l’on désigne habi­tuel­le­ment en par­lant de « l’Église conci­liaire », c’est-à-dire la situa­tion d’une hié­rar­chie ecclé­sias­tique majo­ri­tai­re­ment infil­trée par le can­cer du néo moder­nisme, rend beau­coup plus pro­blé­ma­tique l’éventualité d’une déchéance sui­vie d’une nou­velle élec­tion acquise en faveur d’un can­di­dat indemne de l’erreur. Nous voyons bien d’ailleurs ce qu’il en est depuis ces der­nières années puisque aus­si bien les Dubia pré­sen­tés en 2016 au Pape François par quatre car­di­naux que la Correctio filia­lis adres­sée au même en 2017 par soixante-​deux per­son­na­li­tés du monde catho­lique sont res­tés sans résultat. 

15. Cependant, même si la réflexion des anciens théo­lo­giens ne peut rendre un compte abso­lu­ment exact de la situa­tion pré­sente, il est tout de même difficile-​ment conce­vable que le chef de l’Église du Christ agisse de manière habi­tuelle et qua­si ordi­naire pour favo­ri­ser en théo­rie comme en pra­tique des erreurs graves, déjà condam­nées par tous ses pré­dé­ces­seurs. Il a pu certes arri­ver, par le pas­sé, qu’un ou deux Papes (les deux cas de Libère et d’Honorius sont suf­fi­sam­ment connus) aient pu défaillir dans la pro­fes­sion de la vraie foi. Mais cette défaillance n’a pu concer­ner que des actes iso­lés et peu nom­breux, clai­re­ment dis­tinct du reste des ensei­gne­ments habi­tuels de ces Papes. Tandis que depuis le concile Vatican II nous avons affaire à une pré­di­ca­tion ordi­naire et quo­ti­dienne qui enté­rine les faux prin­cipes du libé­ra­lisme. Comment, dans ces condi­tions, pourrait-​on conti­nuer à regar­der les suc­ces­seurs de Pie XII comme de véri­tables suc­ces­seurs de saint Pierre, pour­vus du pou­voir suprême d’un Magistère, qui doit se défi­nir aux yeux du théo­lo­gien catho­lique comme « la règle pro­chaine et uni­ver­selle de véri­té en matière de foi et de mœurs »3 ? Le Christ n’a‑t-il d’ailleurs pas pro­mis à saint Pierre qu’il serait la base et le fon­de­ment sur lequel devrait être bâtie l’unité de foi de l’Église et que les portes de l’enfer ne pré­vau­draient pas contre elle4 ?

16. De par l’institution divine, l’Église du Christ doit demeu­rer habi­tuel­le­ment pour­vue comme de son chef du Pasteur et Docteur de tous les chré­tiens. Voilà une véri­té elle aus­si indu­bi­table. Il en résulte que, pour un catho­lique, il ne sau­rait être ques­tion de recon­naître comme la véri­table Église du Christ une socié­té dont le chef visible ne serait pas le Pasteur et le Docteur de tous les chré­tiens, du fait même qu’il fraye­rait habi­tuel­le­ment la voie à l’hérésie.

Les deux cornes du dilemme

17. Si le Pape tombe dans l’hérésie ou du moins ouvre habi­tuel­le­ment la porte à l’hérésie, de deux choses l’une. Soit il cesse d’être Pape et le catho­lique recon­naît comme l’Église du Christ une Église dépour­vue de chef visible. Soit il demeure Pape et le catho­lique recon­naît comme l’Église du Christ une Église dont le chef visible com­pro­met gra­ve­ment, et de manière habi­tuelle, la foi catho­lique. Sur le plan de la doc­trine, c’est-à-dire du point de vue de la confor­mi­té avec les don­nées de la Révélation, aucune de ces deux conclu­sions n’est accep­table. En théo­rie pure et pour se confor­mer aux don­nées élé­men­taires de son caté­chisme, le catho­lique ne peut recon­naître comme la véri­table Église du Christ : ni une Église habi­tuel­le­ment dépour­vue de chef visible ni une Église habi­tuel­le­ment pour­vue d’un chef visible frayant la voie à l’hérésie.

La solution de Mgr Lefebvre

18. Il est pour l’instant impos­sible de sor­tir du dilemme, si l’on se can­tonne sur un plan théo­rique et en vou­lant répondre à une ques­tion de nature exclu­si­ve­ment dog­ma­tique. Il n’est pas pos­sible de savoir ce qu’il en est, en toute véri­té pure, faute de pou­voir dis­po­ser d’une réponse diri­mante, éma­née du Magistère. Reste tout de même à savoir ce qu’il faut faire, car il faut agir, mal­gré tout. La ques­tion à laquelle Mgr Lefebvre a vou­lu répondre est pré­ci­sé­ment celle-​ci : vu les cir­cons­tances, est-​il pru­dent pour sau­ve­gar­der le bien com­mun de la foi dans l’Église, d’aller jusqu’à affir­mer la perte du pon­ti­fi­cat par constat d’hérésie chez les Papes conci­liaires dont l’enseignement est mani­fes­te­ment sinon favens hae­re­sim du moins gra­ve­ment erro­né au sens théo­lo­gique ? La réponse est non : il faut et il suf­fit de résis­ter en refu­sant cet ensei­gne­ment avec toutes les consé­quences qu’il implique et en priant pour que la divine Providence éclaire l’esprit des auto­ri­tés et les fasse reve­nir à la Tradition ; mais pro­cla­mer la déchéance juri­dique de ces auto­ri­tés serait impru­dent car pré­ci­pi­té : ce serait faux, non d’un point de vue théo­rique mais d’un point de vue pra­tique ou stra­té­gi­que­ment par­lant, rela­ti­ve­ment aux circonstances. 

19. Le pas­sage où Mgr Lefebvre explique cette atti­tude de la façon la plus expli­cite est la confé­rence du 5 octobre 1978. Il y affirme que sa posi­tion est dic­tée par la pru­dence, non par la doc­trine théo­lo­gique pure. 

Cela ne veut pas dire pour autant, dit-​il après avoir énon­cé sa posi­tion, que je sois abso­lu­ment cer­tain d’avoir rai­son dans la posi­tion que je prends. Je la prends sur­tout d’une manière, je dirais, pru­den­tielle, pru­dence que j’espère être la sagesse de Dieu, que j’espère être le don de conseil, enfin pru­dence sur­na­tu­relle. C’est plu­tôt sur ce domaine-​là que je me place, je dirais, plus peut-​être que sur le domaine pure­ment théo­lo­gique et pure­ment théorique.

Mgr Lefebvre, confé­rence du 5 octobre 1978

Un autre texte résume bien cette atti­tude : c’est un extrait de la réponse écrite par Mgr Lefebvre au Père Guérard des Lauriers : 

Si vous avez l’é­vi­dence de la déchéance juri­dique du pape Paul VI », lui dit-​il, « je com­prends votre logique sub­sé­quente. Mais per­son­nel­le­ment j’ai un doute sérieux et non une évi­dence abso­lue. Dans l’at­ti­tude pra­tique, ce n’est pas l’i­nexis­tence du pape qui fonde ma conduite, mais la défense de ma foi catho­lique. Or vous croyez en conscience devoir par­tir de ce prin­cipe qui mal­heu­reu­se­ment jette le trouble et cause des divi­sions vio­lentes, ce que je tiens à éviter. 

Mgr Lefebvre, réponse écrite au Père Guérard des Lauriers

Et voi­ci ce qu’il disait encore en confé­rence à ses sémi­na­ristes, le 16 jan­vier 1979 : 

Tant que je n’ai pas l’é­vi­dence que le Pape ne serait pas le Pape, et bien, j’ai la pré­somp­tion pour lui, pour le Pape. Je ne dis pas qu’il ne puisse pas y avoir des argu­ments qui peuvent mettre en doute dans cer­tains cas. Mais il faut avoir l’é­vi­dence que ce n’est pas seule­ment un doute, un doute valable. Si l’ar­gu­ment était dou­teux, on n’a pas le droit de tirer de consé­quences énormes !

Mgr Lefebvre, confé­rence aux sémi­na­ristes, le 16 jan­vier 1979

20. Ces trois textes illus­trent bien le point de vue pré­cis et for­mel, comme la lumière sous laquelle Mgr Lefebvre a vou­lu se pla­cer pour résoudre ce pro­blème : c’est la lumière de la pru­dence sur­na­tu­relle. Cette pru­dence com­mande une atti­tude pra­tique, qui n’a abso­lu­ment rien à voir en l’espèce avec une atti­tude dog­ma­tique. Les ecclé­sia­déistes et les sédé­va­can­tistes pèchent les uns comme les autres en adop­tant une atti­tude dog­ma­tique pour résoudre un pro­blème qui n’est pas dog­ma­tique : ceux-​là affirment comme un dogme intou­chable que les Papes conci­liaires ont été et seront tou­jours de véri­tables Papes, comme si de rien n’était (au point d’interdire au Magistère futur de consta­ter leur déchéance) ; ceux-​ci affirment à l’inverse, mais tou­jours comme un dogme infran­gible, que les Papes conci­liaires n’ont jamais été et ne seront jamais de véri­tables Papes (au point d’interdire au Magistère futur de consta­ter leur légi­ti­mi­té). Il y a dans les deux cas pré­ci­pi­ta­tion et pré­somp­tion. L’erreur n’est pas d’abord dans la conclu­sion énon­cée, mais dans le mode sur lequel on l’énonce, et qui est le mode du dog­ma­tisme. Mgr Lefebvre a vou­lu agir avec pru­dence, en adop­tant une atti­tude vraie rela­ti­ve­ment aux cir­cons­tances, mais sans pré­ve­nir le juge­ment futur de l’Église, qui pour­ra avoir lieu dans d’autres cir­cons­tances. D’où le ton pro­bable et réser­vé de sa réponse. 

21. Une autre expres­sion à laquelle Mgr Lefebvre recourt très sou­vent est celle-​ci : « Nous sommes mal­heu­reu­se­ment bien obli­gés de consta­ter… ». Nous avons là une expres­sion très impor­tante, parce que c’est une expres­sion qui met par­fai­te­ment en lumière le point de vue auquel nous devons nous pla­cer pour juger, l’objet for­mel quo de notre conduite. Ce sont les cir­cons­tances, les faits concrets qui s’imposent d’eux-mêmes à l’expérience. On peut citer encore pour conclure cette autre décla­ra­tion extraite de la confé­rence du 2 décembre 1976 : 

Je pense qu’il vaut mieux suivre la Providence que la pré­cé­der, c’est-​à-​dire, attendre les évé­ne­ments, les juger à la lumière de la Foi, de la Tradition et de la doc­trine de l’Église. Par consé­quent, je ne veux pas avoir un juge­ment pré­ci­pi­té, ce qui ne serait pas prudent.

Mgr Lefebvre, confé­rence du 2 décembre 1976

22. Que répondre dès lors à un sédé­va­can­tiste ? Non pas qu’il a tort ou rai­son, aux yeux de la doc­trine de la foi ou de la théo­lo­gie. Mais que pour l’heure, tant que la ques­tion théo­rique reste inso­luble, l’attitude pra­tique qui cor­res­pond à sa posi­tion théo­rique pèche par imprudence.

Abbé Jean-​Michel Gleize

Source : Courrier de Rome n°634

  1. Thomas de Vio Cajetan, op (1469–1534), Comparaison du pou­voir du Pape à celui du Concile, cha­pitre 6, n° 74 de l’édition Pollet. Traduction fran­çaise, Le Pape et le Concile, Courrier de Rome, 2014, p. 103–104 : « Si l’on objecte que dans l’intervalle entre la mort du Pape et l’élection de son suc­ces­seur l’Église uni­ver­selle existe tou­jours et que pour­tant elle est alors pri­vée de son chef qui est le Pape, on répond que l’Église uni­ver­selle n’existe alors qu’à l’état impar­fait de telle sorte que cet état impar­fait est une condi­tion de l’Église qui la dimi­nue dans sa rai­son d’Église uni­ver­selle, de la même manière qu’un corps ampu­té de son chef est dimi­nué dans sa rai­son d’intégrité. En effet la rai­son d’universel com­porte en elle-​même l’ensemble de tous les membres qui exercent une fonc­tion dans le corps, par­mi les­quels le plus impor­tant est le chef. Il s’ensuit alors que l’Église est acé­phale, pri­vée de sa par­tie prin­ci­pale et du pou­voir que celle-​ci exerce. Et le nier c’est tom­ber dans l’erreur de Jean Huss, niant qu’ici-bas un chef soit néces­saire à l’Église et condam­née à la fois par saint Thomas et par Martin V lors du concile de Constance, comme nous l’avons dit. Et pen­ser que, consi­dé­rée dans cette situa­tion où elle est pri­vée de son chef, l’Église uni­ver­selle reçoit son pou­voir immé­dia­te­ment du Christ et qu’elle est repré­sen­tée par le Concile uni­ver­sel, c’est com­mettre une erreur inad­mis­sible ». []
  2. Cf. ce qu’en dit le car­di­nal Jean de Torquemada, op (1388–1468) dans sa Somme sur l’Eglise, livre II, cha­pitre 8. []
  3. Pie XII, Encyclique Humani gene­ris du 12 août 1950 dans AAS, t. XLII, p. 567. []
  4. Mt, XVI, 18. []

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.