Analyse du Décret Apostolicam actuositatem du 18 novembre 1965

Accès au décret Apostolicam actuositatem

Histoire du texte

L’histoire du décret sur l’apostolat des laïcs est assez simple et lim­pide. C’est peut-​être une première !

Une nouveauté

Cependant cette his­toire ne manque pas de par­ti­cu­la­ri­tés. La pre­mière tient au fait qu’il a fal­lu créer une com­mis­sion spé­ciale pour les laïcs. En effet, toutes les com­mis­sions créées pour la pré­pa­ra­tion du concile décou­laient des dif­fé­rents organes de la curie romaine. Mais il n’existait aucun dicas­tère pour les laïcs. C’est donc une nou­veau­té qui s’ajoute savoir une com­mis­sion pour les laïcs.

De ce fait, c’est aus­si une nou­veau­té dans l’histoire des conciles que de vou­loir trai­ter de l’apostolat des laïcs.

Enfin, autre par­ti­cu­la­ri­té notable : si la com­mis­sion était com­po­sée exclu­si­ve­ment de membres ecclé­sias­tiques, en revanche nom­breuses – et fruc­tueuses dit-​on – furent les consul­ta­tions faites auprès de laïcs.

Des demandes

Il est cer­tain que de nom­breuses demandes avaient afflué à Rome au sujet de l’importance à accor­der non pas tant aux laïcs pris indi­vi­duel­le­ment qu’aux mou­ve­ments qu’ils fon­daient et for­maient pour leur rayon­ne­ment. On pense notam­ment à l’action catho­lique qui fut si pré­gnante dans les milieux popu­laires dès les années 1920. On pense éga­le­ment à tous ces mou­ve­ments connus sous les sigles JOC, JEC etc…

Par ailleurs, ces actions laïques s’intensifiaient, pre­naient de l’ampleur et deve­naient petit à petit internationale.

Quel devait être alors le rap­port entre ces mou­ve­ments et le domaine ecclé­sias­tique. Il fal­lait donc défi­nir pré­ci­sé­ment leur place dans l’Eglise.

Réduction du texte

C’est ain­si que la com­mis­sion for­mée ad hoc se mit au tra­vail. Un long texte d’environ 150 pages fut éla­bo­ré puis retou­ché par la com­mis­sion cen­trale pré­pa­ra­toire. Mais une fois le concile bien enga­gé, la com­mis­sion vit la néces­si­té de réduire son sché­ma. Elle confia entre autres une par­tie de son texte à la com­mis­sion de Ecclesia (futur Lumen Gentium) et une autre à la com­mis­sion pour l’Eglise dans le monde (Gaudium et spes).

La com­mis­sion se déles­ta tant et si bien de plu­sieurs qu’en juin 1963, avant de faire son entrée dans l’assemblée conci­liaire, le texte ne com­pre­nait plus que 48 pages ! Il fut alors envoyé à tous les pères conci­liaires puis pré­sen­té dans l’aula le 2 décembre 1963. Faute de temps, il ne put être dis­cu­té lors de cette deuxième ses­sion. Mais cer­tains pères remirent dès lors leurs remarques à la com­mis­sion qui rédui­sit encore son texte à 18 pages et adop­ta le plan qu’on lui connaît aujourd’hui.

Adoption du texte

La dis­cus­sion dans l’aula fut menée du 6 au 13 octobre 1964. Les nom­breuses inter­ven­tions obli­gèrent la com­mis­sion à modi­fier une fois encore ce décret bien que le plan res­tât inchan­gé. Lors de la qua­trième ses­sion, les votes favo­rables furent très lar­ge­ment majo­ri­taires au point que pour le vote du sché­ma dans son ensemble il n’y eut que deux non pla­cet et cinq votes nuls. Le 18 novembre 1965, le décret fut défi­ni­ti­ve­ment adop­té par 2340 voix favo­rables sur 2342.

De façon alors très sym­bo­lique, après la pro­mul­ga­tion, Paul Vi remit ce décret à trois audi­teurs et à trois auditrices…

Présentation du décret Dei verbum

Le plan du décret est articulé autour de six chapitres :

  • Vocation des laïcs à l’apostolat
  • Les buts à atteindre
  • Les divers champs d’apostolat
  • Les divers modes d’apostolat
  • Les dis­po­si­tions à observer
  • Formation à l’apostolat

Un homme clé

Le secré­taire de la com­mis­sion pour les laïcs s’appelait Mgr Franz Hengsbach. C’est un nom pro­ba­ble­ment assez incon­nu, mais ce pré­lat était cepen­dant une che­ville ouvrière en Allemagne, « figure domi­nante de la hié­rar­chie alle­mande »(1). Evêque de Essen depuis 1957(2), il connais­sait très bien le milieu ecclé­sias­tique alle­mand ain­si que la coa­li­tion du Rhin. En effet, il était secré­taire géné­ral du Comité cen­tral des catho­liques alle­mands depuis 1947 et fut l’artisan de la refonte de ses sta­tuts. Par cette fonc­tion, il était en contact fré­quent avec la hié­rar­chie allemande.

Certes moins connu que les experts d’outre Rhin, il en a cepen­dant l’esprit et on le voit aux côtés de Rahner, Ratzinger, Daniélou, Schillebeeckx pour des « réunions stra­té­giques » selon l’expression de Congar dans son jour­nal. Sa place de secré­taire de congré­ga­tion au concile est dès lors impor­tante. Il était ain­si comme un pion bien pla­cé dans les rouages de l’organisation du Concile. Du reste, son inter­ven­tion pour pré­sen­ter le docu­ment dans l’assemblée conci­liaire fut remar­quée et remar­quable puisqu’il fut applau­dit et qua­li­fié de rela­tor optimus(3).

Les laïcs au Concile

Si le décret que nous com­men­tons ici fait assez rare­ment l’objet de com­men­taires parce qu’il n’est pas le plus impor­tant, il est cepen­dant révé­la­teur d’une men­ta­li­té qui trans­pa­raît dans tout le concile, à savoir le rôle pré­pon­dé­rant accor­dé aux laïcs dans l’Eglise.

Ainsi la consti­tu­tion sur la litur­gie encou­ra­geait les fidèles à une par­ti­ci­pa­tion active. Le second texte approu­vé par le concile traite des moyens de com­mu­ni­ca­tion, domaine davan­tage réser­vé aux laïcs. Lumen gen­tium et sa nou­velle défi­ni­tion de l’Eglise donne aux fidèles une place plus impor­tante. On retrou­ve­ra la même idée dans le décret sur les mis­sions (Ad gentes) ain­si que dans la consti­tu­tion Gaudium et spessur l’Eglise et le monde. Les laïcs deviennent omniprésents.

Mais cette nou­velle place octroyée au laïc ne fut pas qu’une idée. On la retrou­va très concrè­te­ment mise en œuvre au cours du Concile. En effet, à la pre­mière ses­sion, un seul laïc avait été invi­té comme auditeur.(4) A la deuxième ses­sion, Paul VI invi­ta onze hommes. A la fin de troi­sième ses­sion, on comp­tait qua­rante audi­teurs dont dix-​sept femmes. Ce n’est pas peu dire. Un laïc prit même la parole en public dans l’aula à pro­pos de ce sché­ma !(5)

Peu après le concile, en jan­vier 1967, le pape créait un dicas­tère appe­lé Conseil pour les laïcs, tou­jours conseil pon­ti­fi­cal après les réformes suc­ces­sives de Paul VI et Jean-​Paul II. Le nou­veau code de droit canon, en 1983, ajou­tait une nou­velle par­tie sur les fidèles(6) qui n’a pas son équi­valent dans le code de 1917.

En 1987, le pape Jean-​Paul II rédi­geait l’exhortation Christi fideles lai­ci (fort longue) suite à l’assemblée syno­dale dont le thème était voca­tion et mis­sion des laïcs. Sans comp­ter les nom­breuses cano­ni­sa­tions de laïques qui viennent mini­mi­ser l’héroïcité des ver­tus et font négli­ger les états de vie supérieurs.

Assisterait-​on à une laï­ci­sa­tion de l’Eglise ? Autrement dit à une désa­cra­li­sa­tion du sacerdoce ?

Analyse du texte

Ce texte est très inté­res­sant non pas tant en rai­son de ce qui est direc­te­ment énon­cé que des prin­cipes théo­lo­giques qui sont sous-​tendus. On y trouve l’application très concrète de la nou­velle théo­lo­gie de l’Eglise énon­cée dans la consti­tu­tion Lumen Gentium.

Quand les mots perdent leur sens

Signe symp­to­ma­tique de ce Concile, le pré­sent décret, s’il défi­nit le mot apos­to­lat, n’entend pas y appor­ter les dis­tinc­tions qui eussent pour­tant été néces­saires à la juste com­pré­hen­sion d’un apos­to­lat des laïcs. Le rap­por­teur du texte, Mgr Hengsbach lui-​même, avouait que la com­mis­sion avait évi­té l’emploi de termes comme apos­to­lat au sens strict, apos­to­lat au sens large, pour ne pas diri­mer les contro­verses doc­tri­nales, ce qui eût été contraire aux règles géné­rales du Concile.(7)

Ainsi, il est dit que « l’Eglise est faite pour étendre le règne du Christ »(8), qu’elle « ordonne le monde au Christ »(9), que « l’apostolat tend vers ce but »(10). Mais c’est pour affir­mer aus­si­tôt que « la voca­tion chré­tienne est aus­si par nature voca­tion à l’apostolat »(11), que « les laïcs tiennent de leur union même avec le Christ Chef le devoir et le droit d’être apôtres ».(12) Il suf­fit de rap­pe­ler ensuite que « la Vierge Marie [qui n’est ni prêtre ni évêque] est Reine des apôtres et à ce titre exemple par­fait de cette vie spi­ri­tuelle et apos­to­lique »(13) et le tour est joué…

Le tour est joué en ce sens que le mot apos­to­lat n’est pas pré­ci­sé. Dans la vie cou­rante du catho­lique, on entend bien qu’être apôtre, c’est rayon­ner autour de soi la vie divine que cha­cun porte. Mais ce mot apos­to­lat a un sens pré­cis en théo­lo­gie qu’il est impor­tant de ne pas négliger.

L’apostolat est une mis­sion que l’Eglise a reçue du Christ et qui s’exerce par les suc­ces­seurs des apôtres. C’est en ce sens que l’Eglise est apostolique(14) : ce sont les suc­ces­seurs des apôtres et qui exercent à pro­pre­ment par­ler l’apostolat. Les laïcs n’y ont qu’une part indi­recte (per acci­dens) et en dépen­dance de la hié­rar­chie ecclé­sias­tique. Ainsi, il y a un apos­to­lat au sens strict et théo­lo­gique (mis­sion du Christ confiée aux suc­ces­seurs des apôtres) et un apos­to­lat au sens large qui n’est pas le sens théologique.

Une confusion plus grande

L’omission (volon­taire) de cette dis­tinc­tion trouve mal­heu­reu­se­ment un fon­de­ment théo­lo­gique bien plus grave encore : le sacer­doce des laïcs. L’idée est déve­lop­pée plus abon­dam­ment dans la consti­tu­tion Lumen Gentium.(15) Mais on la retrouve dans le pré­sent décret. Car dire que « la voca­tion chré­tienne est voca­tion à l’apostolat »(16) c’est sous-​entendre que les laïcs « ont part à l’office sacer­do­tal du Christ »(17) et qu’ainsi « ren­dus par­ti­ci­pants de la charge sacer­do­tale, pro­phé­tique et royale du Christ, les laïcs assument, dans l’Eglise et dans le monde, leur part dans ce qui est la mis­sion du Peuple de Dieu tout entier »(18).

Le sacer­doce des laïcs est donc à l’origine de leur mis­sion dans le monde et de leur apos­to­lat auprès des hommes. Mais il est cer­tain que dans ce contexte, on voit dif­fi­ci­le­ment la dis­tinc­tion qu’il faut appor­ter entre apos­to­lat au sens strict et apos­to­lat au sens large. Car si les fidèles tiennent leur mis­sion de leur sacer­doce, alors ils exercent un véri­table… Mais alors que devient la hié­rar­chie ? Et est-​ce bien là ce qu’a vou­lu Notre-Seigneur ?

L’Eglise du Christ ou de l’Esprit ?

Le fon­de­ment de l’apostolat des laïcs pro­vient de « leur union même avec le Christ Chef »(19). Autrement dit, le laïc n’est plus direc­te­ment dépen­dant de la hié­rar­chie ecclé­sias­tique, mais de l’Esprit-Saint lui-​même. « De la récep­tion de ces cha­rismes résulte pour cha­cun le droit et le devoir d’exercer ces dons dans l’Eglise et dans le monde.(20) » L’apostolat n’est plus la mis­sion confiée aux suc­ces­seurs des apôtres. « C’est le Seigneur lui-​même qui députe les laïcs à l’apostolat. »(21) Parce que cha­cun a des cha­rismes per­son­nels dis­tri­bués par le Saint-Esprit.

C’est donc une nou­velle concep­tion de l’Eglise qui trans­pa­raît clai­re­ment. Au lieu d’être une socié­té orga­nique et orga­ni­sée (corps mys­tique du Christ), elle devient comme l’élan désor­don­né de l’Esprit qui souffle où il veut et comme il veut sans tenir compte de l’institution du Christ. Cette concep­tion pneu­ma­tique est à l’origine de tous les mou­ve­ments ecclé­siaux qui, fina­le­ment, sup­plantent la hié­rar­chie. L’évêque est désor­mais « un admi­nis­tra­teur et un coor­di­na­teur ».(22) Le cha­pitre V de ce décret laisse d’ailleurs pla­ner un flou sur les rap­ports entre la hié­rar­chie de l’Eglise et l’apostolat des laïcs, en par­lant seule­ment de collaboration.

Autrement dit, l’Eglise est com­mu­nion et non plus corps (orga­nique) mys­tique du Christ, c’est à dire socié­té ou hiérarchie(23).

Pour conclure

Dire que « la voca­tion chré­tienne est voca­tion à l’apostolat »(24) sup­pose donc en amont une notion fausse de l’Eglise, du sacer­doce et de l’apostolat au sens théo­lo­gique. Mais en encou­ra­geant cette notion confuse, c’est en aval entre­te­nir la confu­sion entre l’ordre natu­rel et l’ordre sur­na­tu­rel, entre le tem­po­rel et le spi­ri­tuel, le poli­tique et le religieux.

Ou l’Eglise s’impose dans tous les domaines et on assiste à une forme de clé­ri­ca­lisme. Ou elle se sou­met au tem­po­rel et c’est du laï­cisme. Il eût donc mieux fal­lu appor­ter les dis­tinc­tions nécessaires.

Bref, les idées se tiennent entre elles, et si les mots res­tent iden­tiques, les réa­li­tés qu’ils recouvrent ont chan­gé. L’apostolat n’est plus apos­to­lique au sens théo­lo­gique. C’est un faux apos­to­lat, fon­dé sur un faux sacer­doce des laïcs. C’est une nou­velle théo­lo­gie d’une nou­velle église, laquelle n’est plus apos­to­lique au sens strict. Et donc plus catholique ?

Abbé Gabriel Billecocq, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-​Pie X

Notes

(1) Ralph Wiltgen, Le Rhin se jette dans le Tibre, DMM, 5° édi­tion p.143
(2) Il sera créé car­dia­nal en 1988 par Jean-​Paul II.
(3) Excellent rap­por­teur, telle fut l’épithète don­né par le modé­ra­teur.
(4) Il s’agissait de Jean Guitton, ami per­son­nel de Jean XXIII puis de Paul VI.
(5) Il s’ait de M. Patrick Keegan, dont l’intervention est publiée dans la Documentation catho­lique du 15 novembre 1964, col 1479–1481.
(6) CIC 83, can 214 à 231
(7) Cf. Vatican II, Chronique de la troi­sième ses­sion, Antoine Wenger, ed. du Centurion, 1965, p. 363.
(8) Apostolicam actuo­si­ta­tem, n°2
(9) ibid.
(10) ibid.
(11) ibid.
(12) ibid. n° 3
(13) ibid.
(14) Cette note de l’Eglise a été ajou­tée par le concile de Nicée.
(15) Lumen Gentium, ch IV, les laïcs.
(16) Apostolicam actuo­si­ta­tem, n°2
(17) Lumen Gentium, n°34
(18) Apostolicam actuo­si­ta­tem, n°2 citant Lumen Gentium n°31
(19) Apostolicam actuo­si­ta­tem, n°3
(20) ibid.
(21) ibid.
(22) Robert Rouquette, s.j., Le sacer­doce des bap­ti­sés, Revue Etudes, 2003/​3, tome 398, p. 359
(23) cf. article de l’abbé Gleize Entrer dans l’Eglise dans le Courrier de Rome, avril 2015, n°386
(24) Apostolicam actuo­si­ta­tem, n°2