On se vouvoie ?

Ce que per­met­tait le vous, le tu en est inca­pable ; c’est une impasse : le tutoie­ment anéan­tit les distances.

Il y a moins de vingt ans, les col­lègues de tra­vail se vou­voyaient et res­pec­taient, dans une tolé­rance abso­lue, les idées qui n’étaient pas les leurs. Aujourd’hui, si l’on se tutoie et si l’on s’embrasse comme à une sor­tie de col­lège, les anta­go­nismes d’idée se révèlent dans une par­faite violence.

Le tu était uti­li­sé pour les proches, les pairs dans le tra­vail et les subal­ternes. Le vous mar­quait le res­pect dû à un supé­rieur, à une per­sonne âgée, ou expri­mait un for­ma­lisme de rigueur ou une cer­taine pru­dence à l’égard de ceux que l’on connais­sait pas du tout.

Avant que la Renaissance n’adopte le vous comme un signe de raf­fi­ne­ment des mœurs, le tu était le plus cou­rant. Les révo­lu­tion­naires se recon­nurent par le tutoie­ment comme pra­tique éga­li­taire. Ainsi le 8 novembre 1793, la Convention par décret impo­sa le tutoie­ment dans les admi­nis­tra­tions ; il visait à sup­pri­mer toutes les dis­tinc­tions hié­rar­chiques et à impo­ser le tutoie­ment entre tous les citoyens fran­çais. Mais cela ne dura pas.

Le tu et le vous per­mettent de gérer la proxi­mi­té et la dis­tance entre les indi­vi­dus. Plus que les règles qui régissent l’usage du vous, celles qui régissent le tutoie­ment sont com­plexes : le tu peut expri­mer l’affection, être une insulte déli­bé­rée, un moyen d’indiquer une supé­rio­ri­té sociale ou raciale, ou une reven­di­ca­tion d’appartenance à une élite unie par une com­mu­nau­té d’intérêts. Outre l’idée de res­pect, le vou­voie­ment évoque des rela­tions plus douces, la marque du refus d’un tu vécu comme une intru­sion dans la vie privée.

Nos jeunes consi­dèrent le vous comme un ves­tige du pas­sé. Habitués à se fixer des rendez-​vous par tex­tos et à conden­ser leur pen­sée en 140 carac­tères, l’usage du tu est pour eux une faci­li­té. La vraie vie a pour eux la rapi­di­té des échanges des forums. Les formes et les conven­tions tombent, on oublie ce qui les avait fon­dées. Tous les débor­de­ments sont per­mis pour­vu que cha­cun puisse s’exprimer librement.

Si le tu est intru­sif, si il dé-​formalise, le vous crée la dis­tance. Il est pos­sible que son usage se réta­blisse : comme toutes les modes, le tu fige les rap­ports dans un sté­réo­type éga­li­taire et un faire-​semblant dans les rela­tions. En cas de conflit, lorsque celles-​ci se dété­riorent, l’usage du tu est inca­pable de recréer une proxi­mi­té. Ce que per­met­tait le vous, le tu en est inca­pable ; c’est une impasse : le tutoie­ment anéan­tit les dis­tances. Or pour qu’il y ait une cer­taine rela­tion entre les indi­vi­dus, il faut qu’il y ait une cer­taine distance. 

Est-​ce pour cela qu’en 2007, le ministre de l’Éducation natio­nale a mani­fes­té une vel­léi­té de réin­tro­duire le vou­voie­ment à l’école ? Libéré de son image bour­geoise com­pas­sée, le retour du vou­voie­ment serait-​il le rap­pel de cette néces­saire dis­cré­tion à l’égard de l’autre ? Il ne s’agit pas seule­ment d’abolir le tu pro­vo­ca­teur mais de réta­blir les dif­fé­rences pour retrou­ver le bien de la vie en société.

Dans une lettre qu’il adres­sa aux reli­gieuses de la Fraternité, mon­sei­gneur Lefebvre leur recom­man­da de tou­jours vou­voyer les enfants. Pourquoi ? au nom de leur âme, jar­din de Dieu et de ses grâces, pour don­ner à l’enfant la conscience de sa gran­deur, et pour gar­der à l’éducateur la gran­deur de sa mission.

Abbé Vincent Bétin

Source : L’Aigle de Lyon n° 371

Illustration : Représentation de Flavius Honorius par John William Waterhouse. [CC /​Wikicommons]