La politesse peut-​elle disparaître ?

La récente pan­dé­mie a atteint la socié­té en son fond autant que les pou­mons et les intel­li­gences. Car, vivre en socié­té et poli­tesse sont inti­me­ment liés.

Après avoir essayé de dis­cer­ner dans un aper­çu his­to­rique ce qu’était la poli­tesse en mon­trant ce qu’elle n’était pas, le constat demeure : moins pré­cise, moins com­plète et moins stricte qu’autrefois, la poli­tesse n’est plus ce qu’elle était. Certes les moyens modernes de com­mu­ni­ca­tion isolent les indi­vi­dus ; certes le monde va tel­le­ment vite que les géné­ra­tions se suivent et ne se com­prennent plus. Les fon­da­men­taux de la simple poli­tesse ont dis­pa­ru. Qui n’a remar­qué la dis­pa­ri­tion des appel­la­tifs tels que « Madame », « Mademoiselle » ou « Monsieur ». Exemple mineur cer­tai­ne­ment, mais signi­fi­ca­tif lorsqu’on se sou­vient ces siècles d’attention des édu­ca­teurs pour nous apprendre à tou­jours dire « bon­jour madame » ou « mer­ci mon­sieur ». La poli­tesse va-​t-​elle dis­pa­raître ? et sur­tout que va-​t-​on perdre avec elle ? est-​ce sim­ple­ment un effet de la dis­tan­cia­tion sociale que nous imposent masques et autres mesures inhu­maines, ou est-​ce un choix indi­vi­duel ? La récente pan­dé­mie a atteint la socié­té en son fond autant que les pou­mons et les intel­li­gences. L’ouverture des salles des musées et des ter­rasses rétablira-​t-​elle cette déli­ca­tesse qu’apporte la poli­tesse dans la vie sociale. Car, vivre en socié­té et poli­tesse sont inti­me­ment liés.

La politesse doit-​elle disparaître ?

Les fon­da­teurs de notre socié­té moderne l’ont abor­dé, et à l’exemple de leur approche phi­lo­so­phique de la socié­té, ils l’ont en quelque sorte vidé de sa substance. 

Le bon sauvage ?

Ainsi Rousseau, et son opti­misme béat dans l’hypothèse de l’homme natu­rel­le­ment bon. Le bon sau­vage, iso­lé et indé­pen­dant, nour­rit dans son cœur un sen­ti­ment natu­rel de bien­veillance, qu’il iden­ti­fie à la poli­tesse. Cette der­nière trouve ses pre­mières lois « dans un cœur hon­nête » et consiste à mar­quer de la bien­veillance aux hommes. Mais cette poli­tesse de cœur existe-​t-​elle ? Suffit-​il de lais­ser l’homme, livré à ses ins­tincts natu­rels, pour que poussent, comme les herbes folles, les meilleurs sen­ti­ments ? Dans sa vision d’ensauvagement social, nous retrou­vons les pon­cifs modernes de l’éducation : il faut lais­ser les enfants libres de s’exprimer et de faire l’apprentissage de la vie intel­lec­tuelle ou sociale par leur propre expé­rience. La poli­tesse est un sen­ti­ment natu­rel qui ne néces­site pas d’être édu­qué. Mais cette vision roman­tique pré­sup­pose tou­jours le bon sau­vage iso­lé et il est facile d’imaginer, qu’au jour de la ren­contre de l’autre avec toutes ses dif­fé­rences, cette bien­veillance léni­fiante se trans­for­me­ra en agres­si­vi­té. Cette vision rous­seauiste n’est peut-​être pas si éloi­gnée de nos édu­ca­tions modernes lorsque l’on constate le laxisme qui s’installe de plus en plus. 

Une étape dans la civilisation

De son côté Kant avait fait de l’éducation une sorte de dres­sage et de la morale une obéis­sance à la loi, sans aucune pré­ten­tion au bon­heur ver­tueux. Sa vision de l’homme, à la dif­fé­rence de Rousseau, était pour le moins miti­gée : ni fon­da­men­ta­le­ment mau­vais, ni véri­ta­ble­ment bon. Mais était-​elle réa­liste ? Il conce­vait la poli­tesse comme une belle appa­rence, mais rien d’autre qu’une appa­rence. Les bonnes manières sont un accord patho­lo­gi­que­ment extor­qué entre les hommes… elles prennent l’apparence de l’attachement, de la consi­dé­ra­tion mutuelle, de la réserve, du dés­in­té­res­se­ment, sans trom­per per­sonne, parce que tout à cha­cun sait bien que cela n’est pas éprou­vé du fond du cœur. Convaincu a prio­ri par le mythe du pro­grès de l’humanité, l’apprentissage de la poli­tesse, mal­gré son hypo­cri­sie fré­quente, était pour lui une conces­sion qu’il fal­lait faire à la fai­blesse de l’homme en vue de son amé­lio­ra­tion : il est entiè­re­ment cer­tain que grâce à ce pen­chant qui porte les hommes tant à dis­si­mu­ler qu’à prendre une appa­rence qui leur soit avan­ta­geuse, ils ne sont pas seule­ment civi­li­sés, mais encore mora­li­sés peu à peu dans une cer­taine mesure. En effet, per­sonne ne pou­vant per­cer le fard de la bien­séance, de l’honorabilité et de la décence, on trou­va dans ces exemples du bien pré­ten­du­ment authen­tiques, qu’on voyait autour de soi, une école d’amélioration pour soi-​même. Bref, la poli­tesse, dis­ci­pline et moyen de dres­sage à la civi­li­sa­tion, est une pra­tique utile mais acces­soire à la vie en socié­té. Pour Kant, comme pour Rousseau, la poli­tesse n’est pas néces­saire à la vie sociale.

La politesse ne peut disparaître

Ces deux grands pen­seurs ont pro­fon­dé­ment trans­for­mé notre civi­li­sa­tion. Leur approche de la poli­tesse est-​elle juste ? La poli­tesse est un com­por­te­ment social. Si elle eut au cours des temps des pra­tiques très variables, jamais ces varia­tions, peut-​être à la dif­fé­rence d’aujourd’hui, ne remirent en cause le lien social, parce qu’il res­sor­tait jus­te­ment de ces évo­lu­tions que poli­tesse et vie en socié­té étaient intiment liées. Quels que soient la race, le milieu ou le moment, il y a dans la poli­tesse des constantes incon­tour­nables : le tact qui fait que pour pré­ser­ver la socié­té, il ne faut pas cho­quer, et cette pré­ve­nance qui fait que le contact avec l’autre repose sur l’honnêteté. La modé­ra­tion de notre com­por­te­ment avec autrui peut se rame­ner à deux ver­tus, signale Aristote : l’amitié ou affa­bi­li­té, qui exprime en paroles et en actes la part que l’on prend aux joies et aux tris­tesses de ceux avec qui l’on vit et la ver­tu de véri­té, par laquelle on se montre dans ses paroles et ses actes tel que l’on est intérieurement. 

La politesse n’est pas un sentiment naturel

Ce qui pré­dis­pose natu­rel­le­ment l’homme à la poli­tesse est sa socia­bi­li­té natu­relle. De même que l’on apprend à vivre en socié­té, on apprend la poli­tesse. La com­pa­rai­son avec les socié­tés ani­males montrent que la poli­tesse n’est pas un sen­ti­ment natu­rel. Dans les socié­tés ani­males, même les plus éla­bo­rées, les rela­tions ne dépassent jamais le niveau uti­li­taire : il faut avant tout désar­mer l’agressivité de celui qui s’approche, ou séduire la femelle convoi­tée. Certains ont pen­sé retrou­ver dans ces com­por­te­ments spon­ta­nés et prag­ma­tiques les pre­mières formes qu’aurait prises la poli­tesse dans l’histoire humaine. Ce serait ne pas voir que la poli­tesse place la rela­tion avec l’autre à un niveau sym­bo­lique, bien au-​delà de toute sen­si­bi­li­té, émo­tion ou affec­tion. Si l’homme agit avec poli­tesse, c’est parce que la socié­té humaine n’est pas sim­ple­ment gré­gaire : elle n’est pas sim­ple­ment pour vivre, mais bel et bien pour le mieux vivre, comme le disait Aristote. Et s’il fal­lait trou­ver en l’homme un ins­tinct qui le pous­sait à la socia­bi­li­té, ce serait celui de plaire. Notre céré­mo­nial de l’au-revoir est la preuve de la dif­fé­rence de l’homme. Il s’a­git un rite qui l’on retrouve exclu­si­ve­ment chez l’homme. Il n’existe pas dans la nature ani­male parce que l’animal n’en éprouve pas l’utilité. Car fon­da­men­ta­le­ment, l’adieu n’exprime pas la peine de la sépa­ra­tion, il est l’expression du désir de se revoir et de refaire socié­té, ce que la nature ani­male ne peut concevoir.

La politesse n’est pas une vertu

Ainsi, tout comme la socia­bi­li­té humaine n’est pas l’instinct gré­gaire ani­mal, la poli­tesse ne relève pas d’un ins­tinct ani­mal : elle est une appli­ca­tion de la socia­bi­li­té humaine. Si elle n’est pas innée, il s’ensuit qu’elle n’est ni un com­por­te­ment vital, ni un com­por­te­ment héré­di­taire. Mais à l’inverse, si la poli­tesse s’acquiert par édu­ca­tion, la poli­tesse n’est pas une ver­tu. Elle reste un com­por­te­ment exté­rieur sans impli­quer néces­sai­re­ment la ver­tu inté­rieure et cela sans être un mal moral. La morale a à son égard un rôle néga­tif comme nous l’apprend la casuis­tique autour du com­pli­ment de poli­tesse : on ne doit ni offen­ser, ni trom­per per­sonne. Ce n’est donc pas un mal de remer­cier ou de com­pli­men­ter la mai­tresse de mai­son pour le repas qu’elle nous a pré­pa­ré, tout en sachant que faire preuve de bonnes manière ne peut légi­ti­mer les actions mau­vaises. Arsène Lupin, le soit disant cam­brio­leur gent­le­man de l’imaginaire col­lec­tif, n’est pas plus che­va­le­resque qu’un assas­sin poli ou qu’un tor­tion­naire élé­gant : la belle appa­rence qu’il donne à ses agis­se­ments n’en mini­mise pas la gravité. 

La sociabilité naturelle de l’homme

La poli­tesse est une pra­tique qui devrait s’imposer à tous les hommes, parce qu’ils vivent en socié­té. Transmise par l’exemple et par un ensei­gne­ment dif­fus, mais prin­ci­pa­le­ment fami­lial, son objet est limi­té et stric­te­ment social. Elle règle les rap­ports exté­rieurs de la vie quo­ti­dienne par l’observance de for­ma­li­tés, en défi­ni­tive peu nom­breuses et dont le sens peut être igno­ré ou dis­tinct de l’institution de ces règles. Car la poli­tesse est avant tout une dis­po­si­tion géné­rale à prê­ter atten­tion ain­si qu’à mon­trer des égards aux per­sonnes que l’on ren­contre ou avec les­quelles on se trouve en compagnie. 

Un art de vivre…

Les pra­tiques de la poli­tesse doivent être conçues comme un ensemble ouvert de formes, dont le sens peut dif­fé­rer de l’institution, voire tom­ber en désué­tude, mais que le chré­tien, nous allons le voir, sau­ra réin­ter­pré­ter au feu de la charité.

Un bel exemple de cet art qu’est la poli­tesse est l’évolution de l’attitude à avoir lorsqu’une per­sonne près de vous éter­nue. Dans l’antiquité gréco-​romaine et au moyen-​âge les motifs de l’attitude à avoir étaient reli­gieux. Pour les grecs, l’éternuement était une convul­sion invo­lon­taire pro­vo­quée par les dieux : c’était un pré­sage favo­rable, alors il fal­lait adres­ser au sujet des com­pli­ments. Avec les chré­tiens, il fal­lut aban­don­ner cette pra­tique antique parce qu’elle était super­sti­tieuse ; cepen­dant l’éternuement fut conçu comme le symp­tôme d’une fin pro­chaine. L’attitude à avoir devint d’implorer l’assistance de Dieu : « que Dieu vous bénisse » ou « que Dieu vous soit en aide ». À la Renaissance, Erasme deman­da qu’on salua l’éternuement qui « absorbe, selon Pascal, toutes les fonc­tions de l’âme ». Le motif ces­sa d’être reli­gieux pour deve­nir sim­ple­ment social : c’est l’origine de notre incom­pré­hen­sible « à vos sou­haits » auquel on doit répondre soit par un mer­ci, soit en deman­dant par­don pour le trouble. 

Il est remar­quable de consta­ter qu’au terme d’une his­toire longue et com­plexe, la poli­tesse s’est affi­née et un point est res­sor­ti pour unir tous les motifs de réac­tion : dans l’exemple abor­dé de l’éternuement, c’est à chaque fois un acte oppo­sé. En effet, l’éternuement est une per­tur­ba­tion de l’échange social. La réac­tion vise à renouer le contact et le lien exté­rieur de la com­mu­nau­té, peu importe le motif reli­gieux, moral ou sen­ti­men­tal. Et cela est pra­ti­que­ment constant pour toutes les formes de poli­tesse : si le sens don­né aux atti­tudes a évo­lué, la fina­li­té sociale de la poli­tesse est constante.

La consé­quence pour notre gou­verne est immé­diate. Si la poli­tesse dis­pa­raît, c’est parce que le mieux vivre en socié­té n’est plus une prio­ri­té soit par une défaillance de l’é­du­ca­tion qui n’a pas posé les bases, soit à cause d’un choix per­son­nel de vivre selon l’in­di­vi­dua­lisme ambiant. Il est à noter que les familles nom­breuses ne sont plus un rem­part contre l’in­di­vi­dua­lisme. Politesse et vie en socié­té vont de paire. S’il faut une édu­ca­tion et un appren­tis­sage pour le vivre en socié­té, la socié­té elle-​même demande un effort de cha­cun de dis­cré­tion et de sym­pa­thie pour sub­sis­ter. Il y aura tou­jours des rustres, inca­pables d’a­ma­bi­li­té et avides d’être ser­vi… la poli­tesse reste fina­le­ment ce qui nous per­met d’être meilleur homme. 

Un langage pour établir le lien social

La poli­tesse est un lan­gage. Les gestes et les paroles qui com­posent les conduites de poli­tesse sont des élé­ments por­teurs de signi­fi­ca­tion : ce sont des signes consti­tués par l’union d’un signi­fiant (l’attitude de poli­tesse) et le signi­fié (le sens don­né à cette atti­tude). Ainsi le dra­peau blanc du par­le­men­taire est un signe dont le signi­fiant est le dra­peau lui-​même et le signi­fié est une demande de négo­cia­tion ou de reddition. 

La pre­mière ori­gi­na­li­té de la poli­tesse réside dans le réem­ploi d’éléments signi­fi­ca­tifs pré­exis­tants appar­te­nant à des sys­tèmes bien dif­fé­rents. La poli­tesse est un art qui a sa cohé­rence en lui-​même. La deuxième ori­gi­na­li­té est qu’elle est une com­mu­ni­ca­tion sociale, sans conte­nu : elle ne cherche pas à com­mu­ni­quer une pen­sée mais à créer un lien social. La réponse « je vais bien mer­ci » que nous retour­nons à l’aimable « com­ment allez-​vous ? » ne donne aucune infor­ma­tion : la conver­sa­tion polie est un échange de bana­li­tés bien dif­fé­rentes d’une dis­cus­sion sur la pluie et le beau-​temps. La troi­sième ori­gi­na­li­té est l’élaboration de la signi­fi­ca­tion don­née aux gestes de poli­tesse. Le sens n’est ni natu­rel, ni conven­tion­nel, comme déter­mi­né a prio­ri : il est conno­té par la poli­tesse elle-​même. Dans la recherche du rap­pro­che­ment social, fut-​il super­fi­ciel et pas­sa­ger, et dans l’attente d’une mani­fes­ta­tion réci­proque de sym­pa­thie, si légère soit-​elle, le sens don­né au geste s’élabore de lui-même. 

Aussi pouvons-​nous véri­ta­ble­ment par­ler d’un rituel de la poli­tesse. Peu importe le sens des gestes, les actes atteignent leur but. Savoir saluer, cela n’implique point que l’on sache ce que signi­fie le salut… disait Alain. Bien saluer est comme bien dan­ser ; la danse, c’est un accord cher­ché, sai­si et main­te­nu entre les mou­ve­ments que cha­cun fait et ceux qu’il per­çoit près de lui et autour de lui. Les conduites qu’elle pres­crit sont à consi­dé­rer pour la plu­part, comme des for­ma­li­tés qu’il convient d’accomplir sans tenir compte de leur signi­fi­ca­tion pre­mière ou habituelle.

En consé­quence, la bien­séance n’est pas figée. Si aujourd’hui la for­mule « salu­ta­tions dis­tin­guées » est l’une des for­mules de poli­tesse en cours, elle aurait été par­ti­cu­liè­re­ment mal venue au temps de Descartes, qui concluait ses lettres par « votre très humble, très obéis­sant et très dévôt ser­vi­teur ». Le sens de ces obser­va­tions se déter­mine lui-​même. Il en est de même, par exemple pour le baise-​main : dès lors que plu­sieurs formes de salut sont en usage, le sens de cha­cune d’elles dépend de leur ensemble et varie avec celui-​ci. Tandis que l’on sert la main aux femmes, o tem­po­ra, o mores, le baise-​main est incon­gru. Le code auquel appar­tiennent toutes ces pra­tiques est orga­ni­sé comme un lan­gage, dont les signes sont ces conduites, uti­li­sées et arti­cu­lées de telle sorte qu’elles prennent un sens exclu­si­ve­ment social.

La fleur de la charité

La poli­tesse est la fleur de la cha­ri­té. D’où nous vient cette expres­sion ? La fleur est ce qui pré­cède le beau fruit. La cha­ri­té est cette ver­tu infuse, cet amour sur­na­tu­rel de Dieu en nous, qui nous per­met d’aimer Dieu sur­na­tu­rel­le­ment et d’aimer Dieu en notre prochain. 

Si la poli­tesse n’est pas une ver­tu, dans la vision chré­tienne, elle prend sa place dans l’apprentissage de la ver­tu de cha­ri­té, dans cet inter­valle tan­dis que le paraître ver­tueux devient réa­li­té ver­tueuse. En effet, la ver­tu n’est pas une science : nous avons tous fait en nous cette expé­rience que la connais­sance de la morale ne nous empêche de faire le mal. La ver­tu n’est pas non plus un condi­tion­ne­ment : pour être ver­tueux il faut agir libre­ment. L’apprentissage de la ver­tu se fait par imi­ta­tion de l’exemple : à force de copier la ver­tu, on devient ver­tueux. C’est ain­si que l’élève repro­duit le geste de son maître et l’apprenti artiste fait sem­blant de l’être avant de l’être réel­le­ment. Il faut sor­tir la poli­tesse de la dia­lec­tique entre le paraître et l’être : à l’évidence, l’hypocrisie naît lorsque la paresse se contente du paraître. A l’évidence aus­si les sommes de pré­ceptes paraissent bien secon­daires lorsque, la ver­tu acquise, la poli­tesse est deve­nue expres­sion de la liber­té morale, un art de vivre. La poli­tesse est un appren­tis­sage de la vie chrétienne. 

Attention et modestie

Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l ’avez fait. Le Christ nous recom­mande de faire atten­tion à notre pro­chain… nous sommes bien loin de Rousseau qui avait fait du regard de l’autre l’origine de l’envie. Tout chré­tien doit por­ter hon­neur et res­pect à tous les autres, les regar­dant comme les enfants de Dieu et les frères de Jésus Christ : en trans­met­tant ce prin­cipe à ses petits élèves, saint Jean-​Baptiste de la Salle ne fait rien de moins que leur dire que la poli­tesse se fonde sur la Charité, au nom de l’amour de Dieu : le pro­chain est digne d’attention, de bien­veillance et d’amour désintéressé. 

Lequel de ces hommes te semble avoir été le pro­chain de celui qui était tom­bé au milieu des bri­gands ? demande Notre-​Seigneur dans la para­bole du bon Samaritain ; c’est le ren­ver­se­ment de la pers­pec­tive chré­tienne : le pro­chain n’est pas l’homme bles­sé mais celui qui se rend proche de l’autre. La cha­ri­té divine nous pousse vers l’autre et la poli­tesse, fleur de la cha­ri­té, nous rend proche en nous met­tant à sa por­tée. La vision chré­tienne est un nou­veau regard sur notre vie sociale. Parce que l’humilité chré­tienne est l’écho humain du don de la vie divine, c’est en elle que nous trou­vons le fon­de­ment de la plu­part des règles de civi­li­té : la conscience de sa condi­tion de pécheur détache de l’amour de soi et s’oppose à l’ostentation et à la vanité. 

La politesse a‑t-​elle un code ?

Les jan­sé­nistes dans leur mesure habi­tuelle avan­cèrent, parce que notre nature est péche­resse et que le monde aime la flat­te­rie, qu’il fal­lait puri­fier toutes les marques exté­rieures de civi­li­té à l’aune de la cha­ri­té : ses mani­fes­ta­tions visibles doivent se limi­ter aux ser­vices réels et qui peuvent contri­buer au bien des âmes… et tâcher que notre civi­li­té soit dif­fé­rente de celle des gens du monde. Mais on ne se défi­nit pas contre quelque chose… Aussi saint Jean-​Baptiste de la Salle, en péda­gogue catho­lique, envi­sage les bien­séances en usage à son époque. Nous pour­rions nous éton­ner qu’il ne semble pas dou­ter que la plu­part d’entre elles puissent se fon­der sur des motifs reli­gieux, ni que tout homme conve­na­ble­ment édu­qué ne soit capable de les obser­ver. Mais il pose une condi­tion : la modes­tie. Plutôt que de les fon­der, la cha­ri­té chré­tienne limi­te­ra les marques de civi­li­tés exté­rieures. À sa suite, les auteurs chré­tiens ont vu dans la modes­tie le carac­tère prin­ci­pal et par­fois même l’unique règle de la civi­li­té. La bien­séance de nos actions est l’effet de notre modes­tie, laquelle est l’effet de l’humilité fon­dée sur la charité.

Où est le sage ? Où est le spé­cia­liste de la Loi ? Où est le rai­son­neur de ce monde ? Dieu n’a‑t-il pas chan­gé en folie la sagesse du monde ? se deman­dait saint Paul. Concrètement, si nous nous deman­dons quelles sont les règles de poli­tesse, demandons-​nous ce que nous demande la cha­ri­té chré­tienne, la modes­tie et l’humilité. Là où la sagesse divine s’est mani­fes­tée, le monde n’a pas recon­nu Dieu par le moyen de la sagesse. La poli­tesse n’a d’autre code exté­rieur que celui des extra­va­gances de la cha­ri­té divine.

Abbé Vincent Bétin

Source : L’Aigle de Lyon n° 371