« Aimer le jeûne »…

Le Carême va com­men­cer. Il serait bon de pra­ti­quer le jeûne, mais que faire concrè­te­ment ? Certes, il importe de tenir en pre­mier lieu ce à quoi l’Église oblige, et même gra­ve­ment, mais il serait peut-​être regret­table de s’en arrê­ter là. Saint Benoît nous dit, dans ses « Instruments de la per­fec­tion », qu’il faut « aimer le jeûne ».

Ce qui met le démon en déroute, c’est la pri­va­tion dans le boire, le man­ger et le dor­mir. Il n’y a rien qu’il redoute plus que cela. Lorsque j’étais seul, il m’arrivait de ne pas man­ger pen­dant des jour­nées entières. J’obtenais alors du Bon Dieu tout ce que je vou­lais, pour moi comme pour les autres. » Cette confi­dence est du saint curé d’Ars, à un jeune prêtre lui deman­dant le secret de ses conquêtes. Comment en effet expli­quer la puis­sance de Jean-​Marie Vianney, obte­nant en une année plus de 700 conver­sions, atti­rant dans son vil­lage, en 1858, 80.000 à 100.000 per­sonnes ? Cela s’explique en par­tie par sa grande mor­ti­fi­ca­tion, ajou­tée à sa sain­te­té per­son­nelle. Pendant 25 ans, il est demeu­ré à jeun, tous les jours, jusqu’à midi. Son plat habi­tuel a sou­vent été une simple mar­mite de pommes de terre, qu’il fai­sait cuire pour plu­sieurs jours.

Le curé d’Ars n’avait pas peur du jeûne. Nous, qui allons entrer en Carême, nous aurions ten­dance à être effrayés par cette pra­tique. Il faut donc pré­ci­ser tout de suite l’essentiel : le jeûne est un moyen et non une fin en soi. C’est un moyen très effi­cace pour vivre selon l’esprit et non selon la chair, pour don­ner beau­coup plus de poids à nos prières, pour répa­rer nos péchés pas­sés et en évi­ter de futurs.

La pra­tique du jeûne est louée dans toute la Sainte Écriture. Un jour, un homme vient trou­ver Notre Seigneur pour qu’il fasse quelque chose pour son fils pos­sé­dé par un démon. « J’ai dit à vos dis­ciples de le chas­ser, mais ils ne l’ont pu » (Mc 9, 17). Notre-​Seigneur libère alors immé­dia­te­ment le jeune homme et explique à ses dis­ciples : « Cette sorte de démon ne se chasse que par la prière et le jeûne » (Mc 9, 28). Beaucoup de per­son­nages de l’Ancien Testament ont uti­li­sé ce moyen : Moïse, Élie, Esdras, les Ninivites… Ces der­niers entendent la pré­di­ca­tion de Jonas : « Encore qua­rante jours, et Ninive sera détruite » (Jo n 3, 4). Le texte sacré ajoute : « Les Ninivites crurent à Dieu ; ils publièrent un jeûne et se cou­vrirent de sacs (…) » (Jon 3, 5). Leur roi don­na ses ordres : « Que les hommes et les bêtes, les bœufs et les bre­bis ne goûtent rien ; qu’ils ne paissent point, et ne boivent pas d’eau » (Jon 3, 7). Ce jeûne apai­sa la colère divine : « Dieu vit leurs œuvres, il vit qu’ils étaient reve­nus de leur voie mau­vaise ; et il se repen­tit du mal qu’il avait réso­lu de leur faire, et il ne le fit pas » (Jon 3, 10). 

Nous pou­vons com­prendre les rai­sons pour les­quelles le jeûne obtient des fruits. Nous sommes corps et âme. En rai­son des consé­quences du péché ori­gi­nel, il y a une lutte entre les deux ; le corps fait la guerre à l’âme. Le jeûne vient donc affai­blir le corps pour que l’âme prenne plus faci­le­ment le des­sus dans cette lutte. De plus, beau­coup de péchés viennent d’un excès dans le boire et le man­ger. Donc le jeûne limite ces péchés, les fait même dis­pa­raître. Si nous ne nous mor­ti­fions jamais dans ce domaine, les fruits de la gour­man­dise peuvent appa­raître. Il s’agit de la joie sotte ; de la perte de temps en paroles vaines et en bouf­fon­ne­ries ; de la dimi­nu­tion des facul­tés intel­lec­tuelles (le ventre plein n’étudie pas libre­ment…) ; d’une maî­trise des sens plus dif­fi­cile. La pré­face de Carême résume au contraire les fruits du jeûne : « Dieu éter­nel et tout-​puissant, qui par le jeûne du corps répri­mez les vices, éle­vez l’âme, don­nez la force et la récompense(…) » 

Les mora­listes dis­tinguent trois sortes de jeûne. Il y a d’abord le jeûne natu­rel, qui consiste en une abs­ten­tion de tout ali­ment et de toute bois­son (hor­mis l’eau). Cela cor­res­pond au jeûne eucha­ris­tique. Le code de droit cano­nique de 1983 enseigne qu’il faut être a jeun une heure avant de com­mu­nier. Dans la Fraternité Saint Pie X, nous conseillons vive­ment de res­pec­ter un jeûne de trois heures avant la com­mu­nion. Le jeûne eucha­ris­tique est un hom­mage ren­du à la pré­sence réelle de Notre Seigneur Jésus-Christ.

Il y a ensuite le jeûne ecclé­sias­tique. C’est celui que com­mande l’Église à ses fidèles cer­tains jours dans l’année. Il consiste à prendre un seul repas prin­ci­pal par jour. Il oblige tous les fidèles, de 18 à 60 ans. Avant 18 ans, les fidèles ne sont pas tenus à ce jeûne, mais il convient qu’ils s’y exercent. Le code de droit cano­nique de 1917 ensei­gnait que le jeûne ecclé­sias­tique était à obser­ver tous les jours de Carême : du mer­cre­di des Cendres au Samedi Saint, sauf les dimanches et jours de fête chô­més ; tous les jours de Quatre-​Temps ; et aux vigiles de Noël, de la Pentecôte, de la Toussaint et de l’Assomption. Aujourd’hui, le code de 1983 n’oblige plus qu’à deux jours de jeûne, sous peine de faute grave : le Mercredi des Cendres et le Vendredi Saint. Devant ce grand relâ­che­ment, la Fraternité encou­rage à pra­ti­quer le jeûne ecclé­sias­tique tous les ven­dre­dis de Carême, les jours de Quatre-​Temps, et les vigiles men­tion­nées ci-​dessus. Nous ne jeû­nons plus, tou­te­fois, à la vigile de l’Assomption mais à celle de l’Immaculée Conception.

Enfin il y a le jeûne moral. Il s’agit de toute res­tric­tion volon­taire que l’on s’impose en matière de nour­ri­ture. Par ce jeûne, nous témoi­gnons à Dieu que nous sommes prêts, pour lui plaire, à sacri­fier des satis­fac­tions per­mises à notre corps. 

Le Carême va com­men­cer. Il serait bon de pra­ti­quer le jeûne, mais que faire concrè­te­ment ? Certes, il importe de tenir en pre­mier lieu ce à quoi l’Église oblige, et même gra­ve­ment : l’abstinence des ven­dre­dis et des deux jeûnes de rigueur du Mercredi des Cendres et de Vendredi Saint. Mais il serait peut-​être regret­table de s’en arrê­ter là. Saint Benoît nous dit, dans ses « Instruments de la per­fec­tion », qu’il faut « aimer le jeûne ». C’est-​à-​dire qu’il faut avoir en estime ce moyen très effi­cace pour atti­rer la grâce divine, et s’en ser­vir pro­gres­si­ve­ment. On pour­ra com­men­cer par suivre le jeûne ecclé­sias­tique les ven­dre­dis de Carême et lors des Quatre-​Temps. Il faut y aller ensuite par degrés. Saint François de Sales dit qu’il faut « trai­ter notre corps comme un enfant : le cor­ri­ger sans l’assommer ». Sœur Lucie de Fatima écrit pour sa part qu’il ne faut pas se limi­ter au jeûne ecclé­sias­tique , « car il s’agit de très peu de choses face au besoin où nous sommes tous de faire péni­tence pour nos péchés et pour ceux de notre pro­chain. Il faut offrir à Dieu en sacri­fice quelques petits plai­sirs dans la nour­ri­ture sans que ça porte atteinte aux forces phy­siques dont nous avons besoin pour tra­vailler ». Sœur Lucie donne des exemples : entre deux fruits, choi­sir celui que nous aimons le moins ; quand nous avons soif, attendre un peu avant de boire ; ne pas man­ger en dehors des repas ; il faut pen­ser à tou­jours faire une petite pri­va­tion sans que per­sonne ne s’en rende compte. Si nous fai­sons cela, nous déve­lop­pons la ver­tu de tem­pé­rance, nous pre­nons le pli de la mor­ti­fi­ca­tion, le jeûne devient aisé.

Le der­nier mot revient à Notre Seigneur Jésus-​Christ. « Lorsque vous jeû­nez, ne pre­nez pas un air triste, comme les hypo­crites ; car ils exté­nuent leur visage, pour faire voir aux hommes qu’ils jeûnent. En véri­té, je vous le dis, ils ont reçu leur récom­pense. Mais toi, lorsque tu jeûnes, par­fume ta tête, et lave ton visage, afin de ne pas faire voir aux hommes que tu jeûnes, mais à ton Père, qui est pré­sent dans le secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le ren­dra » (Mt 6, 16–18).

Abbé Vincent Grave

Source : Lou Pescadou n°207