La liberté religieuse est-​elle chrétienne ou raisonnable ?

Crédit : Sebastien Desarmaux / GODONG

La recon­nais­sance, par le concile Vatican II, du droit à la liber­té reli­gieuse fut un évé­ne­ment consi­dé­rable car il rom­pait avec l’en­sei­gne­ment tra­di­tion­nel, notam­ment les écrits des Pères de l’Église, et parce qu’il heur­tait le bon sens.

La veille de sa clô­ture, le 7 décembre 1965, Vatican II recon­nais­sait le droit à la liber­té reli­gieuse dans la décla­ra­tion Dignitatis Humante. La dis­cus­sion avait été dif­fi­cile car la liber­té reli­gieuse bous­cu­lait la concep­tion catho­lique des rap­ports Église-​Etat et de la tolé­rance des erreurs reli­gieuses. Le dogme du Christ-​Roi réaf­fir­mé dans l’encyclique Quas Primas de Pie XI en 1925 et la condam­na­tion de la liber­té reli­gieuse, par Pie IX dans l’encyclique Quanta Cura en 1854, étaient revus et cor­ri­gés : désor­mais l’Église ne récla­me­rait plus la pro­tec­tion publique pour elle et l’interdiction des autres cultes par les États catholiques.

En consé­quence, après le concile, le Saint-​Siège fit modi­fier les concor­dats, par exemple, en 1967, celui qui liait l’Espagne de Franco à l’Église et qui avait été adop­té sous Pie XII en 1953. « La pro­fes­sion et la pra­tique, tant publique que pri­vée, de toute reli­gion seront garan­ties par l’État » rem­pla­ça « Personne ne sera inquié­té pour ses croyances reli­gieuses ni pour l’exercice pri­vé de son culte. On n’autorisera pas d’autres céré­mo­nies ni d’autres mani­fes­ta­tions exté­rieures que celles de la reli­gion catholique. »

Était-​ce un pro­grès ? C ’est le contraire qui est vrai. Loin d’être un acquis de la civi­li­sa­tion chré­tienne, la liber­té reli­gieuse est un « délire » (selon l’expression de Grégoire XVI condam­nant par l’encyclique Mirari vos du 16 août 1832 l”« Église libre dans État libre » de Lamennais). Ce « délire » est insé­pa­rable du laï­cisme qui se fonde sur le ratio­na­lisme : à la rai­son humaine sou­ve­raine dans l’ordre de la pen­sée cor­res­pond une liber­té sou­ve­raine de la volon­té humaine dans l’ordre de l’agir, ce qui mène au rejet de toute auto­ri­té et et de la morale. Au bout du compte, cela revient à l’anarchisme du « ni Dieu, ni maître ». Avec les autres liber­tés contem­po­raines, de conscience, de presse ou d’expression, la liber­té reli­gieuse rend les peuples ingou­ver­nables. Elle s’impose comme l’une des plus graves « liber­tés de per­di­tion » dénon­cées par Léon XIII dans l’encyclique Libertas præs­tan­tis­si­mum.

Si l’on y regarde bien, donc, la liber­té reli­gieuse s’oppose non seule­ment au dogme catho­lique, mais aus­si aux prin­cipes de l’ordre poli­tique natu­rel. C’est pour­quoi, dans l’article qui suit, la ques­tion sera exa­mi­née de ces deux façons : d’abord par la rai­son natu­relle, puis sous la lumière de la foi surnaturelle.

Un « délire » au yeux de la raison

Selon la doc­trine moderne, la liber­té reli­gieuse est une liber­té sub­jec­tive. Elle consti­tue l’apanage de chaque per­sonne, qui ne peut être for­cée en matière de croyance et de pra­tique reli­gieuse. Cette liber­té doit être recon­nue dans les légis­la­tions des pays : les États n’ont pas le droit de contraindre l’exercice des cultes, sauf si cet exer­cice cause de l’immoralité et du désordre dans le domaine public. Ce droit est natu­rel et donc per­ma­nent, abso­lu et uni­ver­sel (pour toute per­sonne, dans toute socié­té et pour toutes les époques). C’est, en un mot, un droit de l’homme qui doit être garan­ti par l’État.

La consé­quence de cette doc­trine est que la liber­té de la per­sonne humaine, en matière reli­gieuse, ne peut ployer sous rien : la per­sonne garde son indé­pen­dance totale de choix et d’action reli­gieuse dans la société.

Cette concep­tion de la liber­té oublie que l’homme-individu (ou sin­gu­lier) est aus­si social – « ani­mal poli­tique », dit Aristote – et fait natu­rel­le­ment par­tie d’un tout, d’une socié­té. En pre­mier, l’homme voit le jour dans une famille ; c’est la socié­té fami­liale. Puis, à chaque étape de sa vie, l’homme est natu­rel­le­ment por­té à s’agréger à de mul­tiples socié­tés qui le lient avec autrui. Il y a d’abord la cité ou socié­té poli­tique diri­gée par un État ; il y a ensuite l’u­ni­té consti­tuée par tous les hommes de la terre, cette com­mu­nau­té uni­ver­selle qu’on pour­ra appe­ler une socié­té divine natu­relle. Enfin, s’il est catho­lique, il est en outre membre de l’Église qui est, elle aus­si, une socié­té, cette fois sur­na­tu­relle. Élargissant ain­si son regard, Julio Meinvielle écrit au bout du compte que « dans la per­sonne sin­gu­lière nous devons dis­tin­guer cinq aspects, spé­ci­fiés par cinq biens dif­fé­rents : l’aspect pro­pre­ment sin­gu­lier, le fami­lial, le poli­tique, le divin natu­rel et le divin sur­na­tu­rel » (Critique de la concep­tion de Maritain sur la per­sonne humaine). Que signi­fie d’ailleurs l’expression « spé­ci­fiés par cinq biens » ? Tout sim­ple­ment que chaque socié­té se dis­tingue d’une autre par la col­lec­tion des bien­faits spé­ci­fiques qu’elle apporte à cha­cun de ses membres. Lorsqu’un homme est agré­gé à l’une ou l’autre de ces socié­tés, il accède à cette col­lec­tion qu’on nomme aus­si « bien com­mun ». Le bien com­mun pro­cu­ré par la famille à chaque per­sonne sin­gu­lière, par exemple, n’est pas le même que celui que lui pro­cure l’Église.


Léon XIII : la liber­té reli­gieuse est une « liber­té de perdition ».

Or, ces biens sont obte­nus par une action com­mune qui oblige à suivre la volon­té de la socié­té : l’unité d’action entre les divers membres l’exige. De la vie en socié­té naissent les lois qui contraignent l’indépendance des hommes : bien­heu­reuse contrainte pour le plus grand bien de tous ! Or « cha­cun de ces aspects ou de ces biens est subor­don­né à celui qui lui est immé­dia­te­ment supé­rieur, ain­si le bien sin­gu­lier pro­pre­ment dit se subor­donne au bien de la per­sonne sin­gu­lière en tant que membre de la famille ; l’un et l’autre au bien de la per­sonne sin­gu­lière en tant que membre de la socié­té poli­tique, (…) de la com­mu­nau­té uni­ver­selle, (…) de la com­mu­nau­té sur­na­tu­relle qu’est l’Église ». Plus les biens sont supé­rieurs, plus ils sont œuvres d’une socié­té par­faite et exigent de plier sa liber­té aux néces­si­tés du bien com­mun. Si l’État exige par­fois le sacri­fice de sa vie, le Christ l’exige en quelque sorte conti­nuel­le­ment en aimant Dieu par-​dessus tout, soi-​même com­pris. L’homme en socié­té immole sa liber­té per­son­nelle pour adhé­rer à l’ordre social (ordre aux deux sens du terme : com­man­de­ment et orien­ta­tion vers le bien à obte­nir). Après moni­tion, la volon­té indi­vi­duelle qui refu­se­rait de tenir sa place au sein du tout serait ôtée de cette socié­té : les déser­teurs sont fusillés.

Ainsi voit-​on que, loin de ne pou­voir être sou­mise, la liber­té per­son­nelle doit s’incliner pour per­mettre à des êtres infé­rieurs d’obtenir les biens supé­rieurs qui les trans­cendent (saint Thomas d’Aquin, Somme théo­lo­gique, I, q. 65, a. 2). Personne n’emporte seul la vic­toire de Verdun mais tous la conquièrent, cha­cun à sa mesure.

La religion à part ?

Cependant, une objec­tion vient natu­rel­le­ment : la néces­si­té de l’obéissance de la liber­té per­son­nelle, si elle vaut dans la famille ou dans la cité, concerne-​t-​elle aus­si la reli­gion ? En effet, l’homme a un des­tin trans­cen­dant la famille et la cité : membre de l’univers (com­mu­nau­té uni­ver­selle), il reçoit des biens divins natu­rels du ciel et de la terre ; en outre, l’ordre sur­na­tu­rel le fait jouir de Dieu face à face. Ces biens lui sont propres et dépassent la socié­té poli­tique : com­ment pourrait-​elle le contraindre alors ? D’autant plus que la reli­gion est du res­sort de l’Église, et non de l’État, et ce, pour évi­ter la confu­sion entre les pou­voirs. Il sem­ble­rait donc que l’État ne puisse dis­cer­ner entre vraie et fausse reli­gion, qu’il n’ait pas le droit de favo­ri­ser l’une et de contraindre les autres. Incompétent en matière spi­ri­tuelle, ne doit-​il pas lais­ser les hommes libres de choi­sir et pra­ti­quer leur culte ?

Répondons à cette objec­tion. Il est vrai que le bien­fait ultime de la reli­gion rend bien­heu­reux l’esprit humain, mais il n’y par­vient que dans la vie éter­nelle ; ici bas, la reli­gion regarde l’homme tout de même, qu’on le consi­dère dans l’ordre pri­vé {sin­gu­lier ou fami­lial) et public {cite). Or, si les actes du citoyen concernent le domaine public, l’autorité poli­tique peut les juger, cor­ri­ger et diri­ger en fonc­tion du bien com­mun. Ainsi la reli­gion a un double but :

  1. Elle honore Dieu comme chef et pro­vi­dence de toutes choses – pre­mière cause et ordon­na­teur uni­ver­sel, dirait Aristote. L’autorité divine s’étend donc sur les hommes et sur les socié­tés, som­mets des œuvres humaines : Dieu s inté­resse aux hommes vivants en groupe ; en retour ceux-​ci lui mani­festent sou­mis­sion et gratitude.
  2. La reli­gion est aus­si une œuvre de jus­tice de chaque humain ren­dant un culte à Dieu par la louange et par tous ses actes : la morale entre dans la reli­gion – les sanc­tions et les récom­penses éter­nelles qu’elle pro­met ne font pas peu pour le res­pect des lois et les bonnes mœurs. Cela auto­rise l’État à légi­fé­rer pour que le citoyen soit bon fidèle de Dieu. La reli­gion est, en un mot, une par­tie du bien com­mun de la cité.

Ainsi la liber­té reli­gieuse est cause d’injustice dans le domaine poli­tique car elle retire à l’État un domaine légi­time d’action et elle ampute gra­ve­ment ce bien com­mun [1].

Une impiété aux yeux de la Foi

Après avoir réfu­té la liber­té reli­gieuse grâce à la simple rai­son natu­relle, il nous faut rap­pe­ler ce qu’en dit la foi catho­lique, et par consé­quent l’Église.

La liber­té reli­gieuse est par­fois pré­sen­tée comme une inven­tion chré­tienne : les Pères de l’Église l’auraient deman­dée d’abord aux empe­reurs per­sé­cu­teurs des pre­miers siècles de notre ère, puis aux empe­reurs chré­tiens sui­vants. Ils auraient désap­prou­vé l’interdiction des cultes païens, héré­tiques et juifs pro­non­cée par les auto­ri­tés civiles. L’union de l’Église et des États, sur­tout à l’époque médié­vale, comme dans l’empire de Charlemagne, serait abu­sive, s’écartant de l’Évangile et de la Tradition chré­tienne pri­mi­tive. Que pen­ser de cette théorie ?

Conformément aux pro­phé­ties – « sur le trône de David » (Is 9, 6–7), « il régne­ra sur la terre » (Jr 23, 5)… – Jésus-​Christ a affir­mé son pou­voir royal dans la cité : « Je suis roi » (Jn 18, 37), ayant tout pou­voir sur terre (Mt 28, 18)… Les Apôtres confirment : « Il doit régner sur ses enne­mis » (1 Co 15, 25), « Roi des rois et Seigneur des sei­gneurs » (Ap 1, 5). Que tirent les Pères de l’Église de telles affirmations ?

Ceux des pre­miers siècles insistent certes sur la liber­té de l’acte de foi, « spon­ta­né et venu du fond du cœur » (Origène, Contre Celse, V, 20,7) mais recon­naissent à l’État le droit de for­cer exté­rieu­re­ment la pro­fes­sion de telle croyance ou d’empêcher tel culte : il peut orien­ter le choix reli­gieux des âmes.

Avant la paix de l’Église (313), les Pères ont prô­né la coac­tion en matière reli­gieuse : saint Cyprien et Origène jettent les dis­si­dents hors de « la mai­son de Dieu [qui] est une », car « le salut ne peut être à per­sonne sauf en l’Église » (épître, IV, 4, 2–3 ; Contre Celse, VIl, 22). Pour leur culte, les apo­lo­gistes du deuxième siècle réclament la recon­nais­sance offi­cielle de l’État (Tertullien, Apologétique, XLIX, 3 ; Arnobe de Sicca, Advenus nationes, I, 65…) à l’instar des cultes païens.

En effet, la liber­té reli­gieuse n’existe pas en ce temps-​là : il faut hono­rer les dit propre (« dieux propres ») de sa ville et les dii com­munes (« dieux com­muns ») de l’empire (Jupiter, Junon, Minerve). Si les dieux sont mul­tiples, ils ne sont pas pour autant en « libre accès » car l’État décide de la licéi­té des cultes publics et « à titre pri­vé » (Cicéron, De Legibus, II, 8, 19- 22). Cette auto­ri­té cultuelle de l’État veillant sur les reli­gions garan­tit la pax deo­rum, « paix avec les dieux ». Ainsi les lois civiles répriment l’athéisme impie et inter­disent les sanc­tuaires « sau­vages », c’est- à‑dire éri­gés sans per­mis­sion (Platon, Lois, X, 908–910). « Nul ne devait avoir ses dieux propres, ou des dieux étran­gers, s’ils n’étaient recon­nus par l’État » explique Cicéron {Des lois, Il, 8,19).

Les apo­lo­gètes catho­liques ont même expo­sé les liens entre l’Église et l’empire qui est ministre de Dieu car fon­dé par lui. Il s’ensuit que les chré­tiens honorent l’empereur (Clément de Rome, Aux Corinthiens, LXX-​LXII ; Origène, Sur les Romains, IX, 23–26 et Contre Celse, VIII, 68) et col­la­borent avec lui au nom du « ren­dez à César, ren­dez à Dieu » (Mt 22,21). Cette col­la­bo­ra­tion faci­lite l’évangélisation du monde (Origène, Contre Celse, III, 29 et VIII, 68) ; aus­si Rome dure­ra tou­jours pour sou­te­nir l’Église (Tertullien, Ad Scapulam, Il). Les chré­tiens ignorent donc la liber­té de conscience reli­gieuse, de même que toute l’Antiquité.

Dès la fin des per­sé­cu­tions, les rap­ports Église-​État sont pré­ci­sés : deux des plus pres­ti­gieux doc­teurs de l’Église refusent une quel­conque liber­té religieuse.

Saint Ambroise et saint Augustin

Après 313, les empe­reurs Constantin et Licinius inau­gurent une poli­tique si favo­rable au chris­tia­nisme que l’arsenal légis­la­tif qui s’ensuit est unique dans l’histoire des rela­tions de l’Église et des États. Certes, la théo­lo­gie poli­tique de Constantin – Pontifex maxi­mus ( « pon­tife sou­ve­rain ») de tous les cultes – res­semble à la théo­cra­tie de l’Ancien Testament et se fonde sur le droit romain : « Le pou­voir public [s’exerce] sur les choses sacrées, les prêtres, les magis­trats » (Ulpien, Institutes, I, 1, § 2). Il inter­vient à contre­temps en matière d’arianisme. Cependant, l’empereur sup­plée heu­reu­se­ment aux struc­tures ecclé­sias­tiques insuf­fi­santes face aux dan­gers héré­tiques et païens.

La trans­for­ma­tion en empire chré­tien se fait par Gratien (paga­nisme d’État sup­pri­mé en 383), « rem­part de la foi catho­lique qui en vous est vivante » (Ambroise, De fide ad Gratianum, XVI, 139). Théodose recon­naît la foi du pape Damase (édit de Thessalonique en 380, concile de Constantinople en mai 381), les réunions héré­tiques sont inter­dites (édits de 382 à 384), le paga­nisme pros­crit (édit de Milan, 24 février 391) ain­si que les cultes pri­vés des dieux-​lares, le 8 novembre 392 (Code Théodosien, XVI, 10,10–12).

Saint Ambroise pose alors les deux condi­tions d’une Église d’État : la véri­té reli­gieuse révé­lée est le prin­cipe supé­rieur de la cité ; l’indépendance du cler­gé en est la garan­tie indispensable.

En consé­quence, la loi de l’Église est inté­grée à la légis­la­tion civile (canons des conciles de Nicée, Rimini, Constantinople, Éphèse, condam­na­tion d’Eutychès sous Marcien) et l’empereur est sou­mis à l’Église – Imperator intra Ecclesiam, non supra Ecclesiam ( « L’empereur est dans l’Église et pas au-​dessus d’elle », Contre Auxence, 36) – comme le pou­voir tem­po­rel l’est au pou­voir spi­ri­tuel ratione pec­ca­ti ( « en rai­son du péché ori­gi­nel » ). C’est une révo­lu­tion juri­dique. Ambroise va jusqu’à impo­ser une péni­tence à Théodose pour les graves fautes publiques de « l’empereur très chré­tien » (Epistolæ, I, 1).

En même temps, on pra­tique la tolé­rance per­met­tant aux Goths d’être homéistes (sorte d’arianisme atté­nué), accep­tant les églises ariennes hors les murs des cités. Ambroise demande la grâce de l’hérétique Priscillien… Ce n’est pas liber­té reli­gieuse cepen­dant, car le prin­cipe du païen Gaudentius – « Les hommes ne doivent pas être ame­nés mal­gré eux à la véri­té » (Augustin, Contra Gaudentium, I, 25) – est condam­né par Ambroise : il a com­pris que la péren­ni­té de la civi­li­sa­tion romaine dépen­drait de l’exclusivisme accor­dé à la reli­gion catho­lique par l’État impérial.

Après Ambroise, Augustin témoigne de l’usage de la force pour résoudre le schisme dona­tiste d’Afrique. A la fin du IIIe siècle, les dona­tistes avaient quit­té l’Église au nom de la pure­té de la foi. Vers 400, ils sont trois cents évêques en Afrique. Malgré cela, par peur de faire des « catho­liques faux et simu­lés », saint Augustin réprouve la coac­tion, sauf en cas de désordres publics (épître 185 au comte Boniface, vu, 25). Sa posi­tion est très proche de Vatican II. Cependant, au concile de Carthage de juin 407, il demande la police contre eux. Pourquoi ?

D’une part, car la révé­la­tion divine a per­mis aux rois Ezéchias et Joas de détruire des sanc­tuaires ido­lâtres, à Darius de livrer aux lions les enne­mis de Daniel, à Nabuchodonosor de légi­fé­rer contre les blas­phé­ma­teurs (ibi­dem, V, 19), au roi de Ninive de faire faire péni­tence à tous. Jésus oblige à entrer au ban­quet des noces : « Quand il vous semble qu’on ne doit pas contraindre les hommes à rece­voir la véri­té mal­gré eux, vous êtes dans l’erreur et vous ne connais­sez pas les Écritures ni la ver­tu de Dieu qui les fait vou­loir après les avoir contraints. » (Contra. Gaudentium, I, 25, n° 28)

Augustin a consta­té d’autre part « tout ce qu’une sage rigueur pou­vait faire pour leur conver­sion » (Retractationes II, 5). Ceux qui étaient empê­chés de rejoindre l’Église par peur des vio­lences ou de leurs proches « pas­sèrent immé­dia­te­ment à l’Église de Jésus-​Christ ». Ceux qui étaient rete­nus dans le schisme par tra­di­tion fami­liale purent étu­dier le dona­tisme et n’y trou­vèrent rien « qui pût com­pen­ser les dom­mages et les peines aux­quelles ils s’exposaient » en y demeu­rant : ils se firent chré­tiens. Ces exemples en atti­rèrent beau­coup qui, inca­pables de juger par eux-​mêmes, les imi­tèrent. Une qua­trième caté­go­rie, héré­tiques endur­cis, fei­gnit la conver­sion puis, « s’accoutumant peu à peu à nos salu­taires pra­tiques, et à force d’entendre prê­cher la parole de véri­té », se conver­tit sin­cè­re­ment. La coer­ci­tion fut favo­rable aux catho­liques car « la foi était soli­de­ment éta­blie lorsque les lois des empe­reurs for­çaient tous les hommes à suivre la reli­gion catho­lique » : ils ren­dirent grâce pour les conver­sions opé­rées. Quant aux irré­duc­tibles, d’autant plus vio­lents, la fer­veur des catho­liques se fit intense pour les gagner (épître 185, VI, 25 et 31).

Pour Augustin, l’argument fon­da­men­tal est le salut éter­nel de l’hérétique (Contra lit­teræ Petiliani, II, 43). A Faune d’une éter­ni­té de châ­ti­ments, les peines tem­po­relles sont infimes et la coer­ci­tion rela­ti­vi­sée. Il y a nombre d’avantages : « La crainte des peines [tem­po­relles]… ren­ferme du moins les mau­vais dési­rs dans les bar­rières de la pen­sée » (ibi­dem, 83, n° 184) ; « la contrainte exté­rieure fera naître la volon­té à l’intérieur » (ser­mon exil, 7, n° 8), « on com­mence par la crainte et l’on pro­gresse jusqu’à l’amour, et le Seigneur accorde la paix » (Contra Gaudentium, I, 12, n° 13).

Augustin est donc for­cé de recon­naître « la misé­ri­corde de Dieu qui savait que la ter­reur des lois et quelques châ­ti­ments étaient un remède néces­saire pour gué­rir la per­ver­si­té ou la tié­deur de beau­coup, et que la dure­té de cœur résis­tant aux exhor­ta­tions cède à une juste et sévère dis­ci­pline » (épître 185, VI, 26).

Il achève donc ain­si : « Pourquoi donc de même que les très bonnes mœurs sont choi­sies par la libre volon­té, les mau­vaises ne seraient-​elles pas punies par l’intégrité de la loi ?… Si donc il fut fait quelques lois contre vous, elles ne vous forcent point de bien faire, mais elles vous empêchent de mal faire ; car on ne peut bien faire que par choix, que par amour… » {Contra lit­teræ Petiliani, Il, 83, n° 184) Saint Augustin a posé les fon­de­ments de la cité de Dieu dont la coer­ci­tion reli­gieuse fut un vec­teur essentiel.

Ainsi et pour conclure, dès l’Antiquité chré­tienne la plus ancienne, le Christ put régner sur les socié­tés poli­tiques selon le mot de Théodose II au concile d’Éphèse en 431 : « L’Église et l’État ne forment qu’un tout et, sur notre ordre et avec l’aide de notre Dieu et Sauveur, ils seront sans cesse plus unis. »

Source : Fideliter n°230 de mars-​avril 2016

Notes de bas de page
  1. On insiste par­fois en pro­po­sant une nou­velle for­mule à la même objec­tion : la hié­rar­chie des biens subor­donne le poli­tique à la théo­di­cée car le monas­tique (vie de l’homme comme indi­vi­du), le domes­tique et le poli­tique – tous trois domaines de l’État – dépendent de l’éthique, alors que la dimen­sion reli­gieuse res­sort de la théo­lo­gie natu­relle (une par­tie de la méta­phy­sique) et sur­na­tu­relle. L’État n’y est pas com­pé­tent. Mais saint Thomas remarque que seuls les sages, déjà par­faits en cette vie par la contem­pla­tion de Dieu, sont au-​dessus du poli­tique : ils sont très rares, dans une vie soli­taire quasi-​divine, car se vouer tota­le­ment aux choses de Dieu « est au-​dessus de l’homme » [Somme théo­lo­gique II-​II, q. 188, a. 8). Même saint Bruno, fon­da­teur des char­treux, n’a rien trou­vé de mieux pour sau­ve­gar­der leur vie éré­mi­tique qu’une règle reli­gieuse de vie com­mune… Ainsi l’homme en sa dimen­sion reli­gieuse ne peut échap­per à la socié­té poli­tique dont il est tou­jours membre par néces­si­té hum­ble­ment humaine. La doc­trine de la liber­té reli­gieuse est d’une folle pré­ten­tion : elle fait croire que tout homme est en état de per­fec­tion reli­gieuse par nature… avant même d’avoir choi­si le moindre exer­cice spi­ri­tuel. Finalement, elle ampli­fie le péché d’origine et mène­ra à la même issue les socié­tés qui la pré­co­nisent…[]

Fideliter

Revue bimestrielle du District de France de la Fraternité Saint-Pie X.