Séduisante mais trompeuse s’avère la tentative récente du Père de Blignières de prouver que la liberté religieuse issue du concile Vatican II, ne s’oppose pas à la royauté sociale du Christ.
Julie de Mestral-Combremonc (1863–1954), née à Moudon, dans le canton de Vaud, en Suisse, partagea sa vie entre Lavey et Paris. Publiant de nombreux articles dans le Journal de Genève et la Gazette de Lausanne, elle s’est imposée comme l’une des figures les plus représentatives de l’Eglise Réformée Evangélique, au cours de la première moitié du vingtième siècle. Elle devint célèbre lorsqu’elle publia en 1909 un roman, intitulé Le Miroir aux Alouettes, et qui lui valut, en 1910, l’attribution du Prix Montyon de l’Académie Française, récompense destinée aux auteurs français d’ouvrages les plus utiles aux mœurs, et recommandables par un caractère d’élévation et d’utilité morales. L’expression empruntée par le titre de ce roman désigne au sens propre un dispositif tournant, muni de petits miroirs réfléchissant les rayons du soleil, utilisé par les chasseurs pour attirer les alouettes et autres petits oiseaux. Il s’agit donc d’un piège, ou, à tout le moins, d’un leurre. Le sens figuré de l’expression désigne une chose séduisante mais trompeuse.
2. Séduisante mais trompeuse s’avère la tentative récente du Père de Blignières, lequel, après bien d’autres, voudrait prouver que le droit à la liberté religieuse, affirmé par la Déclaration Dignitatis humanae du concile Vatican II, ne s’opposerait pas à la royauté sociale du Christ sur les sociétés humaines [1] Un examen tant soit peu attentif des textes [2] oblige pourtant à conclure qu’il y a une contradiction réelle et manifeste entre l’enseignement de Dignitatis humanae et ceux des Papes antérieurs à Vatican II, tout spécialement l’Encyclique Mirari vos publiée le 15 août 1832 par le Pape Grégoire XVI (1830–1846) et l’Encyclique Quanta cura publiée le 8 décembre 1864 par le Pape Pie IX (1846–1878). La tentative du Père de Blignières, comme celles de tous ceux qui, avant lui, se sont efforcés de prouver la continuité de Vatican II avec la Tradition ne résiste pas à l’examen des textes. Loin de s’inscrire dans la continuité de l’enseignement magistériel et d’expliciter le droit naturel révélé, Dignitatis humanae renie la doctrine sociale de l’Eglise.
3. La séduction consiste en ce que l’article du Père de Blignières met en évidence l’un ou l’autre des passages de la Déclaration Dignitatis humanae – assortis des enseignements du post-Concile – qui donnent l’illusion d’accorder celle-ci avec les enseignements de Grégoire XVI et Pie IX. La tromperie consiste en ce que ce même article passe sous silence les passages de cette Déclaration – et des enseignements du post-Concile – qui sont en contradiction manifeste avec la doctrine imposée jusqu’ici par le Magistère de l’Eglise. Autant dire que la question litigieuse n’est même pas abordée.
4. Sans doute, oui, trouve-t-on des affirmations réitérées qui présentent la doctrine de la liberté religieuse comme étant conforme à la doctrine traditionnelle. Ainsi, le n° 1 et le n° 13 de la Déclaration Dignitatis humanae, le Catéchisme de l’Eglise catholique de 1992, l’Encyclique Veritatis splendor du Pape Jean-Paul II et l’encyclique Caritas in veritate du Pape Benoît XVI affirment-ils que la doctrine de Vatican II sur la liberté religieuse ne contredit pas le devoir moral qui oblige tant les individus que les sociétés de reconnaître et embrasser la vraie religion, que le droit à la liberté religieuse ne saurait être compris comme un droit à l’erreur et qu’il doit s’entendre dans les limites objectives d’un ordre public non point naturaliste. Sans doute, oui, sans doute … Le Père de Blignières a bien choisi ses références. Bien ? C’est-à-dire astucieusement, et au sens où celles-ci accomplissent parfaitement une opération de séduction, et détournent les regards de ce qui pose véritablement problème dans les textes du Concile et du post Concile. Alors, dans ce sens-là, oui assurément : ces références sont bien choisies car elles ne nous font voir que du feu, c’est-à-dire une apparente et très partielle continuité. Mais c’est au prix d’une sélection arbitraire, dont on a peine à croire quelle soit passée inaperçue aux yeux mêmes de celui qui se montrait jadis si sévère à l’endroit des autres références qui témoignent sans conteste d’une véritable rupture.
5. Voyons un peu.
6. La liberté religieuse telle que l’enseigne Dignitatis humanae comporte deux points bien précis qui la mettent en contradiction avec Mirari vos et Quanta cura. En effet, Grégoire XVI et Pie IX ont condamné l’un et l’autre deux expressions différentes d’une seule et même erreur, l’erreur d’un droit à la non-répression, de la part des pouvoirs publics, en matière religieuse. Première expression : les autorités civiles ne doivent pas intervenir pour réprimer ces violations de la religion catholique que sont nécessairement les manifestations extérieures des religions fausses dans le cadre de la vie en société. Deuxième expression : les individus ont le droit ne pas être empêchés par les autorités civiles d’exercer au for externe de la vie en société les actes externes de leur religion, vraie ou fausse. Cette erreur condamnée est aujourd’hui à la base de toutes les démocraties modernes. Dans un discours à l’ONLT [3], le pape Benoît XVI voit dans cet état de fait l’aboutissement logique des réformes entreprises par le concile Vatican II. Le faux principe condamné par Grégoire XVI et Pie IX est devenu la charte de la nouvelle doctrine sociale de l’Eglise conciliaire.
7. Pour nous en tenir à la première expression de l’erreur signalée, la proposition condamnée par Quanta cura est la suivante : « La meilleure condition de la société est celle où on ne reconnaît pas au pouvoir le devoir de réprimer par des peines légales les violateurs de la religion catholique, si ce n’est dans la mesure où la tranquillité publique le demande » (DS 1689). Dignitatis humanae déclare que la liberté religieuse à laquelle la personne humaine a un droit « consiste en ce que tous les hommes doivent être soustraits à toute contrainte de la part tant des individus que des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience ni empêché d’agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d’autres » (n° 2). Pie IX condamne donc le droit à la non-répression en matière de religion, même limité par les exigences de l’ordre public de la société civile. DH enseigne ce même droit à la non-répression en matière religieuse, tel que limité par les seules exigences « de l’ordre public » (DH 2) ou de la « moralité publique » (DH 7) et refuse ainsi que l’Etat limite ou interdise l’exercice d’un culte religieux pour le simple fait que ce culte, étant faux, porte atteinte au bien commun de la religion catholique. La contradiction est donc manifeste : pour Quanta cura, la norme est la répression du culte public des fausses religions, même limité par les exigences de l’ordre public ; pour Dignitatis humanae, la norme est la liberté du culte public des fausses religions, tel que limité par les exigences de l’ordre public. Quanta cura limite seulement, par la tolérance, la répression de l’erreur, qui ne peut jamais jouir d’aucune liberté, ainsi que l’enseigne le Pape Léon XIII dans l’Encyclique Libertas « Il n’est jamais permis de demander, de défendre, d’accorder la liberté de penser, d’écrire ou d’enseigner et aussi la liberté indistincte des religions comme autant de droits que la nature aurait donnée à l’homme. […] Mais il s’ensuit également que ces sortes de liberté peuvent être tolérées pour de justes causes, avec d’ailleurs les précautions voulues pour qu’elles ne dégénèrent pas en désordre et en licence » [4]. A l’inverse, Dignitatis humanae limite la liberté même, accordée par principe à l’erreur. Et ces limites que Dignitatis humanae impose à la liberté de l’erreur ne visent pas à restreindre le domaine spécifiquement religieux de la liberté. Le droit à la liberté religieuse est celui d’une liberté illimitée dans le domaine religieux, droit sans limites intrinsèques, car valant pour toutes les religions, vraies ou fausses. Il y aura tout au plus des limites extrinsèques, et qui sont celles de l’ordre profane certes objectif mais purement naturel. Les discours pontificaux de Benoît XVI le montrent suffisamment, tout particulièrement son discours-clé de 2006 aux juristes italiens, qui fait référence à la « légitime autonomie des réalités terrestres » , prônée par le n° 36 de la constitution pastorale Gaudium et spes, au sens d’une autonomie effective « non pas de l’ordre moral, mais du domaine ecclésiastique » [5]. Autant dire que, si les autorités publiques sont tenues de respecter l’ordre de la loi naturelle, elles ne sont pas tenues de respecter l’ordre de la loi divine positive, révélée par le Christ et les apôtres et dont le dépôt a été confié à l’Eglise catholique.
8. La contradiction entre Quanta cura et Dignitatis humanae découle de cette vérité indéniable que l’exercice public d’une religion fausse est, en tant que tel, (même limité par les exigences de la paix publique) une violation de la religion catholique. Et c’est précisément cette équivalence que les partisans de la liberté religieuse ne reconnaissent pas. A leurs yeux, professer une religion fausse dans le cadre de l’ordre social n’équivaut pas à violer la religion catholique, étant donné que l’ordre social est autonome par rapport au droit positif divinement révélé. Tout repose sur ce principe d’autonomie, énoncé par le n° 36 de Gaudium et spes, et explicité par Benoît XVI dans son Discours de 2006 à l’union des juristes catholiques italiens.
9. Quant à la deuxième expression de l’erreur signalée, Quanta cura condamne la proposition suivante : « La liberté de conscience et des cultes [au for externe] est un droit propre à chaque homme » et « Ce droit doit être proclamé et garanti par la loi dans toute société bien organisée » (DS 1690). Dignitatis humanae affirme à l’inverse que « la personne humaine a droit à la liberté religieuse » au sens indiqué plus haut et que « ce droit de la personne humaine à la liberté religieuse dans l’ordre juridique de la société doit être reconnu de telle sorte qu’il constitue un droit civil ».
10. Ce sont là les deux points cruciaux en raison desquels la déclaration Dignitatis humanae pose un grave problème à la conscience des catholiques. Le texte du Concile n’enseigne pas (du moins dans ce n° 2) la liberté des consciences individuelles en matière religieuse, au sens où chaque homme aurait le droit de choisir, dans le for interne de sa conscience, la religion qui lui plaît (quelle soit objectivement vraie ou fausse), sans tenir compte d’aucune règle morale objective [6]. Le texte enseigne la liberté des actions externes individuelles en matière religieuse, au sens où chaque homme a le droit de ne pas être empêché par les autorités civiles d’exercer, au for externe de la vie en société, les actes religieux qu’il se sent en conscience tenu d’accomplir, pour autant que ces actes ne troublent pas l’ordre public ; ce qui revient à énoncer l’indifférentisme religieux des autorités civiles. En effet, le droit ainsi défini implique que les autorités civiles ne doivent pas intervenir, au for externe de la vie en société, ni en faveur de la religion vraie ni en défaveur des religions fausses, sauf si l’ordre public est menacé, c’est-à-dire par accident. L’indifférentisme religieux en général correspond à deux erreurs distinctes : l’indifférentisme religieux des individus ; l’indifférentisme religieux des pouvoirs publics. Ce n° 2 de Dignitatis humanae enseigne la deuxième erreur, sans pour autant enseigner la première. Et tous les textes avancés par le Père de Blignières, du n° 1 de Dignitatis humanae à Caritas in veritate de Benoît XVI, en passant par le nouveau Catéchisme de 1992 et Veritatis splendor de Jean-Paul II, se contentent de réprouver l’indifférentisme religieux des individus. Et s’ils rappellent, tout au plus, le devoir des sociétés d’embrasser la vraie religion, aucun de ces textes ne revient sur l’affirmation problématique du n° 2 de Dignitatis humanae. Celle-ci correspond bel et bien au principe faux du libéralisme, condamné par Grégoire XVI et Pie IX, et selon lequel l’autorité politique, si elle a le devoir d’embrasser la vraie religion, a aussi le devoir de respecter le droit des individus et des associations de ne pas être empêchés de professer les religions fausses. Toute la contradiction du catholique libéral est là : il prétend s’obliger en conscience et même obliger en conscience la société à professer la vraie religion, mais il prétend aussi s’obliger en conscience à ne pas empêcher les violateurs de la vraie religion de violer celle-ci, du fait même qu’ils professent leurs religions fausses. Ce qui est la négation même de la Royauté sociale de Notre Seigneur Jésus-Christ.
11. En effet, le principe de la liberté religieuse implique la négation de l’union nécessaire entre l’Eglise et l’Etat. L’Etat ne doit plus intervenir pour empêcher la profession publique des fausses religions. Cette séparation de l’Eglise et de l’Etat s’explique en raison du faux principe de l’autonomie du temporel, énoncé par la constitution pastorale Gaudium et spes, en son n° 36 et selon lequel « les choses créées et les sociétés elles-mêmes ont leurs lois et leurs valeurs propres, que l’homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser et à organiser ». Ce principe a été explicité par le pape Benoît XVI dans son discours à l’union des juristes catholiques italiens, le 9 décembre 2006, cité plus haut. L’expression signifie « l’autonomie effective des réalités terrestres, non pas de l’ordre moral, mais du domaine ecclésiastique ». Le principe énoncé par Vatican II et revendiqué par Benoît XVI autorise tout au plus dans le domaine temporel une intervention des religions, vraies ou fausses (et pas seulement de l’Eglise) en faveur de l’ordre moral naturel, et seulement par mode de conseil ou de libre témoignage. De la distinction dans l’union entre l’Eglise et l’Etat, toujours enseignée par le magistère jusqu’ici, on est passé à la séparation et au pluralisme.
12. Mais de cela, le Père de Blignières ne souffle mot. C’est pourquoi, pour séduisante qu’elle puisse paraître aux yeux de toutes les bonnes âmes soucieuses de demeurer dans la communion de la vérité en demeurant dans l’obéissance aux enseignements de Vatican II, l’écriture du fondateur de la Fraternité Saint Vincent Ferrier est trompeuse.
Source : Courrier de Rome n° 672
- Louis-Marie de Blignières, « Le Christ Roi et la liberté religieuse. La royauté sociale du Christ, doctrine périmée ou pérenne ? » paru sur le site Claves.org, page du 23 décembre 2023.[↩]
- II serait fastidieux d’énumérer à nouveau ici toutes les études qui ont, depuis déjà cinquante ans, établi ce point. Citons seulement pour mémoire, sans prétendre à l’exhaustivité : Mgr Lefebvre, Mes doutes sur la liberté religieuse, Clovis, 2000 ; Lettre de quelques évêques sur la situation de la sainte Eglise et Mémoire sur certaines erreurs actuelles, Société Saint Thomas d’Aquin, 1583 ; Michel Martin, « Le concile Vatican II et la liberté religieuse » dans De Rome et d’ailleurs, numéro spécial de janvier 1986 ; Abbé Bernard Lucien, Grégoire XVI, Pie IX et Vatican II. Etudes sur la liberté religieuse dans la doctrine catholique, Editions Forts dans la foi, 1990 ; Arnaud de Lassus, La liberté religieuse, trente ans après Vatican II Action Familiale et Scolaire ; Abbé Jean-Michel Gleize, Vatican II en débat, Courrier de Rome, 2012, p. 107–124.[↩]
- Benoît XVI, « Discours à l’assemblée générale des Nations unies, le 18 avril 2008 » dans L’Osservatore romano n° 16 (22 avril 2008), p. 7.[↩]
- Léon XIII, Encyclique Libertas du 20 juin 1888 dans Enseignements pontificaux de Solesmes, La Paix intérieure des nations, n° 225.[↩]
- Benoît XVI, « Discours à l’union des juristes catholiques italiens le 9 décembre 2006 » dans DC n° 2375, p. 214–215.[↩]
- Cet indifférentisme religieux des individus est condamné dans la proposition 15 du Syllabus du pape Pie IX (DS 2515).[↩]