Un lien « existentiel »

La Pala di Fiesole, peinture en tempera sur panneau de bois de Fra Angelico, réalisée en 1422-1423 pour l'église du couvent San Domenico de Fiesole (Italie).

Selon le Pape François, la com­mu­nion des saints repose sur un lien « exis­ten­tiel » et non sur un lien sur­na­tu­rel de charité. 

Lors de l’Audience géné­rale du mer­cre­di 2 février der­nier, dans sa dixième Catéchèse sur saint Joseph, le Pape François décrit en ces termes la com­mu­nion des saints : « La com­mu­nion des saints ne concerne pas seule­ment les frères et sœurs qui sont à mes côtés en ce moment de l’his­toire, ou qui vivent en ce moment de l’histoire, mais concerne aus­si ceux qui ont ache­vé leur par­cours, le pèle­ri­nage ter­restre et ont fran­chi le seuil de la mort. Même eux sont en com­mu­nion avec nous ». Rien de plus juste, appa­rem­ment. La com­mu­nion des saints, telle que le Catéchisme nous en donne la défi­ni­tion, repose en effet sur le lien sur­na­tu­rel de la cha­ri­té, et ce lien réunit dans la même socié­té mys­tique d’une part les âmes qui, sur cette terre, sont en état de grâce, et d’autre part celles qui, dans l’au-delà du ciel, sont dans l’état de gloire. La com­mu­nion des saints se défi­nit comme la socié­té mys­tique de tous les justes, qu’ils soient dans l’état de voie (où la cha­ri­té découle de la foi) ou dans l’état de terme (où la cha­ri­té découle de la vision).

2. Est-​ce bien la défi­ni­tion à laquelle le Pape entend se réfé­rer ? Il est per­mis d’en dou­ter, si l’on s’en tient aux pro­pos qui suivent : « Pensons‑y, chers frères et sœurs : dans le Christ, per­sonne ne peut jamais vrai­ment nous sépa­rer de ceux que nous aimons parce que le lien est un lien exis­ten­tiel, un lien fort qui est dans notre nature même ; seule la manière d’être ensemble, eux avec cha­cun d’entre nous, change, mais rien ni per­sonne ne peut bri­ser ce lien ». Le lec­teur catho­lique, ani­mé d’une bien­veillance de prin­cipe pour le Pape, et dis­po­sé à se confor­mer avec doci­li­té aux ensei­gne­ments du Vicaire du Christ, ne peut ici se défendre d’éprouver quelque sen­ti­ment de ter­reur. En effet, le Pape défi­nit la com­mu­nion des saints en disant qu’elle repose sur un lien « exis­ten­tiel » et il pré­cise aus­si­tôt la por­tée de cette épi­thète en décla­rant que ce lien réside « dans notre nature même » et que, par consé­quent, un tel lien ne sau­rait être bri­sé. Il est clair que ce lien est insuf­fi­sant pour défi­nir la com­mu­nion des saints pro­pre­ment dite ; il ne sau­rait défi­nir qu’une com­mu­nion humaine et natu­relle, laquelle en devien­drait natu­ra­liste si elle avait la pré­ten­tion de se suf­fire et d’équivaloir à une com­mu­nion de sain­te­té. Sans aller jusqu’au pan­théisme, c’est-à-dire jusqu’à la confu­sion entre le Créateur et ses créa­tures, cette défi­ni­tion tombe déjà dans l’erreur qui confond la nature et la grâce.

3. La gra­vi­té de ce pro­pos n’échappera à per­sonne. En effet, le Pape François s’éloigne ici du dogme catho­lique, bien davan­tage que ne l’avaient déjà fait avant lui le concile Vatican II et ses pré­dé­ces­seurs, au pre­mier rang des­quels doit figu­rer Jean-​Paul II La consti­tu­tion pas­to­rale Gaudium et spes niait seule­ment la gra­tui­té de la grâce, sans pour autant la confondre direc­te­ment avec la nature. « Parce qu’en Lui », dit en effet le numé­ro 22 de Gaudium et spes en par­lant du Christ, « la nature humaine a été assu­mée, non absor­bée, par le fait même cette nature a été éle­vée en nous aus­si à une digni­té sans égale. Car, par son Incarnation, le Fils de Dieu s’est en quelque sorte uni lui-​même à tout homme ». Jean-​Paul II a mis en relief cette idée maî­tresse du Concile, dès sa pre­mière Encyclique Redemptor homi­nis du 4 mars 1979 et nous trou­vons une expres­sion sai­sis­sante de cette mise en relief dans l’Encyclique Evangelium vitae du 25 mars 1995 : « En outre », écrit le Pape, « l’homme et sa vie ne nous appa­raissent pas seule­ment comme un des plus grands pro­diges de la créa­tion ; Dieu a confé­ré à l’homme une digni­té qua­si divine (cf Ps VIII, 6–7) ». Ce pro­pos pour­rait s’entendre du tout pre­mier état de jus­tice ori­gi­nelle, don­né gra­tui­te­ment par Dieu à nos pre­miers parents, Adam et Eve, en même temps que leur créa­tion, et ensuite per­du à cause du péché ori­gi­nel. Mais ce qui suit immé­dia­te­ment nous oblige à com­prendre que telle n’est pas l’intention du Pape. Ce der­nier veut clai­re­ment dire que cette « digni­té qua­si divine » accom­pagne néces­sai­re­ment la nature humaine, en tout indi­vi­du, indé­pen­dam­ment de la grâce du bap­tême, et ce, dès la nais­sance : « En tout enfant qui naît et en tout homme qui vit ou qui meurt », conti­nue Jean-​Paul II, « nous recon­nais­sons l’i­mage de la gloire de Dieu ; nous célé­brons cette gloire en tout homme, signe du Dieu vivant, icône de Jésus Christ ». Plutôt que d’insinuer la confu­sion de la nature et de la grâce, cette pro­po­si­tion exprime exac­te­ment la néga­tion de la gra­tui­té de la grâce, qui en devient une pré­ro­ga­tive néces­saire à la nature. Mais pour lui être due, la grâce reste dis­tincte de la nature. Tout autre est le pro­pos de François qui assi­mile et confond expli­ci­te­ment le lien de la grâce avec le lien exis­ten­tiel de la nature.

4. La suite de ce pro­pos oblige le lec­teur, déjà atter­ré, à se deman­der quelle théo­lo­gie peut bien ins­pi­rer l’actuel suc­ces­seur de saint Pierre. S’interrogeant pour savoir si « ceux qui ont renié la foi, qui sont apos­tats, qui sont les per­sé­cu­teurs de l’Église, qui ont renié leur bap­tême » demeurent encore « à la mai­son », François répond que oui. « Oui, ceux-​là aus­si. Tous. Les blas­phé­ma­teurs, tous autant qu’ils sont ». La rai­son que donne le Pape de cette appar­te­nance des apos­tats à la com­mu­nion des saints est la sui­vante : « Nous sommes frères. C’est la com­mu­nion des saints. La com­mu­nion des saints main­tient ensemble la com­mu­nau­té des croyants sur la terre et dans le Ciel. Et sur la terre, les saints, les pécheurs, tout le monde ».

5. Grâce à notre caté­chisme, celui du concile de Trente et celui de saint Pie X, grâce aus­si aux ensei­gne­ments du Pape Pie XII, dans l’Encyclique Mystici cor­po­ris, nous savons déjà que l’appartenance à l’Église se réa­lise lors de la récep­tion du sacre­ment du bap­tême, qui pro­duit dans l’âme du bap­ti­sé, outre la grâce sanc­ti­fiante, le carac­tère. Elle consiste prin­ci­pa­le­ment dans la rela­tion de subor­di­na­tion qui relie le fidèle catho­lique au gou­ver­ne­ment de la hié­rar­chie de l’Église, celui du Pape et celui des évêques, en vue de la pro­fes­sion exté­rieure et sociale de la vraie foi et du vrai culte. Elle consiste aus­si dans la rela­tion de coor­di­na­tion qui relie le fidèle catho­lique avec tous les autres membres de l’Église, dans cette pro­fes­sion exté­rieure et sociale de la même vraie foi et du même vrai culte, sous la direc­tion du gou­ver­ne­ment des pas­teurs. Pie XII enseigne en effet que « Seuls font par­tie réel­le­ment des membres de l’Église ceux qui ont reçu le bap­tême de régé­né­ra­tion et pro­fessent la vraie foi, et qui, d’autre part, ne sont pas, pour leur mal­heur, sépa­rés de l’en­semble du Corps, ou n’en ont pas été retran­chés pour des fautes très graves par l’au­to­ri­té légi­time » [1]. Les apos­tats font par­tie de ceux qui se sont sépa­rés de l’ensemble du Corps de l’Église, pré­ci­sé­ment parce qu’ils ont reje­té la foi. C’est la défi­ni­tion qu’en donne le canon 751 du Nouveau Code de 1983 : « L’apostat est celui qui rejette tota­le­ment la foi chré­tienne » [2]. Le canon 1184, § 1 de ce même Nouveau Code (comme le canon 1240, § 1, ie de l’ancien Code de 1917) pré­voit que les apos­tats doivent être pri­vés des funé­railles ecclé­sias­tiques. Et, tou­jours dans le Nouveau Code, le canon 1364 § 1 pré­voit que ces mêmes apos­tats encourent la peine de l’excommunication latae sen­ten­tiae. Le lec­teur remar­que­ra que nous fai­sons ici volon­tai­re­ment réfé­rence au Nouveau Code de 1983 pro­mul­gué par Jean-​Paul II, pour mettre en évi­dence ce fait dûment avé­ré que François s’affranchit ouver­te­ment des normes édic­tées par son pré­dé­ces­seur, appa­rem­ment cano­ni­sé par lui-même.

6. Rejetant la pro­fes­sion exté­rieure et sociale de la vraie foi, l’apostat n’est plus membre de l’Église. Cela se com­prend si l’Église est fon­dée sur le lien de la pro­fes­sion de la vraie foi. De toute évi­dence, il n’en va pas ain­si dans la pen­sée du Pape François, puisque, selon ce der­nier, le lien qui consti­tue comme telle ce qu’il désigne comme la « com­mu­nion des saints » – et qu’il assi­mile à l’Église – est le lien exis­ten­tiel de la nature. En rai­son de ce lien, dit François, « nous sommes frères » et « c’est la com­mu­nion des saints ». Il ajoute même ; » La com­mu­nion des saints main­tient ensemble la com­mu­nau­té des croyants sur la terre et dans le Ciel ». Bien enten­du, il ne peut pas s’agir ici d’une com­mu­nau­té fon­dée sur la vraie foi, la foi catho­lique. D’une part en effet, il s’agit d’une com­mu­nau­té de croyance basée sur le lien exis­ten­tiel de la nature, qui intègre ceux qui ont reje­té la vraie foi catho­lique. D’autre part, il s’agit d’une com­mu­nau­té de croyance qui s’étend indif­fé­rem­ment à la terre et au ciel, alors qu’au ciel la vraie foi catho­lique cesse et dis­pa­raît pour lais­ser la place à la vision. Les « croyants » dont il s’agit ici dans la pen­sée du Pape ne sau­raient être que les hommes croyants, à quelque croyance qu’ils appartiennent.

7. Ne devrions-​nous pas, pour com­prendre l’incompréhensible, en reve­nir tout sim­ple­ment au Concile ? La consti­tu­tion pas­to­rale Gaudium et spes affirme en effet dans son « Avant-​propos » (n° 3) que « en pro­cla­mant la très noble voca­tion de l’homme et en affir­mant qu’un germe divin est dépo­sé en lui, ce saint Synode offre au genre humain la col­la­bo­ra­tion sin­cère de l’Église pour l’instauration d’une fra­ter­ni­té uni­ver­selle qui réponde à cette voca­tion ». Cette fra­ter­ni­té uni­ver­selle, dont parle déjà le Concile semble bel et bien être celle qui fait l’objet des pré­oc­cu­pa­tions essen­tielles du Pape actuel, et à laquelle il a consa­cré deux de ses Encycliques, à cinq ans d’intervalle, Laudato si du 24 mai 2015 et Fratelli tut­ti du 3 octobre 2020. Dans Laudato si, François parle d’une « fra­ter­ni­té sublime avec toute la créa­tion » (au n° 221) et il explique (au n° 228) que « nous pou­vons par­ler d’une fra­ter­ni­té uni­ver­selle » parce que « Jésus nous a rap­pe­lé que nous avons Dieu comme Père com­mun, ce qui fait de nous des frères ». Bien sûr, il faut com­prendre qu’il s’agit ici de la « pater­ni­té » du Créateur, auteur de la nature et que cette fra­ter­ni­té repose sur le fameux lien exis­ten­tiel dont il est ques­tion dans la récente Catéchèse du 2 février der­nier. Et dans Fratelli tut­ti (aun° 106), le Pape nous donne l’avertissement sui­vant : « Il est quelque chose de fon­da­men­tal et d’essentiel à recon­naître pour pro­gres­ser vers l’amitié sociale et la fra­ter­ni­té uni­ver­selle : réa­li­ser com­bien vaut un être humain, com­bien vaut une per­sonne, tou­jours et en toute cir­cons­tance ». Grâce à Jean-​Paul II (qui a eu déci­dé­ment le tort de vou­loir exclure les apos­tats de la com­mu­nion des saints) nous savons quelle est cette valeur de l’être humain et de la per­sonne : tout homme est en effet le « signe du Dieu vivant » et « l’icône de Jésus Christ ». Le grand mérite de François n’est-​il pas alors d’avoir déli­vré l’Église conci­liaire des der­niers scru­pules dont s’embarrassait encore Jean-​Paul II, en tirant toutes les consé­quences logiques de Gaudium et spes, de Redemptor homi­nis et de Evangelium vitae ?

8. Ainsi peut appa­raître en pleine lumière la nature de ce fameux « germe divin » dont parle le Concile, germe dépo­sé dans l’homme et prin­cipe de la fra­ter­ni­té uni­ver­selle. Ce germe, nous disent le Concile et Jean-​Paul II, est celui qui accom­pagne néces­sai­re­ment la nature de l’homme, qui se trouve en tout homme. Mais alors, nous dit François, puisque ce germe est le propre de la nature, la fra­ter­ni­té uni­ver­selle qui en découle repose sur le lien même de l’existence humaine, telle qu’en tout homme. Le grand mérite de François est de tirer la conclu­sion qui s’impose : si l’on nie la gra­tui­té de la grâce, si l’on pos­tule qu’elle est due à la nature, on la confond avec elle. La com­mu­nion des saints finit par se confondre avec la com­mu­nion des hommes.

9. L’Église conci­liaire est alors mûre pour un « com­mu­nisme mon­dial à teinte reli­gieuse » [3].

Source : Le Courrier de Rome n° 650

Notes de bas de page
  1. Pie XII, Encyclique Mystici cor­po­ris du 29 juin 1943 dans Acta Apostolicae Sedis, t. XXXV (1943), p. 202 et DS 3802.[]
  2. Canon 751 : « On appelle héré­sie la néga­tion obs­ti­née, après la récep­tion du bap­tême, d’une véri­té qui doit être crue de foi divine et catho­lique, ou le doute obs­ti­né sur cette véri­té ; apos­ta­sie, le rejet total de la foi chré­tienne ; schisme, le refus de sou­mis­sion au Pontife Suprême ou de com­mu­nion avec les membres de l’Église qui lui sont sou­mis ».[]
  3. Mgr Lefebvre, Itinéraire spi­ri­tuel, p. 8[]

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.