La révolution et le modernisme ont pénétré la Cité de Dieu par la liturgie. Le Mouvement liturgique a été le cheval de Troie au moyen duquel les disciples de Loisy ont occupé l’Église.
Les pionniers du nouveau mouvement liturgique
Ce qui allait devenir le Mouvement liturgique commençait bien, et sous les meilleurs auspices avec les travaux de Dom Guéranger et l’impulsion de saint Pie X. Il s’agissait, selon la définition de Dom Rousseau, du « renouveau de ferveur du clergé et des fidèles pour la liturgie ». Il fallait, selon saint Pie X, « trouver le véritable esprit chrétien à sa source première et indispensable : la participation active aux mystères sacrosaints et à la prière publique et solennelle de l’Église ».
Hélas bien vite, les premières déviations se firent sentir. Dom Lambert Beauduin privilégia l’aspect apostolique de la liturgie sur son caractère essentiellement cultuel. Il envisagea, avec son aventure de Chevetogne (Belgique), de mettre au service de l’œcuménisme le Mouvement liturgique. Et c’est ainsi, à côté des vrais succès du Mouvement, qu’augmentaient en nombre et en gravité les déviations.
En Allemagne, Dom Herwegen veut débarrasser le missel de ses éléments médiévaux pour le ramener à la pureté patristique. Plus grave, pour Dom Odon Casel, il y a une justification théologique à ce présupposé archéologique : le Moyen Age, et surtout l’âge baroque, ont altéré le sens du mystère du culte chrétien. Laissons le père Bouyer nous expliquer de quoi il s’agit : « Disons d’un mot le contenu du « mystère ». C’est la réactualisation dans, par et pour l ’Église, de l’acte de Notre- Seigneur qui a accompli notre salut, c’est-à-dire sa Passion et sa mort dans la plénitude de leur effet ultime : la Résurrection, la communication de la grâce salvatrice à l’humanité et la consommation finale de toutes choses. Dans cette perspective, la propriété centrale de la liturgie, et donc ce qu’il faut saisir avant tout pour la comprendre, c’est le mode unique par lequel l’acte rédempteur du Christ est renouvelé et distribué de façon permanente par l’Église. Bien comprendre ce mode, qui est entièrement différent de celui d’une représentation théâtrale ou imaginative, ou de toute répétition physiquement réaliste, c’est la clef de l’intelligence de toute la liturgie dont la perte commença pendant le Moyen-âge. Et c’est cette clef que la période baroque a si profondément perdue qu’elle n’a plus gardé sous son regard que l’écorce vide de la liturgie, une écorce d’autant plus décorée et surchargée extérieurement que la réalité intérieure tendait à être oubliée ». De la sorte, « Dom Casel nous a fait sortir des impasses des théories post-tridentines du sacrifice ».
Dom Pius Parsch, à côté d’études de valeur (comme « L’année du Seigneur ») entraîna la jeunesse allemande dans une participation activiste à la messe. La présence du Seigneur dans sa parole devenait de plus presque aussi importante que sa présence eucharistique.
En France, les efforts conjugués du jésuite Doncœur et des dominicains Maydieu et Duployé entraînèrent une succession d’expériences liturgiques et de publications. Les Pères Congar et Chenu abritaient de leur aura intellectuel tous ces travaux. L’aboutissement de ces efforts fut la fondation, en 1943, sous la présidence de Dom Beauduin, du Centre de pastorale liturgique, dont les travaux allaient être publiés par les éditions du Cerf.
« Trouver le véritable esprit chrétien à sa source première et indispensable : la participation active aux mystères sacrosaints et à la prière publique et solennelle de l’Église. »
C’est encore Dom Beauduin qui met au point la méthode subversive :
– Faire découvrir et apprécier tous les aspects de la liturgie antique, et influencer la section historique de la Sacré congrégation des rites créée par Pie XI en 1930.
– Faire présenter toutes les requêtes de réformes par les évêques, et les avancer sous raison d’avantages pastoraux.
La préparation des réformes
L’encyclique Mediator Dei du 20 novembre 1947 n’allait pas décourager les réformateurs. L’admirable document que l’on ne se lasse pas de relire allait être habilement dépassé. C’est Mgr Martimort qui a noté la remarque de Dom Beauduin : « L’encyclique Mediator Dei a donné dans le monde le branle à un essor liturgique inouï. »
Une commission pontificale pour la réforme liturgique était créée en 1948. Présidée par le cardinal Micara, nous trouvons parmi ses membres le R.P. Fernando Antonelli dont la vie et l’œuvre viennent d’être retracées par Nicola Giampietro. Parmi les plus célèbres membres, notons le Père Agostino Bea, et surtout le secrétaire qui sera de toutes les commissions, Annibale Bugnini, directeur des Éphémérides liturgiques.
Et oui déjà, Mgr Bugnini qui, dès juillet 1946, était invité aux réunions du CPL (Centre de Pastorale Liturgique), et qui confiait au Père Duployé sur le chemin du retour : « J’admire ce que vous faites, mais le plus grand service que je puisse vous rendre est de ne jamais dire à Rome un mot de tout ce que je viens d’entendre ».
Ce furent la réforme du jeûne eucharistique, puis celle de la Semaine sainte, et une réforme des rubriques et du bréviaire. Les experts romains ne réalisaient sans doute pas que toute réforme allait dans le sens des éléments les plus avancés du Mouvement liturgique, par le simple fait qu’elle ébranlait l’édifice. C’est ce qu’observait le Père Duployé en France : « Si nous parvenons à restaurer dans sa valeur première la vigile pascale, le Mouvement liturgique l’aura emporté ; je me donne dix ans pour cela ».
C’était justement en 1956, tandis que le Père Louis Bouyer répandait dans le grand public les thèses de Dom Casel. L’oratorien écrivait dans La vie de la liturgie : « Ainsi l’élément de “communion“, écrit- il, signifie que l’Eucharistie est un repas, un repas de communauté dans lequel tous les participants sont rassemblés pour participer en commun à des biens communs. » Et un peu plus loin : « L’emploi de ces termes sacrificiels ne vient pas, comme on pourrait le supposer, de l’idée que la croix est représentée d’une certaine manière à la messe. Tout au contraire, les données historiques nous conduisent plutôt à penser que l’Église en est arrivée à appliquer habituellement à la croix la terminologie sacrificielle parce que l’on comprenait que la croix est au cœur du sacrifice offert par l’Église dans la célébration eucharistique. » L’action de grâces, telle que la comprend l’oratorien, nous laisse déjà entrevoir les modifications de l’offertoire que nous savons : « C’est une action de grâces à Dieu pour tous ses dons, écrit-il, qui inclut en une seule perspective tout l ’ensemble de la création et de la Rédemption, mais qui prend toujours comme point de départ le pain et le vin, représentatifs de toutes les choses créées, et dont la consommation est l ’occasion effective du repas comme de la célébration qui y est attachée. » Le mémorial envisagé dans sa relation à la Parole de Dieu permet au Père Bouyer d’écrire, dans la tradition ouverte par Dom Pius Parsch : « La célébration eucharistique tout entière est aussi un mémorial (…) Il y a une connexion nécessaire entre les deux parties de la synaxe chrétienne, entre les lectures de la Bible et le repas. Car les lectures conduisent au repas (…) Et les lectures sont indispensables au repas, pour nous montrer de quelle manière il faut l’envisager, non pas comme un événement d’aujourd’hui qui vaudrait par lui- même, mais comme un événement qu’on ne peut comprendre que par référence à une action décisive accomplie une fois pour toutes dans le passé. Cette considération nous amènera, le moment venu, à voir que toute la messe n ’est qu’une seule liturgie de la Parole, qui a commencé par parler à l’homme, qui lui a parlé de façon de plus en plus intime, qui finalement lui a parlé au cœur en tant que Parole faite chair, et qui maintenant, du cœur même de l’homme, s’adresse à Dieu le Père par l’Esprit. »
« Il est évident, ose- t‑il encore écrire, que cette notion équilibrée de la célébration eucharistique peut nous permettre d’embrasser pleinement la présence réelle du Christ dans son Église. En un mot, nous ne devons pas concentrer notre contemplation exclusivement sur le pain et le vin sacramentels mais aussi bien sur deux autres réalités (…) Sa présence en tant que grand-prêtre de toute la hiérarchie. D’autre part, le Christ doit finalement être présent dans tout le corps de l’Église, car l’Église ne jouit de la présence eucharistique que pour être faite une dans le Christ et avec le Christ, par la célébration eucharistique, et spécialement par la consommation de celui-ci dans le repas sacré. » C’est dans la liturgie juive que le Père Bouyer trouve cette « conception équilibrée de la célébration eucharistique ». La liturgie des repas sacrés lui fournit la formule eucharistique idéale : « Béni, sois-tu, Seigneur notre Dieu, roi de toute éternité, qui as fait produire le pain à la terre ; Béni, sois-tu, Ô Seigneur notre Dieu, roi de toute éternité, qui as créé le fruit de la vigne. » Là encore, redisons-le, les studios Lercaro-Bugnini qui ont réalisé la nouvelle messe ont trouvé leur scénario dans les ouvrages du Mouvement liturgique des années 1950–1960.
Le nouvel offertoire n’est que la reprise des bénédictions juives tant vantées par le Père Bouyer. L’année 1956 connaît également la fondation de l’Institut supérieur de liturgie de Paris, dirigé par Dom Bernard Botte avec, pour sous- directeur, le Père Gy et pour secrétaire, l’abbé Jounel. C’était aussi l’époque des réunions internationales d’études liturgiques qui réunissaient chaque année l’intelligentsia liturgique du monde entier.
Vers le concile Vatican II
La mort de Pie XII et l’élection de Jean XXIII furent une explosion de joie dans les milieux du Mouvement liturgique : « S’ils élisaient Roncalli, tout serait sauvé : il serait capable de convoquer un concile et de consacrer l’œcuménisme » confiait Dom Beauduin au Père Bouyer. En attendant le Concile, Jean XXIII se contenta de faire aboutir les travaux de la commission pour la réforme de la liturgie, fondée en 1948. L’ensemble était très en retrait des aspirations des leaders du Mouvement qui attendaient avec impatience le Concile. Ce fut le motu proprio « Rubricarum instructum » du 25 juillet 1960 qui entra en vigueur le 1er janvier 1961.
Et c’est sans doute ici le lieu de citer l’ouvrage de Dom Adrien Nocent, professeur à St-Anselme de Rome et lauréat de l’Institut liturgique de Paris : L’avenir de la liturgie. Ce livre montre l’état des travaux des réformateurs de l’ombre à cette époque. Don Nocent y énonce tout d’abord le principe et fondement du culte nouveau : « Une grande variété de célébrations serait donc permise autour du noyau central toujours respecté et qui serait célébré seul aux jours simples ». L’autel doit être face au peuple, sans nappe en dehors des célébrations, les prières de préparation doivent être simplifiées, les lectures multipliées, la prière universelle restaurée. L’offertoire, après le Credo récité seulement le dimanche, est très raccourci. Le célébrant ne fait qu’élever les oblats en silence. Le calice est posé à droite de l’hostie, la pale facultative, l’encensement rapide. Le lavabo n’a lieu que si le célébrant a les mains sales, car il faut éviter ce symbolisme facile et sans intérêt majeur. L’Orate fratres est récité à voix haute, ainsi que la secrète. Le Canon est dépouillé de toute prière d’intercession, des per Christum Dominum nostrum, moins de signes de croix et de génuflexions, Canon récité à haute voix, même en langue vernaculaire, Pater récité par tous ; on se serre la main à l’Agnus Dei, pendant lequel a lieu la fraction de l’hostie. La fraction de toutes les hosties a lieu à partir du même pain ordinaire. Communion sous les deux espèces, debout et dans la main. Bénédiction, Ite missa est, plus de dernier évangile, ni prières de Léon XIII. Notre réformateur passe ensuite en revue tous les sacrements et propose également des réformes qu’il nous serait trop long de reprendre ici, mais qui sont en substance les sacrements réformés de l’Église conciliaire.
Pendant ce temps, se préparait le document de Vatican II sur la liturgie. Il est regrettable, à notre avis, que le cardinal Stickler n’émette aujourd’hui aucune réserve sur ce texte du concile. Certes, de tous les schémas préparatoires du concile, le seul à ne pas avoir été repoussé fut celui sur la liturgie. C’est que l’aile progressiste ne pouvait qu’être satisfaite d’un texte dont l’auteur principal était le Père Bugnini, c.m., secrétaire de la Commission préparatoire de liturgie. Citons les noms de quelques membres de cette commission : Dom Capelle, Dom Botte (il avait soixante- dix ans en 1963), le chanoine Martimort, l’abbé Hängi (futur évêque de Bâle, alors professeur à Fribourg en Suisse), le Père Gy, l’abbé Jounel. Le président de cette commission était le vieux cardinal Gaetano Cicognani, qui s’opposa de toutes ses forces à ce schéma qu’il jugeait très dangereux. Le projet de schéma, pour être présenté dans l’aula conciliaire, devait être revêtu de la signature du cardinal…
Jean XXIII l’obligea à le signer : « Plus tard, écrit le Père Wiltgen, un expert de la commission pré-conciliaire de liturgie affirma que le vieux cardinal était au bord des larmes, qu’il agitait le document en disant « On veut me faire signer ça, je ne sais que faire ». Puis il posa le texte sur son bureau, prit une plume et signa. Quatre jours plus tard, il était mort. »
C’est le 22 octobre 1962 que ce schéma préparatoire fut présenté dans l’aula conciliaire, et c’est le 4 décembre 1963 que le nouveau pape Paul VI promulgua la constitution « Sacrosanctum concilium » . Elle avait été approuvée par 2 151 voix contre 4 ! Pour une étude détaillée de cette constitution, nous renvoyons nos auditeurs aux ouvrages de MM. Pierre Tilloy et Jean Vaquié. Nous résumons simplement ici, à leur suite, les caractéristiques de cette constitution :
1. Elle une loi cadre, c’est-à-dire qu’elle énonce seulement les grandes lignes d’une doctrine liturgique dont le Consilium et les commissions liturgiques nationales et diocésaines s’inspireront pour élaborer la nouvelle liturgie (a. 44- 45).
2. Elle inaugure une transformation fondamentale de la liturgie ; en particulier, elle annonce la révision du rituel de la messe (a. 50), un nouveau rite de la concélébration (a. 58), la révision des rites du baptême (a. 66), de la confirmation (a. 71), de la pénitence (a. 72), des ordinations (a. 76), du mariage (a. 77), des sacramentaux (a. 79), etc.
3. Elle constitue un compromis entre le traditionalisme et le progressisme qu’elle cherche à équilibrer l’un par l’autre. Pour satisfaire la majorité traditionaliste sans principe ferme, on respectera les principes fondamentaux de la liturgie, mais sans aucune application pratique. Pour la minorité progressiste agissante, on assurera l’évolution ultérieure dans le sens du progressisme. Cela en particulier pour les questions si importantes des rapports culte-pédagogie dans la liturgie (a. 33), et de l’emploi du latin (a. 36, 54, 101).
Telle est donc la constitution « Sacrosanctum concilium » : « Une loi cadre, inaugurant une transformation fondamentale, écrit M. Vaquié, et s’inspirant de deux doctrines contradictoires, ainsi se présente la constitution liturgique du 4 décembre 1963. »
Les étapes d’une agonie
Ainsi le vœu de Jean XXIII, émis en 1960, était-il réalisé, les Pères du Concile s’étaient prononcés sur les principes fondamentaux concernant la réforme liturgique. La révolution liturgique était engagée ; la nouvelle liturgie issue de la constitution allait être didactique, évolutive, démocratique et libre. Restait à mener à bien cette réforme ; le pape Paul VI allait y consacrer toutes ses énergies, soutenant sans cesse le parti ultra-réformiste contre l’aile traditionaliste dans l’interprétation de la constitution. Acceptée par une bonne majorité d’évêques fidèles, mais manquant de convictions ou, tout au moins, de connaissances liturgiques, la constitution conciliaire sur la liturgie va servir à la destruction de la liturgie catholique. Mais voyons les étapes de cette agonie. La machine mise en branle aboutira au Novus Ordo Missae.
Le 25 janvier 1964, Paul VI, par le motu proprio « Sacram liturgiam », met en application immédiate certaines dispositions de la constitution et annonce la création d’une commission spéciale chargée de mettre en application cette constitution. Le 29 février 1964, le pape crée le « Consilium ad exsequendam constitutionem de sacra liturgia » ; il en confie les postes aux éléments les plus avancés du Mouvement liturgique, en particulier la présidence au cardinal Lercaro et le secrétariat au Père Bugnini. Le Consilium peut très exactement être comparé au Comité de salut public de la Révolution française ; il va fonctionner, jusqu’en 1969, comme un véritable tribunal d’exception, dépossédant la Sacrée Congrégation des Rites de presque tous ses pouvoirs. Paul VI intervient personnellement le 20 octobre 1964 et le 7 janvier 1965 pour soutenir le Consilium alors en conflit avec la Congrégation romaine. Laissons Dom Botte nous expliquer la structure de cet organe révolutionnaire : « Le Conseil, écrit-il, était constitué de deux groupes différents. Il y avait tout d’abord une quarantaine de membres proprement dits – pour la plupart cardinaux ou évêques – qui avaient voix délibérative. Ensuite, il y avait le groupe des consulteurs, beaucoup plus nombreux, chargés de préparer le travail. Les séances se tenaient le plus souvent au palazzo Santa Marta, derrière la basilique Saint-Pierre, dans la grande salle du rez-de-chaussée. »
Plusieurs experts étaient groupés et travaillaient ensemble, sous la direction d’un relator. Dom Botte fut chargé de la révision du premier tome du pontifical, et nous lui devons, en grande partie du moins, la disparition des ordres mineurs ainsi que le nouveau rituel des ordinations et le nouveau rite de la confirmation. Mgr Wagner, directeur de l’Institut liturgique de Trèves, fut le relator du groupe chargé de la réforme de la messe, dont les membres les plus actifs furent : le professeur Fischer, Mgr Schnitzler, le Père Jungmann, le Père Louis Bouyer, le Père Gy, Dom Vaggagini et Dom Botte.
Le 26 septembre 1964, le Consilium autorise l’usage facultatif de la langue vulgaire dans tous les rites sauf la préface et le Canon de la messe ; le psaume « Judica me » et les prières après la messe disparaissent, de nombreuses rubriques de la messe sont modifiées et, enfin, pour la première fois, des pouvoirs liturgiques sont confiés aux conférences épiscopales. Le décret entra en vigueur le 7 mars 1965.
La révolution se radicalise encore, le 4 mai 1967, avec l’instruction « Tres abhinc », qui autorise la récitation du Canon de la messe à haute voix et en langue vulgaire. Mais cela ne suffisait pas aux novateurs, la messe tridentine, même mutilée et réformée, demeurait un obstacle à l’œcuménisme, à ce christianisme universel tant désiré. Le cardinal Lercaro et le Père Bugnini, qui n’avaient pas perdu leur temps depuis le Concile, avaient réussi en trois ans à mettre au point une nouvelle liturgie de la messe, conforme en tous points aux desiderata du Mouvement liturgico-œcuménique. La quintessence de l’hérésie anti liturgique allait voir le jour. On baptisa ce culte nouveau messe normative, et on le présenta aux évêques réunis à Rome en synode le 14 octobre 1967. Voici la relation que le « Courrier de Rome » donna de l’événement : « Une “première” à la chapelle Sixtine : c’est de la messe normative, montée dans les studios de la commission Lercaro-Bugnini, dont nous voulons parler. Par une délicate attention, les producteurs avaient tenu, avant de soumettre leur invention au vote du synode, à exécuter devant eux une représentation générale. Il fallait « tester ».
On avait expliqué, avant de tourner, aux 183 prélats qu’ils devaient s’imaginer jouer le rôle de paroissiens assistant à la nouvelle messe, active, consciente, communautaire, simplifiée. Six séminaristes feraient la schola cantorum, un lecteur lirait les deux plus une lectures, et le Père Annibal Bugnini lui-même se dévouerait pour célébrer et prononça l’homélie. Cette « messe normative » serait appelée à remplacer celle que saint Grégoire le Grand, saint Thomas d ’Aquin, saint Philippe de Néri, Bossuet, le Curé d’Ars ont célébrée sans jamais se douter qu’ils célébraient une messe passive, inconsciente, individualiste et compliquée. La messe normative supprime le Kyrie, le Gloria et l’offertoire. Elle pulvérise le Confiteor. Elle glisse sur l’intercession des saints, sur le souvenir des âmes du purgatoire, sur tout ce qui exprime l’offrande personnelle du prêtre humain. Elle propose quatre canons de rechange. Elle corrige les paroles de la consécration. Et, bien entendu, elle remplace le latin par l’idiome national. A fin de lever tout doute dans l’esprit de nos lecteurs, nous devons préciser que cette messe “expérimentale” voulait être une messe véritable, un vrai sacrifice, avec présence réelle de la Victime sainte du Calvaire. »
Les évêques refusèrent cette messe lors du vote du 27 octobre 1967. A la question : « La structure générale de la messe dite normative, telle qu’elle a été décrite dans le rapport et la réponse, a‑t-elle l’accord des Pères ? », les réponses furent : Placet : 71 ; non Placet : 43 ; Placet juxta modum : 62 ; abstentions : 4. L’échec relatif de la Missa Normativa ne découragea pas le Consilium … Le pape mettrait son autorité dans la balance. En effet, le 3 avril 1969, Paul VI proclamait la constitution apostolique Missale romanum par laquelle il réformait le rite de la messe et introduisait de force la messe normative à peine retouchée. Le 6 avril 1969, la Sacrée Congrégation des Rites promulguait le Novus Ordo Missae, avec son Institutio generalis ; le nouveau missel devait entrer en vigueur le 30 novembre 1969.
Le Consilium avait mené à terme la révolution liturgique, il pouvait disparaître. Le 8 mai 1969, Paul VI, par la constitution apostolique Sacra rituum congregatio, substitua à l’antique Congrégation des Rites deux nouvelles congrégations intitulées, l’une pour la Cause des Saints, l’autre pour le Culte Divin, cette dernière héritant des compétences de l’ancien dicastère et absorbant le Consilium. Le préfet de la Congrégation pour le Culte Divin était le cardinal Gut, le secrétaire, l’âme damnée de cette réforme, Annibal Bugnini.
Notons au passage le jugement très modéré du Père Antonelli sur le Père Bugnini : « Je pourrais dire beaucoup de choses sur cet homme, toujours soutenu par Paul VI. Je ne voudrais pas me tromper, mais la lacune la plus notable chez le Père Bugnini est le manque de formation et de sensibilité théologiques. Manque et lacune grave, parce que dans la liturgie chaque parole et chaque geste traduisent une idée qui est une idée théologique. J’ai l’impression qu’il y a eu beaucoup trop de concessions, surtout en matière de sacrements, à la mentalité protestante. Non pas que le Père Bugnini ait fait lui-même ces concessions, non en fait, il ne les a pas créées ; mais il s’est servi de beaucoup de monde, et je ne sais pas pourquoi, il a introduit dans le travail des gens habiles, mais de coloration progressiste. Et, ou il ne s’en est pas rendu compte, ou il n’a pas résisté, comme il aurait dû résister à ces tendances. »
Grâce à Dieu, les réformateurs étaient allés un peu loin, et un peu vite, ce qui entraîna la salutaire réaction traditionaliste. Saisissant enfin où on les menait, les catholiques fidèles réagirent. Le 3 septembre 1969, les cardinaux Ottaviani et Bacci écrivirent à Paul VI leur célèbre lettre ouverte, présentant au pape le Bref examen critique du Novus Ordo Missæ. A partir de cette date, la résistance catholique allait devenir ce que l’on sait, grâce surtout à la fermeté et au zèle intrépide de Mgr Lefebvre.
Démasqué par cette lettre ouverte, le Père Bugnini annonça le 18 novembre 1969 une nouvelle rédaction de l’Institutio generalis, « pour une meilleure compréhension pastorale et catéchistique » ; nouvelle rédaction qui demeure aussi mauvaise que la première, et qui laisse inchangé le rite lui-même. De son côté, les 19 et 26 novembre, Paul VI s’efforça de tranquilliser les fidèles. Déjà, le 20 octobre 1969, la Congrégation pour le Culte Divin avait publié l’instruction « De constiutione missale romanum gradatim ad effectum deducenda » par laquelle l’introduction du N.O.M. était reportée au 28 novembre 1971, et latitude était laissée aux conférences épiscopales de fixer une date ultérieure. On sait que plusieurs épiscopats européens profitèrent de cette occasion pour déclarer interdite la messe traditionnelle. Le pape Paul VI ne déclara- t‑il pas la même chose au Consistoire de mai 1976 ?
La nouvelle liturgie moteur d’une ample révolution
C’est donc avec la promulgation du Nouvel Ordo Missæ que nous achevons notre étude du Mouvement liturgique. Cette Nouvelle Messe est, effet, comme la synthèse de toutes les erreurs et déviations de ce grand courant d’idées. Brisés par saint Pie X, les modernistes ont compris qu’ils ne pouvaient pénétrer l’Église par la théologie, par un exposé clair de leurs doctrines. Ils ont utilisé la notion marxiste de praxis, et ont compris que l’Église pourrait devenir moderniste par l’action, par l ’Action sacrée par excellence qu’est la liturgie. La révolution utilise toujours les forces vives d’un organisme, elle les investit peu à peu et, finalement, les fait servir à la destruction du corps à abattre. C’est le processus bien connu du cheval de Troie. Le Mouvement liturgique de Dom Guéranger, de saint Pie X et des monastères belges, au moins à leurs origines, était une force considérable dans l’Église, un moyen prodigieux de rajeunissement spirituel, qui d’ailleurs produisit de bons fruits. Le Mouvement liturgique était donc le cheval de Troie idéal pour la révolution moderniste. Il fut facile à tous les révolutionnaires de se cacher à l’intérieur de cette grande carcasse… Avant « Mediator Dei », qui se souciait de liturgie dans la hiérarchie catholique ? Quelle vigilance apportait-on à déceler cette forme particulièrement subtile de modernisme pratique ?
C’est ainsi que, dès les années 1920, et surtout pendant et après la deuxième guerre mondiale, le Mouvement liturgique est devenu « l’égout collecteur de toutes les hérésies ». Dom Beauduin privilégia tout d’abord de façon excessive l’aspect pédagogique et apostolique de la liturgie, il conçut ensuite l’idée de la faire servir au Mouvement œcuménique auquel il se dévoua corps et âme. Dom Parsch lia le Mouvement au renouveau biblique. Dom Casel en fit le véhicule d’un archéologisme forcené et d’une conception toute personnelle du Mystère chrétien. Ces premiers révolutionnaires furent largement dépassés par la génération des néo-liturges des divers CPL.
Après la deuxième guerre mondiale, le Mouvement était devenu une force que plus rien n’arrêterait. Protégés en haut lieu par d’éminents prélats, les néo-liturges investirent peu à peu la Commission de réforme de la liturgie, fondée par Pie XII, ils influencèrent les réformes élaborées par cette commission, à la fin du pontificat de Pie XII et au début de celui de Jean XXIII. Déjà maîtres, grâce au pape, de la Commission pré-conciliaire de liturgie, les néo-liturges firent accepter aux Pères du concile un document contradictoire et plein d’ambiguïté, la constitution « Sacrosanctum concilium ». Le pape Paul VI, le cardinal Lercaro et le Père Bugnini, eux-mêmes membres très actifs du Mouvement liturgique italien, dirigèrent les travaux du Consilium, qui aboutirent à la promulgation de la nouvelle messe.
Ce rite nouveau reprend à son compte toutes les erreurs émises depuis le commencement des déviations du Mouvement. Ce rite est œcuménique, archéologique, communautaire, démocratique, presque totalement désacralisé ; il se fait aussi l’écho des déviations théologiques modernistes et protestantes : atténuation du sens de la présence réelle, diminution du sacerdoce ministériel, du caractère sacrificiel et surtout propitiatoire de la messe. L’eucharistie y devient une agape communautaire, bien plus que le renouvellement du sacrifice de la croix. Par ce rite nouveau, les modernistes et les révolutionnaires de toute espèce, veulent transformer la foi des fidèles. Mgr Dwyer l’avouait, dès 1967 : « La réforme liturgique est, déclarait-il, dans un sens très profond, la clé de l’aggiornamento. Ne vous y trompez pas, c’est là que commence la révolution. » Déjà, en 1965, Paul VI n’avait pas caché ses intentions aux fidèles : « Vous prouvez par là, leur disait-il, que vous comprenez comment la nouvelle pédagogie religieuse, que veut instaurer la présente rénovation liturgique, s’insère pour prendre la place de moteur central dans le grand mouvement inscrit dans les principes constitutionnels de l ’Eglise de Dieu. »
Aussi donc, cela est sûr, la révolution et le modernisme ont pénétré la Cité de Dieu par la liturgie. Le Mouvement liturgique a été le cheval de Troie au moyen duquel les disciples de Loisy ont occupé l’Église.
Et je voudrais, pour conclure cette trop longue conférence, vous citer le jugement que Mgr Lefebvre portait sur cette nouvelle messe. Nous étions au début du pontificat de Jean-Paul II, je me permettais de demander à Mgr Lefebvre si nous ne pourrions pas parler de liturgie dégradée pour entamer un dialogue avec les autorités romaines. Il me répondit dans une lettre inédite du 17 avril 1979 : « Quant à l’expression de “liturgie dégradée”, je trouve qu’elle ne répond pas à la réalité, elle est trop faible. L’influence protestante et moderniste a rendu ces messes dangereuses pour la foi. C’est pourquoi je préfère dire qu’elles sont empoisonnées. C’est ce que j’ai dit à l’ex Saint-Office. Il est de plus en plus évident que la réforme liturgique a pour résultat de communiquer l’esprit protestant sur le sacerdoce, sur la messe, sur l’Eucharistie, sur l’Église, sur les vérités dogmatiques et morales, sur l’Ecriture sainte, sur l’œcuménisme et la liberté religieuse. Que d’assister à la nouvelle messe dite avec dévotion une fois ou deux par an ne produise pas cet effet, c’est évident. Mais je suis persuadé qu’une assistance régulière même une fois par mois est très nocive, car la résistance au poison diminue dès lors qu’on accepte cette fréquence ! Nous sommes obligés en conscience d’être très fermes à ce sujet. Les réformateurs savent qu’ils ont eu tort, ils constatent comme nous les effets. Tenir ferme dans le refus de ces réformes est un devoir et le seul remède pour la restauration de l’Église et le salut des âmes. »
« La réforme liturgique est, déclarait-il, dans un sens très profond, la clé de l’aggiornamento. Ne vous y trompez pas, c’est là que commence la révolution. »
Abbé Didier Bonneterre
Source : Pour qu’il Règne n°139, Bulletin du district du Benelux