Le Missel de Paul VI a rendu obscur et ambigu ce que le Missel de saint Pie V avait rendu explicite et clarifié.
État de la question
1. L’évaluation du Novus Ordo Missae faite par la Fraternité Saint-Pie X reprend les bases du Bref examen critique présenté au pape Paul VI par les cardinaux Ottaviani et Bacci. Dans la Préface qui précède et introduit ce Bref examen, les deux cardinaux constatent que le nouveau rite réformé par Paul VI « s’éloigne de manière impressionnante, dans l’ensemble comme dans le détail de la théologie catholique de la Sainte Messe telle qu’elle a été formulée à la XXe session du Concile de Trente, lequel, en fixant définitivement les canons du rite, éleva une barrière infranchissable contre toute hérésie qui pourrait porter atteinte à l’intégrité du Mystère » [1].
Le Bref examen critique envisage cet éloignement du point de vue des quatre causes : matérielle (la Présence réelle), formelle (la nature sacrificielle), finale (le but propitiatoire) et efficiente (le sacerdoce du prêtre). Cette défaillance grave oblige à conclure que le nouveau rite est « en soi mauvais » et interdit de regarder ce nouveau rite comme légitime et autorise même à douter de la validité des célébrations dans plus d’un cas.
Objections en sens inverse
2. Ce constat est nié par tous ceux qui affirment que le Missel de Paul VI contient suffisamment l’expression de la foi catholique concernant le mystère de l’eucharistie et que le célébrant et les fidèles peuvent donc l’adopter non seulement de manière valide mais aussi avec piété et profit spirituel.
Selon eux, les abus qui ont sévi ou sévissent encore dans les différentes célébrations ne peuvent être invoqués pour mettre en doute la validité et la sainteté du nouveau rite. Cette conclusion prétend s’appuyer sur quatre arguments, qui sont autant d’objections à la thèse défendue par la Fraternité Saint-Pie X. Ces quatre arguments entendent prouver que le Missel de Paul VI ne s’éloigne pas de la théologie catholique de la messe, formulée au concile de Trente, dans ses quatre causes.
3. Premièrement, concernant la présence réelle, cause matérielle de la messe, Paul VI a gardé le canon romain qui parle deux fois du Christ présent, avant et après la consécration.
Si nous objectons que le nouveau rite établit la confusion entre quatre sortes de présence et minimise la présence substantielle en insistant sur les autres trois présences morales du Christ [2], on répond d’une part que l’adjectif « substantiel » n’apparaît jamais dans la liturgie d’avant 1969 et d’autre part que Pie XII évoque déjà les quatre types de présence dans Mediator Dei (DS 3840).
La constitution conciliaire Sacrosanctum concilium puis l’Institutio generalis du nouveau Missel n’ont fait que suivre Pie XII, en insistant comme lui sur la spécificité de la présence eucharistique.
4. Deuxièmement, concernant la nature sacrificielle, cause formelle de la messe, tout autant que celui du Missel de saint Pie V, le canon du Missel de Paul VI présente à plusieurs reprises la messe comme un sacrifice.
Si nous objectons que dans le Missel de saint Pie V la messe est formellement le sacrifice même de la croix, réalisé selon un mode non sanglant, tandis que dans le Missel de Paul VI, la messe n’est plus que le mémorial du sacrifice de la croix, on répond que le sacrifice de la croix et celui de la messe étant à la fois identiques et différents, la messe est en même temps sacrifice et mémorial du sacrifice. Outre la différence selon le mode sanglant ou non, il y a une différence au niveau du Christ offrant le sacrifice, tantôt mortel et mourant, seul et sans le ministère d’un prêtre sur la croix, tantôt ressuscité et ne mourant plus, non pas seul mais avec le ministère d’un prêtre dans la messe. Autre différence selon l’objet : le sacrifice de la croix rachète tandis que celui de la messe distribue les grâces du rachat. La messe n’est donc pas qu’un sacrifice ; elle est aussi un mémorial. Le Missel de saint Pie V, le concile de Trente (DS 1740) et Pie XII (DS 3848) affirment d’ailleurs ces deux aspects.
La constitution Sacrosanctum concilium [3], la constitution Lumen gentium [4], l’Institutio generalis [5] affirment clairement la nature sacrificielle proprement dite de la messe.
5. Troisièmement, concernant la valeur propitiatoire, qui est la cause finale de la messe, puisque les paroles de la consécration sont identiques dans les deux Missels de saint Pie V et Paul VI, la valeur propitiatoire de la messe l’est aussi. Elle est affirmée par le Nouveau Catéchisme (n° 1861 et 1992).
6. Quatrièmement, concernant le rôle propre au prêtre, qui est la cause efficiente de la messe, la liturgie réformée de Paul VI n’a fait que préciser le rôle propre de la communauté. Pie XII enseigne d’ailleurs déjà (DS 3851) que le Christ a voulu associer les fidèles à son sacrifice, selon une forme différente de celle du prêtre.
Principe de réponse
7. Nous disons précisément avec le Bref examen critique que la nouvelle messe « s’éloigne » de la théologie catholique de la messe formulée lors du concile de Trente. Car il faut distinguer entre une proposition doctrinale et un rite. Une seule proposition est nécessaire et suffisante pour affirmer ou nier la doctrine. A la différence d’une proposition doctrinale, la messe est un rite, c’est-à-dire un ensemble de signes (gestes et paroles) dont chacun, quoique nécessaire, n’est pas suffisant et doit converger avec tous les autres pour affirmer la doctrine. De la sorte, l’intégrité de tous les signes partiels est requise à la valeur signifiante du rite. Si l’un de ces signes partiels est omis, les autres qui demeurent ne suffisent plus et le rite « s’éloigne » pour autant de la vérité qu’il est censé signifier au sens où sa valeur signifiante est défectueuse.
8. Nous reprochons alors au nouveau rite non pas de nier explicitement tel point de la doctrine, comme le ferait une proposition hérétique, mais d’avoir altéré l’ensemble de tous les signes qui constituent le rite, de manière à ne plus affirmer aussi suffisamment que par le passé la doctrine.
Par exemple, pour signifier l’adoration envers la Présence réelle, pourquoi est-on passé de 14 génuflexions à 3 ? Sur le plan du signe, cette diminution équivaut à une omission, qui oblitère l’expression de la doctrine requise à l’intégrité du rite. D’autant plus que ces 3 génuflexions, là où elles ont été laissées (2 après et non plus avant l’élévation ; 1 avant la communion des fidèles) présentent un sens équivoque : on ne voit plus si elles expriment la présence réelle eucharistique au sens strict, ou la présence spirituelle et mystique du Christ dans l’assemblée, qui est le résultat de la foi des fidèles. Nous critiquons à travers ce rite des omissions par diminution qui finissent par voiler l’expression de la foi catholique. Les élaborations doctrinales postérieures (Nouveau Catéchisme de 1992 et Compendium de 2005) ne sauraient avoir valeur d’argument, pour justifier la nouvelle messe, puisque celle-ci demeure malgré tout telle quelle, en tant que rite signifiant, avec sa profonde déficience.
9. La restauration du rite de la messe accomplie par saint Pie V avait eu pour résultat d’expliciter les aspects de la foi catholique niés par l’hérésie protestante. La réforme liturgique accomplie par Paul VI a eu pour résultat d’occulter ces mêmes aspects. Le Missel de Paul VI n’est donc pas venu préciser celui de saint Pie V. Il s’en est éloigné, au sens où il a rendu obscur et ambigu ce que le Missel de saint Pie V avait rendu explicite et clarifié. Si l’on nous objecte que la réforme liturgique de Paul VI a voulu expliciter d’autres aspects laissés dans l’ombre jusqu’ici [6], nous répondons qu’une nouvelle explicitation ne peut pas remettre en cause l’explicitation déjà accomplie.
Réponses aux objections
10. A la 1e : c’est précisément le nouveau rite de Paul VI qui s’éloigne de la définition catholique de la messe, c’est-à-dire le rite en tant qu’ensemble de signes convergents. Ceci reste vrai, quoi qu’il en soit par ailleurs des textes doctrinaux extrinsèques au rite. L’encyclique Mediator Dei de Pie XII, ainsi que la constitution Sacrosanctum concilium et l’Institutio generalis du nouveau missel sont précisément des textes doctrinaux, non le rite lui-même. Nous ne nions pas que les textes doctrinaux de Pie XII réaffirment clairement la doctrine. Nous sommes prêts à admettre, après examen diligent tenant compte du contexte, que telle énonciation, extraite des textes de Vatican II ou des commentaires autorisés de la réforme liturgique subséquente, dit la même chose que Pie XII. Mais cela n’entame pas notre critique, qui porte précisément non sur ces propositions doctrinales mais sur le rite. Celui-ci ne signifie plus clairement la présence réelle, principalement à travers les gestes du célébrant. Les expressions maintenues dans le canon ne sont plus suffisantes, si on les met en convergence avec tout le reste du rite.
11. A la 2e : nous ne nions pas que la messe soit en même temps, quoique sous des rapports différents, mémorial et sacrifice ; encore faudrait-il préciser que la messe n’est pas seulement le sacrifice du Christ, car elle est, bien que sous un autre mode non sanglant, le sacrifice du Christ tel qu’accompli sur la croix. Seule la modalité de l’offrande diffère (Concile de Trente, DS 1743). Mais quoi qu’il en soit de ces points de doctrine, dont la difficulté réclame une exposition aussi complète et nuancée que possible, et quand bien même cette exposition du mystère serait donnée de manière satisfaisante dans les textes doctrinaux extérieurs au rite, la critique que nous faisons porte précisément et formellement non sur ces textes mais sur le rite pris en tant que tel, c’est-à-dire en tant que constituant un ensemble de signes convergents. La réforme du nouveau rite de Paul VI atténue à travers ces signes l’identification formelle de la messe au sacrifice de la croix, au point que la messe y apparaît beaucoup moins comme le sacrifice même de la croix que comme son simple mémorial. Le Bref examen critique remarque ainsi que, la portée des paroles de la consécration telles qu’elles figurent dans le Novus ordo y étant conditionnée par tout le contexte, ces paroles peuvent signifier non plus l’acte même du sacrifice du Christ mais le simple récit de son institution par le Christ.
12. Cette réponse à la 2e vaut aussi pour répondre à la 3e : les paroles de la consécration n’ont de sens que si on les prend formellement pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire comme partie intégrante d’un ensemble de signes. La signification exacte de ces paroles résulte de leur convergence avec tous les autres éléments signifiant du rite, c’est-à-dire en définitive du contexte de tout le rite. Or, en raison de leurs contextes différents, les paroles de la consécration peuvent ne pas avoir la même signification dans le Missel de Paul VI et dans le Missel de saint Pie V. Dans celui-ci, elles affirment clairement la finalité actuellement propitiatoire d’un sacrifice rendu efficacement présent. Dans celui-là, ces paroles peuvent signifier non plus l’acte même du sacrifice du Christ rendu efficacement présent, mais le simple récit de son institution par le Christ. Toutes les gloses subséquentes du Nouveau Catéchisme, qui sont autant de textes doctrinaux extérieurs au rite, ne peuvent valoir contre ce fait.
13. A la 4e : il ne s’agit pas d’affirmer catégoriquement deux vérités par le moyen de deux propositions doctrinales distinctes ; il s’agit de les signifier en même temps et dans leur juste équilibre, par un ensemble convergent de gestes et de paroles qui définit le rite. Par ses omissions et ses équivoques, la signification du nouveau rite de Paul VI occulte le rôle du prêtre au profit de l’action de la communauté des fidèles.
Abbé Jean-Michel Gleize
Source : Courrier de Rome n°645
- Cardinaux Ottaviani et Bacci, « Préface au pape Paul VI » dans Bref examen critique du Novus ordo missæ, Ecône, p. 6.[↩]
- Institutio Generalis Missalis Romani (IGMR) de 2002, n° 27 : « Lors de la célébration de la messe […] le Christ se rend réellement présent dans l’assemblée elle-même réunie en son nom, dans la personne du ministre, dans sa propre parole et aussi, mais substantiellement et durablement, sous les espèces eucharistiques ».[↩]
- Au n° 47 : « Salvator noster, in Coena novissima, qua nocte tradebatur, Sacrificium Eucharisticum Corporis et Sanguinis sui instituit, quo Sacrificium Crucis in saecula, perpetuaret … convivium paschale ».[↩]
- Aux n° 3 (« Quoties sacrificium crucis, quo Pascha nostrum immolatus est Christus (1 Cor 5,7) in altari celebratur, opus nostrae redemptionis exercetur ») et 10 (« Sacerdos quidem ministerialis … sacrificium eucharisticum in persona Christi conficit illudque nomine totius populi Deo offert »).[↩]
- Au § 2 : « … in his [Precibus eucharisticis] enim sacerdos, dum anamnesim peragit, ad Deum nomine etiam totius populi conversus, ei gratias persolvit et sacrificium offert vivum et sanctum, oblationem scilicet Ecclesiae et hostiam, cuius immolatione ipse Deus voluit placari, atque orat, ut Corpus et Sanguis Christi sint Patri sacrificium acceptabile et toti mundo salutare. Ita in novo Missali lex orandi Ecclesiae respondet perenni legi credendi, qua nempe monemur unum et ipsum esse, excepta diversa offerendi ratione, crucis sacrificium eiusque in Missa sacramentalem renovationem, quam in cena novissima Christus Dominus instituit Apostolisque faciendam mandavit in sui memoriam, atque proinde Missam simul esse sacrificium laudis, gratiarum catione, propitiatorium et satisfactorium ».[↩]
- Cette idée de la complémentarité des rites est affirmée en ces termes par l’abbé Guillaume de Tanouärn : « On s’est aperçu que le rite ancien pouvait apporter le sacré, la transcendance et l’adoration, quand le rite nouveau amenait la participation et la proximité. Depuis 1988 et le motu proprio Ecclesia Dei de Jean Paul II, l’Église a progressivement pris conscience de la complémentarité des rites » (Propos recueilli par Aurore Leclerc dans L’Incorrect).[↩]