À la lumière de la Tradition ?

1. La for­mule selon laquelle il fau­drait « inter­pré­ter le Concile à la lumière de la Tradition » est sou­vent attri­buée à Mgr Lefebvre. Et de fait, dans une confé­rence spi­ri­tuelle à Écône, celui-​ci avait en effet déclaré :

« Dire qu’on voit, qu’on juge les docu­ments du Concile à la lumière de la Tradition, ça veut dire évi­dem­ment qu’on rejette ceux qui sont contraires à la Tradition, qu’on inter­prète selon la Tradition ceux qui sont ambi­gus et qu’on accepte ceux qui sont conformes à la Tradition. C’est là une chose claire, je l’ai d’ailleurs mis dans une lettre au car­di­nal Ratzinger [1]. »

2. Cependant, cette for­mule est attri­buée à tort, car elle vient en réa­li­té de Jean-​Paul II. Le Discours adres­sé par ce der­nier au Sacré Collège, au terme de la toute pre­mière année de son Pontificat, ne pas­sa pas inaper­çu en rai­son de cette allu­sion à la Tradition, alors objet de vifs débats.

« Mais on ne peut pas non plus cou­rir pré­somp­tueu­se­ment en avant », décla­rait le Pape polo­nais, « vers des manières de vivre, de com­prendre et de prê­cher la véri­té chré­tienne, et fina­le­ment vers des modes d’être chré­tien, prêtre, reli­gieux et reli­gieuse, qui ne s’abritent pas sous l’enseignement inté­gral du Concile ; inté­gral, c’est-à-dire enten­du à la lumière de toute la sainte Tradition et sur la base du Magistère constant de l’Église[2]. »

3. L’expression pou­vait sur le moment faire naître cer­taines espé­rances, mais trois ans plus tard, Mgr Lefebvre devait en dévoi­ler toute l’ambiguïté et toute l’insuffisance :

« Dans la pen­sée du Saint-​Père et dans la pen­sée du car­di­nal Ratzinger, si j’ai bien com­pris, il fau­drait arri­ver à inté­grer les décrets du Concile dans la Tradition, s’arranger pour les y faire ren­trer, à tout prix. C’est une entre­prise impossible. »

Toute autre est la pen­sée qui devrait ins­pi­rer un Pape vrai­ment catho­lique, et Monseigneur l’indique à tra­vers la phrase citée plus haut, en mon­trant quelle atti­tude devraient adop­ter des auto­ri­tés romaines dignes de ce nom pour cor­ri­ger les ensei­gne­ments défec­tueux du concile Vatican II. S’il y a un tri, il peut se faire à dif­fé­rents points de vue. La simple auto­ri­té théo­lo­gique des gens com­pé­tents peut y suf­fire à son propre niveau, mais son résul­tat ne sau­rait être que pro­vi­soire et s’entendre res­tant sauve toute déter­mi­na­tion ulté­rieure du Magistère du Souverain Pontife. Seul celui-​ci est en mesure d’accomplir le tri défi­ni­tif et contrai­gnant comme tel, car il est le seul à être pour­vu de l’autorité néces­saire pour cela, auto­ri­té suprême du Pasteur et Docteur de tous les chré­tiens. Monseigneur Lefebvre n’entend donc pas dire ici ce que nous devons faire et fai­sons en effet, nous les catho­liques, évêques, prêtres et laïcs, demeu­rés fidèles à la Tradition ; il veut dire plu­tôt ce que devrait faire le Pape, le Saint-​Siège de Rome, pour cla­ri­fier les textes de ce Concile. Car, si l’on envi­sage Vatican II comme un ensemble de textes, bien évi­dem­ment, il est tou­jours pos­sible de faire le tri entre la véri­té, l’équivoque et l’erreur, en pre­nant chaque pas­sage iso­lé­ment. Cet exa­men cri­tique pour­rait prendre forme dans le cadre d’un tra­vail d’experts offi­ciel­le­ment man­da­tés par le Pape ou d’une Commission de révi­sion. Mais quoi qu’il en serait du mode de pro­cé­der, seule Rome pour­rait accom­plir une cor­rec­tion sem­blable et l’imposer définitivement.

4. Ce tri aurait pour objet de faire la dis­tinc­tion entre des docu­ments contraires à la Tradition, des docu­ments équi­voques et des docu­ments conformes à la Tradition. Mais consi­dé­rer des docu­ments comme conformes à la Tradition, c’est tout autre chose que de les consi­dé­rer comme revê­tus d’une valeur pro­pre­ment magis­té­rielle. Autre est la véri­té ou l’orthodoxie catho­lique d’un docu­ment, autre est la nature de sa valeur doc­tri­nale, magis­té­rielle ou sim­ple­ment théo­lo­gique. La valeur magis­té­rielle des docu­ments de Vatican II est dou­teuse [3], et le simple fait de devoir recou­rir à un dis­cer­ne­ment et à un tri ne fait que confir­mer ce fait, car on ne sau­rait pas­ser au crible d’un dis­cer­ne­ment et d’un tri des textes dont la valeur magis­té­rielle est indu­bi­table et recon­nue comme telle. Les docu­ments du Magistère sont en effet l’aune à laquelle la doc­trine doit être jugée ; ils ne sau­raient faire eux-​mêmes l’objet d’un juge­ment. Affirmer la néces­si­té d’un pareil juge­ment, c’est affir­mer aus­si que la valeur magis­té­rielle des textes sou­mis à ce juge­ment est problématique.

5. Voilà pour­quoi il nous semble que l’on ne sau­rait tirer argu­ment de la réflexion de Mgr Lefebvre rap­por­tée plus haut pour conclure à la valeur magis­té­rielle des textes de Vatican II. Il nous semble plu­tôt que cette réflexion est un argu­ment – et un argu­ment de poids – pour confir­mer le fait par ailleurs soli­de­ment éta­bli que le Fondateur de la Fraternité Saint Pie X avait un doute sérieux sur cette valeur magis­té­rielle des textes du Concile.

Abbé Jean-​Michel Gleize, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-​Pie X

Sources : Courrier de rome n° 607 de février 2018

Notes de bas de page
  1. MGR LEFEBVRE, « Conférence à Écône, le 2 décembre 1982 » dans Vu de haut n° 13, p. 57.[]
  2. . « Ex alte­ra tamen parte nefas est audac­ter pro­cur­rere ad for­mas viven­di, intel­le­gen­di, præ­di­can­di chris­tia­nam veri­ta­tem vel etiam ad modos se geren­di ut chris­tia­num, sacer­do­tem, reli­gio­sum et reli­gio­sam, qui in inte­gra doc­tri­na Concilii non inni­tun­tur : in « inte­gra » vide­li­cet doc­tri­na qua­te­nus, intel­le­gi­tur sub sanc­tae Traditionis lumine et qua­te­nus ad constans Ecclesiæ ipsius magis­te­rium refer­tur » – JEAN-​PAUL II, « Discours d’ouverture lors de la réunion plé­nière du Sacré-​Collège, le 5 novembre 1979 », n° 6 dans les Acta Apostolicae Sedis, vol. LXXI, année 1979, p. 1452 pour le texte latin, et dans la Documentation catho­lique n° 1775, p. 1003 pour la ver­sion fran­çaise.[]
  3. . Cf. les articles parus dans le numé­ro de jan­vier 2018 du Courrier de Rome[]

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.