1. Dom Gérard, fondateur et père abbé du monastère Sainte-Madeleine du Barroux, a quitté ce monde il y a dix ans, le 28 février 2008. Et voici qu’Yves Chiron en publie la première biographie, sous titrée « Tourné vers le Seigneur ». Sortant de sa réserve ordinaire, l’historien émet ici, et à plusieurs reprises, de graves jugements [1] sur la portée de l’acte des consécrations épiscopales, accompli par Mgr Lefebvre, le 30 juin 1988. Yves Chiron voit là « un schisme ». De ce schisme, estime-t-il, Dom Gérard ne mesura pas tout de suite la gravité [2]. Ce fut seulement le 18 août suivant, avec une « Déclaration » publiée dans le journal Présent, que le Barroux commença à prendre officiellement ses distances avec Écône [3]. Cette distanciation devait s’accentuer assez vite et elle conduisit Dom Gérard à adopter une attitude différente à l’égard des nouveautés introduites dans l’Église par le dernier Concile. À tel point qu’il accepta de concélébrer, au moins à deux reprises [4] , le saint sacrifice de la Messe selon le Novus Ordo Missæ, un nouveau rite dont les cardinaux Ottaviani et Bacci ont pourtant pu dire qu’il « s’éloigne de manière impressionnante, dans l’ensemble comme dans le détail » [5] de la définition catholique de la Messe, fixée une fois pour toutes lors du concile de Trente.
2. Soit dit en passant, le schisme est, lui aussi, un « éloignement », tout comme l’hérésie. Quels en sont les termes ? Qui s’éloigne de qui ? L’ancienne messe de la nouvelle ? La nouvelle de l’ancienne ?… Le regard de l’historien devrait trouver ici ses limites – en même temps que les raisons de sa modestie. Pour sa part, l’un des témoins de la première heure du combat de la Tradition, l’abbé Paul Aulagnier, qualifie de « très sévère » le livre de Chiron, en raison de ces jugements, qui reviennent « non pas une fois comme en passant, mais mille fois », à la façon d’une récurrence « lancinante et pénible » [6]. Mais refermons ici la parenthèse.
3. Que laisse derrière lui Dom Gérard ? Assurément, une profonde et vaste influence, exercée de son vivant tant par la parole que par l’écrit et qui perdure encore à travers l’œuvre de son monastère. Mais cette influence a‑t-elle opéré, en tous points, le véritable bien des âmes ? Un fait restera à tout jamais indéniable, aux yeux de l’Histoire : dès le vivant même de Dom Gérard, le Barroux s’est fait le défenseur du concile Vatican II. Dom Gérard laisse derrière lui des disciples, et ces disciples se sont fait les théologiens et les apologètes de la liberté religieuse. Le principal d’entre eux, le Père Basile Valuet, publia dès 1998 une somme en six volumes sur le sujet : La liberté religieuse et la Tradition catholique. Un cas de développement doctrinal homogène dans le Magistère authentique [7]. Dans la biographie qu’il a consacrée au fondateur de la Fraternité Saint-Pie X, Mgr Tissier de Mallerais évoque « la hantise de communion ecclésiale et bénédictine » qui finira par « user peu à peu la capacité de résistance » du Barroux [8]. Capacité de résistance aux erreurs du Concile. Et par conséquent aussi aux réformes délétères de la nouvelle liturgie. Mgr Lefebvre avait d’ailleurs mis le doigt sur cette insuffisance fatale, dès le lendemain des sacres. « Dom Gérard », remarquait-il alors, « n’a toujours vu que la liturgie et la vie monastique. Il ne voit pas clairement les problèmes théologiques du Concile, de la liberté religieuse. Il ne voit pas la malice de ces erreurs. Il n’a jamais été très soucieux de cela. Ce qui le touchait, c’était la réforme liturgique, la réforme des monastères bénédictins […] Il n’a pas suffisamment mesuré que ces réformes qui l’avaient amené à quitter son monastère étaient la conséquence des erreurs qui sont dans le Concile [9].»
4. Il y a en effet un lien très étroit entre la liturgie et la profession de la foi. Du jour où il perdait de vue la malice foncière des erreurs du Concile, Dom Gérard s’engageait dans la voie qui le conduirait tôt ou tard à négliger la nocivité tout aussi foncière, pour son propre monastère, de la nouvelle liturgie. L’abbé Paul Aulagnier le souligne avec raison : « N’est-ce pas une modification fondamentale de la vie du monastère que d’y laisser célébrer la messe nouvelle [10] ? » Pour mettre en perspective la biographie d’Yves Chiron, avec l’hommage dont elle se veut l’expression, relisons aussi, sans en changer une seule ligne, à vingt-cinq ans de distance, l’Éditorial signé du même abbé Paul Aulagnier, alors Supérieur du District de France de la Fraternité Saint-Pie X :
« N’était-il pas de votre responsabilité de père, Abbas, Pater » écrit-il en s’adressant à Dom Gérard, de laisser plutôt à vos moines « un exemple de fermeté, de persévérance, de fidélité. » [11] ?
5. Ni la fermeté, ni la persévérance, ni la fidélité ne sauraient être ici sans failles, car Dom Gérard n’a pas vu « la malice de ces erreurs », erreurs mortifères du concile Vatican II. « Ce n’est pas une petite chose qui nous oppose » disait encore Mgr Lefebvre en parlant du Concile.
« Il ne suffit pas qu’on nous dise : vous pouvez dire la messe ancienne [c’est ce que dit le Motu proprio Summorum pontificum de Benoît XVI en 2007] mais il faut accepter cela [cela : les erreurs de Vatican II ; c’est ce que dit la Lettre aux évêques de Benoît XVI en 2009]. Non, ce n’est pas que cela qui nous oppose. C’est la doctrine. C’est clair. C’est ce qui est grave chez Dom Gérard et c’est ce qui l’a perdu [12].»
L’hommage posthume appellerait donc ici quelque tempérance.
6. Pourquoi ce revirement ? Comment se fait-il qu’après avoir, durant l’été 1987, récusé comme une rupture l’enseignement conciliaire sur la liberté religieuse [13], Dom Gérard ait fini par y voir l’écho de la Révélation divine ? « Je crois que ce qui a contribué à perdre Dom Gérard », explique Mgr Lefebvre, « c’est son souci de s’ouvrir à tous ceux qui ne sont pas avec nous et qui peuvent aussi profiter de la liturgie traditionnelle. C’est ce qu’il écrivait en substance dans la Lettre aux amis du monastère, deux ans après son arrivée au Barroux. Nous voulons essayer, disait-il, de ne plus avoir cette attitude critique, stérile, négative. Nous allons nous efforcer d’ouvrir nos portes à tous ceux qui éventuellement n’auraient pas nos idées, mais qui aimeraient la liturgie, afin de les faire profiter, eux aussi, des bienfaits de la vie monastique. Dès cette époque, je m’étais inquiété de ce que je considérais comme une opération très dangereuse. C’était l’ouverture de l’Église au monde et l’on a bien dû constater que c’est le monde qui a converti l’Église. Dom Gérard s’est laissé contaminer par ce milieu qu’il a reçu dans son monastère [14]. » Il y a là une loi inscrite au plus profond de la nature humaine, l’homme étant fait pour vivre en société. La société est en effet ce milieu dans lequel l’homme reçoit, inévitablement, sa manière de penser et d’agir, milieu où il peut difficilement éviter de prendre la condition d’une partie, recevant des autres ses orientations fondamentales.
7. Mgr Lefebvre savait bien de quoi il parlait, car il y avait mûrement réfléchi, et sa réflexion avait justement abouti à cet « Exposé de la situation concernant ce que Rome appelle la réconciliation », dressé en vue de la réunion tenue au Pointet le 30 mai 1988 [15]. Face à l’éventualité d’une réintégration canonique des œuvres de la Tradition, il avait fait le constat suivant :
« Nous étions jusqu’à présent protégés naturellement, la sélection s’exerçait d’elle-même par la nécessité d’une rupture avec le monde conciliaire ; désormais, il va falloir faire des dépistages continuels, se prémunir sans cesse des milieux romains, des milieux diocésains. C’est pourquoi nous voulions trois ou quatre évêques et la majorité dans le conseil romain. Mais ils font la sourde oreille. Ils n’ont accepté qu’un évêque et, sous la menace continuelle, et avancé la date. Ils estiment inconcevable qu’on les traite comme un milieu contaminé, après tout ce qu’ils nous accordent. Le problème moral se pose donc pour nous. Faut-il prendre les risques de contacts avec ces milieux modernistes avec l’espoir de convertir quelques âmes et avec l’espoir de se prémunir avec la grâce de Dieu et la vertu de prudence et ainsi demeurer légalement uni à Rome par la lettre car nous le sommes par la réalité et par l’esprit ? Ou faut-il avant tout préserver la famille traditionnelle pour maintenir sa cohésion et sa vigueur dans la foi et dans la grâce considérant que le lien purement formel avec la Rome moderniste ne peut pas être mis en balance avec la protection de cette famille qui représente ce qui demeure de la véritable Église catholique ? Qu’est-ce que Dieu et La Trinité Sainte et la Vierge de Fatima demandent de nous comme réponse à cette question ? »
8. L’histoire n’est jamais écrite à l’avance, et elle se répète rarement de la même manière, tant les circonstances peuvent être changeantes. Mais les lois de la nature humaine ne changent pas. Il en découle souvent des probabilités assez fortes. Demeurer intègre dans un milieu contaminé est très souvent une entreprise vouée à l’échec, un rêve impossible. Ce fut le rêve de Dom Gérard, et ce fut aussi son échec. Après avoir déclaré que son refus du « schisme » et son intégration dans la Confédération bénédictine n’étaient accompagnés « d’aucune contrepartie doctrinale ou liturgique », et que « nul silence ne serait imposé à sa prédication antimoderniste » [16], Dom Gérard devait déclarer au bout de quelques années : « Nous acceptons tout le magistère de l’Église, d’hier, d’aujourd’hui et de demain. En voici la preuve : nous avons rédigé et publié en 1993 un ouvrage Oui ! le Catéchisme de l’Église catholique est catholique ! en réponse à ceux qui voient en lui l’exposé de la foi moderniste de l’Église conciliaire [17]. Si vraiment nous rejetions quasiment tout le Concile, aurions-nous pris la peine de défendre ce catéchisme, magnifique synthèse de toute la doctrine de l’Église, incluant nécessairement le concile Vatican II [18].»
9. Alors, « qu’en est-il de cette fidélité ? » C’est encore l’abbé Paul Aulagnier qui pose la question. Car les faits sont là. Dom Gérard n’a pas fidèlement transmis les traditions de sa famille monastique. La spécificité de son œuvre ne fut pas « l’attachement à la doctrine monastique telle que l’avaient vécue le Père Muard, Dom Romain Banquet et Mère Marie-Cronier » ni « l’attachement à la liturgie traditionnelle » [19]. Non, car un pareil attachement se doit d’être exclusif des nouveautés contraires à la foi et au culte de la sainte Église catholique. Également éloigné de la flatterie et de l’animosité [20], l’historien se doit d’être juste et de rendre au Père du Barroux ce qu’il mérite. Le livre d’Yves Chiron met en évidence les beaux et nobles aspects de la vie de Dom Gérard. Mais il y manque le grand reproche, qu’une Histoire digne de ce nom ne pourra pas méconnaître longtemps : celui d’avoir finalement baissé la garde devant cette « Hérésie du XXe siècle ».
Abbé Jean-Michel Gleize, FSSPX
Sources : Courrier de rome n° 609 d’avril 2018
- . Par exemple, p. 462, à propos du sermon prononcé par Dom Gérard au Barroux, le dimanche 2 août 1987 ou bien p. 486–487 lorsqu’il relate la cérémonie de la consécration, qui s’est déroulée le jeudi 30 juin 1988 à Écône. [↩]
- . CHIRON écrit : « Il n’est pas sûr que le jour des sacres Dom Gérard ait encore totalement mesuré la gravité de l’acte accompli par Mgr Lefebvre » (p. 487). [↩]
- . CHIRON, p. 497–502. [↩]
- . YVES CHIRON en fait état, p. 575–576. Le lecteur pourra se reporter aux deux articles de Michel Beaumont parus dans la revue Fideliter, « La dégringolade de Dom Gérard » (numéro 107 de septembre-octobre 1995, p. 52–55) et « Les concélébrations de Mgr Wach et Dom Gérard » (numéro 108 de novembre-décembre 1995, p. 42–47).[↩]
- . CARDINAUX OTTAVIANI ET BACCI, « Préface au pape Paul VI » dans Bref examen critique du Novus ordo Missæ, Écône, p. 6.[↩]
- . ABBÉ PAUL AULAGNIER, Recension du livre d’Yves Chiron dans la Revue Item du 28 avril 2018.[↩]
- . Sur cette question, le lecteur pourra se reporter aux numéros de mars et octobre 2014 du Courrier de Rome. Le PÈRE BASILE poursuit son œuvre et le résultat en est publié depuis ces dernières années aux Éditions Artège : Quel oecuménisme ? La difficulté d’unir les chrétiens (2011) ; L’Église au défi des religions : évangélisation, conflit ou dialogue ? (2013).[↩]
- . BERNARD TISSIER DE MALLERAIS, Marcel Lefebvre, une vie, Clovis, 2002, p. 548.[↩]
- . MGR LEFEBVRE, « Je poserai mes conditions à une reprise éventuelle des colloques avec Rome » dans Fideliter n° 66 de novembre-décembre 1988, p. 14.[↩]
- . ABBÉ PAUL AULAGNIER, Recension du livre d’Yves Chiron dans la Revue Item du 28 avril 2018.[↩]
- . ABBÉ PAUL AULAGNIER, « Celui qui m’a livré à toi est coupable d’un plus grand péché », Éditorial paru dans le numéro 96 de la revue Fideliter de novembre-décembre 1993, p. 1–6[↩]
- . MGR LEFEBVRE, « Je poserai mes conditions à une reprise éventuelle des colloques avec Rome » dans Fideliter n° 66 de novembre-décembre 1988, p. 14. [↩]
- . Cf. CHIRON, p. 462 : « La nouvelle doctrine consiste à laisser l’erreur pulluler sous prétexte de liberté. »[↩]
- . MGR LEFEBVRE, « Je poserai mes conditions à une reprise éventuelle des colloques avec Rome » dans Fideliter n° 66 de novembre-décembre 1988, p. 14–15.[↩]
- . Cf. Fideliter numéro hors-série 29–30 juin 1988 et MGR BERNARD TISSIER DE MALLERAIS, Mgr Lefebvre, une vie, Clovis, 2002, p. 587–589.[↩]
- . Déclaration du 18 août 1988, citée par Chiron, p. 498. [↩]
- . Allusion au numéro de la revue Fideliter n° 91 de janvier- février 1993, qui publia les deux articles « Le Catéchisme du nouvel âge de l’homme », p. 3–7, par l’ABBÉ MICHEL SIMOULIN, alors Directeur du Séminaire Saint Pie X d’Écône et « Mgr Lefebvre juge le Nouveau Catéchisme », p. 8–12, par l’ABBÉ ALAIN LORANS, alors recteur de l’Institut Universitaire saint Pie X de Paris.[↩]
- . « Réponse à René Rémond » parue dans Ouest France des 11 et 12 février 1995, et reproduite dans Fideliter n° 105 de mai-juin 1995, p. 70.[↩]
- . CHIRON, p. 646.[↩]
- . CHIRON, p. 16. [↩]