Le pontificat de François a changé la donne dans l’Église. Auparavant, depuis Vatican II, les papes étaient critiqués sur deux fronts. Les progressistes dénonçaient le conservatisme romain sur les sujets touchant la morale et l’ecclésiologie, tandis que les groupes traditionalistes attaquaient la réforme liturgique, la liberté religieuse, la collégialité et l’œcuménisme.
Aujourd’hui, l’opposition progressiste n’a plus trop de raison d’être, car les idées qu’elle promeut sont défendues au sein même de la Curie. En revanche, la critique conservatrice ne cesse de s’amplifier. Celle-ci présente des points communs et des différences avec la voix de la Fraternité Saint-Pie X.
Des voix critiques de plus en plus nombreuses
Les critiques les plus fortes aujourd’hui émanent des cercles conservateurs qui demeurent très attachés au magistère de Paul VI, Jean-Paul II et Benoît XVI. Préfet de la congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements, le cardinal Robert Sarah dénonce avec force la crise de la foi qui touche l’Église, en veillant à ne jamais mettre en cause le pape.
Les cardinaux éloignés de la Curie sont plus libres pour critiquer les actes du pape. Le 19 septembre 2016, quatre cardinaux, parmi lesquels Raymond Burke, ont exprimé leurs « doutes » sur le chapitre huit d’Amoris laetitia relatif à la pastorale des divorcés-remariés. Le 8 février 2019, l’ancien Préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, le cardinal Ludwig Müller, a diffusé un « Manifeste pour la foi » en réponse à la confusion qui se répand dans l’Église. Après avoir critiqué le projet de réforme de la Curie, le cardinal a dénoncé aussi le document de travail relatif au synode sur l’Amazonie. Le jugement du cardinal Walter Brandmüller sur ce texte est encore plus sévère.
D’autres ecclésiastiques ont fait entendre leur voix dans un sens très négatif. Ainsi, dans une lettre publiée le 26 août 2018, l’ancien nonce à Washington, Mgr Carlo Maria Vigano, a mis en cause directement le pape et de nombreux prélats qui selon ses dires auraient couvert honteusement des scandales.
Enfin, des intellectuels catholiques désorientés par certains actes du pape ont adressé au successeur de Pierre une Correctio filialis (11 août 2017), tandis que d’autres ont rédigé une Lettre ouverte aux évêques de l’Église catholique (29 avril 2019). S’ils dénoncent les faiblesses du magistère actuel, ces textes réaffirment des vérités occultées en matière dogmatique et morale.
Des points communs indéniables
Ces déclarations montrent que la Fraternité Saint- Pie X n’a plus le monopole de la critique conservatrice dans l’Église. Par certains aspects, ces textes rejoignent les positions des héritiers de Mgr Lefebvre.
Ces critiques touchent les thèmes bien connus qui alimentent le débat doctrinal entre les autorités romaines et la Fraternité Saint-Pie X depuis plusieurs décennies : le lien entre foi et liturgie, les relations avec le monde non catholique, la place de la tradition dans l’Église, le rapport entre doctrine et pastorale.
De plus, à l’instar de la Fraternité Saint-Pie X, les auteurs de ces critiques restent dans un cadre catholique. Ils reconnaissent l’autorité du pape, vicaire du Christ et pasteur suprême de l’Église. Simplement, ils rappellent que la parole du pontife romain est liée par les énoncés de la Révélation et du magistère de l’Église.
Enfin, références à l’appui, ces critiques mettent en lumière des incohérences doctrinales. Ils déplorent qu’un pape annule ou occulte des enseignements donnés par ses prédécesseurs. Plus précisément, ils pointent du doigt des rapprochements contestables, des équivoques et des omissions.
Mais aussi des différences
Malgré tout, la critique des cercles conservateurs et celle de la Fraternité Saint-Pie X se situent sur des lignes quelque peu différentes. Parmi les déclarations négatives sur le pontificat actuel, beaucoup tirent leur force de la personnalité de leurs auteurs qui ont exercé des responsabilités et des charges importantes dans l’Église.
Cependant ces textes ont une portée limitée, car ils sont des écrits personnels qui restent cantonnés à un débat de nature théologique. À l’inverse, la critique de la Fraternité Saint-Pie X a une autorité institutionnelle assez faible, car elle provient d’une société qui se situe d’un point de vue canonique aux marges de l’Église catholique. Néanmoins, elle fait impression, car elle émane d’une œuvre reconnue dans le monde, qui depuis les années soixante-dix joint à sa critique un catholicisme pratique de conviction autour duquel se retrouvent prêtres, religieux et familles.
Sur le fond, ces nouveaux critiques déplorent que François s’éloigne du magistère de Benoît XVI, Jean- Paul II et Paul VI, voire du concile Vatican II. De leur côté, les clercs de la Fraternité Saint-Pie X montrent que les équivoques actuelles sont déjà en germe dans ces textes. Pour les uns, le point de rupture se situe avant tout entre Benoît XVI et François ; pour les seconds, il réside davantage dans les orientations de Vatican II qui ont mis en branle un processus d’adaptation au monde dont les conséquences ultimes se font sentir aujourd’hui. Dès lors, plutôt que de cibler uniquement le pontificat de François, la Fraternité Saint-Pie X considère les actes successifs qui ont conduit l’Église à la situation actuelle.
Longtemps il a été dit et répété que nul catholique ne pouvait décemment critiquer le souverain pontife. Aujourd’hui, les ecclésiastiques éminents qui mettent en cause, sévèrement ou sur un ton feutré, les propos et les actes du pape ne manquent plus. Dès lors la Fraternité Saint-Pie X est moins isolée dans l’Église qu’autrefois, lorsqu’elle exprime doutes et réserves à l’égard de certains textes romains. Cependant sa voix conserve une singularité qui porte la marque de l’expérience acquise au milieu des tempêtes.
Abbé Pierre-Marie Berthe
Source : La Lettre de Saint Florent