Comme le manifeste l’histoire de ses rapports avec le Saint-Siège, la Fraternité Saint-Pie X ira à Rome chaque fois que celle-ci l’appellera ; mais elle y ira surtout pour témoigner de la Foi, car elle est consciente que c’est sa mission, fût-ce au prix de sanctions canoniques, fût-ce au prix d’un isolement apparent dans le panorama ecclésial.
Souvent, au seul mot de « Lefebvre », ou pour ceux qui sont plus au fait de la question, de « Fraternité Saint-Pie X », viennent immédiatement à l’esprit la révolte, le schisme, les attaques envers le Pape, la désobéissance, l’anarchie doctrinale. C’est une grande erreur, bien sûr, car la Fraternité Saint Pie X ne se définit pas par son opposition à Rome ni par des batailles doctrinales. Ce que l’histoire a montré, et dont nous traiterons dans cet article, est une conséquence de fait, mais la congrégation fondée par l’intrépide archevêque a sa raison d’être bien au-delà des contingences de la crise profonde qui tourmente l’Eglise depuis cinquante ans ; il est bon de le rappeler, afin de garder à l’esprit que les membres de la FSSPX se sanctifient surtout dans l’exercice de leur sacerdoce, dans la prière, dans la vie commune, dans les fatigues apostoliques. Abstraction faite de la crise (et quand un jour, si Dieu le veut, elle finira), la FSSPX est ce qu’elle est à cause de sa fondation et de ses Statuts : une œuvre de l’Eglise pour la formation et la sanctification des prêtres.
Cela étant dit, et pour aborder tout de suite la question rhétorique, on ne peut pas comprendre du tout la bataille doctrinale que la Fraternité livre actuellement à l’égard des erreurs du Concile Vatican II si l’on n’a pas une vision claire de la façon dont cette congrégation a été vue au sein de l’Eglise, ce qu’elle a dû subir, ce qu’elle a essayé d’entreprendre, dans quelle direction elle est allée chaque fois qu’un choix s’est présenté. Le sujet n’est pas simple et, disons-le tout de suite, le développement qui va suivre n’est absolument par exhaustif : nous n’examinerons certainement pas toutes les lettres, toutes les rencontres avec les autorités romaines, mais nous en tracerons les lignes principales pour chercher un « fil rouge » de la pensée et de la praxis de l’Archevêque qui a combattu dans la tempête conciliaire, et des supérieurs qui ont ensuite marché dans ses pas.
Le statu quo
« Le jeudi 22 novembre 2018, l’abbé Davide Pagliarani, Supérieur général de la Fraternité Sacerdotale Saint Pie X, s’est rendu à Rome, à l’invitation du cardinal Luis Ladaria Ferrer, Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. […] Au cours de l’entretien avec les autorités romaines, il a été rappelé que le problème de fond est bel et bien doctrinal, et que ni la Fraternité ni Rome ne peuvent l’éluder. C’est à cause de cette divergence doctrinale irréductible que toute tentative d’élaborer une ébauche de déclaration doctrinale acceptable par les deux parties, n’a pu aboutir depuis sept ans. C’est pourquoi la question doctrinale reste absolument primordiale. Le Saint Siège ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme solennellement que l’établissement d’un statut juridique pour la Fraternité ne pourra se faire qu’après la signature d’un document de caractère doctrinal. Tout pousse donc la Fraternité à reprendre la discussion théologique, bien consciente que le Bon Dieu ne lui demande pas nécessairement de convaincre ses interlocuteurs, mais de porter devant l’Eglise le témoignage inconditionné de la foi. […] » Ainsi est rédigé le communiqué de la Maison généralice de la Fraternité daté du 23 novembre 2018. Pour parler simplement, la recherche d’une solution canonique tout court au statut juridique de la FSSPX semble impossible tant que n’est pas résolue la question doctrinale, ce que nous laisse deviner la mention de la reprise des discussions théologiques. Aujourd’hui, en 2020, notre congrégation est, aux yeux de ses membres, comme déjà aux yeux de son Fondateur, pleinement membre de l’Eglise catholique romaine ; aux yeux des autorités romaines (au « net », s’entend, des innombrables différences de vue entre chacun de ses interlocuteurs) elle est, bien que désormais exempte de toute sanction canonique[1], encore « non en pleine communion », quel que soit concrètement le sens de cette expression.
Ce que nous souhaitons approfondir ici, c’est comment on en est arrivé à cette situation. Sans aucune prétention de rigueur chronologique absolue, nous pensons pouvoir identifier quatre grands moments dans notre récit, en suivant pas à pas le développement des relations ardues et délicates entre nous et Rome.
Le premier moment : la fondation et le Decretum laudis (1970–1974)
Il n’y a aucun doute que le début de l’œuvre de la FSSPX fut marqué par la plus limpide et transparente légalité juridique – non que ce point fût un élément de bonté absolue et recherché en tant que tel par Marcel Lefebvre : les faits démontreront que, plus que jamais, c’est la défense de la Foi catholique qui sera le phare qui lui permettra de traverser avec sérénité les plus terribles tempêtes en fait d’accusations et de persécutions – toutefois avant même de savoir ce que la Providence lui réserverait, le courageux prélat ne voulut entreprendre aucune œuvre ecclésiastique sans en avoir d’abord obtenu la permission, comme un véritable fils de l’Eglise le sait bien[2] ; voici donc que le 1er novembre 1970, il obtint l’érection canonique de la congrégation avec l’approbation des Statuts par l’Evêque de Lausanne, Genève et Fribourg, S. E. Mgr François Charrière. Il faut ajouter que, peu de temps avant, l’un de ses vieux amis et confrères dans l’épiscopat Mgr Nestor Adam, Evêque de Sion dans le Valais (diocèse dans lequel se trouve Ecône) avait déjà autorisé le déroulement d’une « année de spiritualité » propédeutique aux études ecclésiastiques, précisément au séminaire d’Ecône. Il est évident que l’appui ne serait-ce que d’une petite partie de l’épiscopat ne pouvait qu’encourager le prélat et ses séminaristes encore peu nombreux, évitant ainsi l’illusion d’un apostolat personnel.
Mais ce n’est pas tout, car le Saint Siège s’intéressa tout de suite à l’œuvre : le 18 février 1971, le Card. Wright, préfet de la Sacrée Congrégation du Clergé, envoya une lettre d’encouragement et d’éloge à la congrégation nouveau-née. Tout, en somme, semblait faire présager le meilleur, face à un murmure diffus (voici à l’horizon les nuages annonciateurs de tempête dans un ciel encore limpide) surtout dans l’épiscopat français contre le « séminaire sauvage », comme il fut défini alors.[3]
Le deuxième moment : début de la persécution et premières sanctions (1974–1988)
Le murmure de l’épiscopat français fut écouté à Rome, et la préoccupation à l’égard d’un séminaire qui refusait de célébrer les rites du Novus Ordo Missae ne put que susciter une réaction officielle de la part des autorités romaines : en novembre 1974 fut annoncée la visite canonique à Ecône de deux ecclésiastiques, Mgr Descamps et Mgr Onclin, qui après trois jours de discours ambigus aux séminaristes et aux professeurs, laissèrent stupéfaits les membres de la congrégation par les modalités de leur visite, leur comportement et les buts bien peu amicaux de leur venue.[4] Ces événements aboutirent à l’impérissable, célèbre et toujours actuelle Déclaration du 21 novembre 1974, une sorte de manifeste de la bataille doctrinale de la Fraternité Saint Pie X, qui affirme : « Nous adhérons de tout cœur, de toute notre âme à la Rome catholique, gardienne de la foi catholique et des traditions nécessaires au maintien de cette foi, à la Rome éternelle, maîtresse de sagesse et de vérité. Nous refusons par contre et avons toujours refusé de suivre la Rome de tendance néo-moderniste et néo-protestante qui s’est manifestée clairement dans le concile Vatican II et après le concile dans toutes les réformes qui en sont issues ».
Ces paroles enflammées ne jetèrent pas d’eau sur l’incendie, pour utiliser un euphémisme ; la tempête ne faisait que commencer, et chacun aiguisait ses armes. Mais il est intéressant de noter que Mgr Lefebvre n’avait aucune intention de rompre les relations avec le Saint Siège, et on aurait tort de chercher dans la vie du prélat une telle intention. Quoi qu’il en soit au cours de cette phase, l’Archevêque essaya, en allant à Rome en février et en mars 1975, de rencontrer les trois cardinaux chefs des Congrégations des Séminaires, du Clergé et des religieux, qui constituaient une sorte de « commission d’accusation » à son encontre ; le prélat voulait défendre la position de la Fraternité contre les accusations issues de la visite du mois de novembre précédent, accusations qui n’avaient pas été officiellement notifiées et dont il n’y avait pas de trace.
Mais à présent une sorte de conjuration est en marche, et le 6 mai 1975, Mgr Mamie, successeur de Mgr Charrière au siège épis-copal de Fribourg, notifie à Mgr Lefebvre l’acte de suppression de la Fraternité Saint Pie X, qui avait bien été érigée dans le diocèse, mais qui – de l’avis de Mgr Lefebvre lui-même, fondé sur de solides raisons canoniques – ne pouvait être supprimée que par le Saint Siège. Voilà pourquoi le prélat a recours au tribunal de la Signature apostolique, mais sans succès ; il lui est dit que la suppression est le résultat de l’enquête conduite par les cardinaux qui avaient écouté Monseigneur quelques mois plus tôt. Et où étaient les actes de ce « procès » ? Où étaient les enregistrements des entretiens ? Monseigneur les demanda, mais en vain ; il ne les obtint jamais. C’est entre autres pour cela qu’il considéra toujours la suppression de la Fraternité non seulement injuste mais nulle ; et ainsi, courageusement et malgré les invitations de Paul VI lui-même à fermer le séminaire, il continua. Et ses séminaristes le suivirent.Un autre coup dur arrivera l’année sui-vante, la célèbre année 1976 : après des rencontres et des entretiens répétés qu’il serait trop long de citer, il fut encore intimé à l’Archevêque, au cours de cette année, d’interrompre l’œuvre d’Ecône et d’accepter le Concile qui, comme le lui dira le Pape Paul VI, « sous certains aspects est plus important que le Concile de Nicée ».
Une dernière menace lui arriva le 25 juin, avec une lettre de Mgr Benelli, Substitut à la Secrétairerie d’Etat, lequel lui intimait de mandato speciali Summi Pontifici de ne pas procéder aux ordinations prévues pour le 29, pour ne pas encourir les censures prévues par les canons. Benelli lui propose au contraire de trouver une solution pour ses séminaristes, sous réserve, bien entendu, que ceux-ci soient « sérieusement préparés à un ministère presbytéral dans l’authentique fidélité à l’Eglise conciliaire »[5].Pour la première fois apparaît cette expression bizarre que, d’un côté, Monseigneur refuse en tant qu’ecclésiologiquement erronée (« Je confesse que je ne connais pas l’Eglise conciliaire, je ne connais que l’Eglise catholique », dit-il dans une interview à une radio française le 5 août 1976)[6] ; mais d’un autre côté il l’emploiera, en partie comme argument ad hominem, et en partie pour désigner non pas une église au sens strict, mais un esprit erroné qui s’est introduit jusque dans l’Eglise et qui, ayant infecté sa hiérarchie, semble se confondre avec elle, à l’instar d’une maladie dans un corps, qui ne représente certainement pas en elle-même ce corps, mais sa dégénérescence clinique.[7]
Quoi qu’il en soit, pour toute réponse aux intimidations du Pontife, le Fondateur de la FSSPX procéda, le 29 juin suivant, aux habituelles ordinations sacerdotales, conscient désormais de l’arrivée imminente des sanctions canoniques ; en effet, le 22 juillet, le Secrétaire de la Congrégation des Evêques lui notifie la suspense a divinis, peine qui devait le priver de l’exercice de tout acte sacramentel. Quelle fut la réponse à cela ? Nous pourrions la définir comme une double réponse : sur le plan de la profession de foi publique, le 29 août de la même année, le prélat célébra une messe dans la ville de Lille en France devant sept mille fidèles, ce qui suscita la colère et la stupéfaction à Rome ; ces événements furent connus sous le nom d’ « été chaud ». A cette occasion, les paroles du Prélat furent à la fois mémorables et très dures : « Le mariage entre l’Eglise et la Révolution […] est une union adultère. De cette union adultère ne peuvent venir que des bâtards. Le rite de la nouvelle messe est un rite bâtard. Les sacrements sont des sacrements bâtards, […] les prêtres qui sortent des séminaires sont des prêtres bâtards […] ».[8] Mais encore une fois, il n’y avait pas de volonté de rupture avec le Saint Siège, car on réussit à arranger une rencontre entre Mgr Lefebvre et Paul VI le 11 septembre de cette même année 1976 ; l’idée de Monseigneur, qu’il exprima au Pontife, était de demander que l’on laisse faire « l’expérience de la Tradition » : une façon de parler, bien sûr, puisque la Tradition qui avait duré presque deux mille ans n’avait rien à expérimenter ni à prouver, toutefois cet argument ad hominem fut lancé pour créer une brèche dans la mentalité libérale du Pape régnant, mais cette fois encore sans résultat.
Il faudra attendre quelques années pour voir Monseigneur encore une fois aux prises avec une rencontre romaine : le 18 novembre 1978, en effet, il fut reçu en audience par le nouvellement élu Jean-Paul II en qui au début – mais seulement au début – furent placés quelques faibles espoirs de compréhension (étant donné peut-être l’anticommunisme de ce Pape), mais le terrain glissa sur le sujet du Concile « compris à la lumière de la Tradition », selon l’invitation du même Jean-Paul II ; cette phrase, que Monseigneur voulait pouvoir orienter dans une sens doctrinalement correct (comme il le disait lui-même : rejeter ce qui est erroné, conserver ce qui est juste, interpréter dans un sens traditionnel les passages ambigus) se révéla avec le temps un procédé dangereux, car il était de plus en plus clair que l’ambiguïté de certains passages du Concile (au-delà de ceux qui étaient manifestement erronés et – au moins – proches de l’hérésie) était voulue et non accidentelle. Il y eut donc de moins en moins de sens à essayer de « forcer » les notions ambiguës du Concile dans le bon sens, puisqu’il apparaissait avec évidence que celles-ci étaient là volontairement ; du reste Monseigneur n’effectua jamais concrètement ce « forçage ». Mais la situation canonique de la Fraternité (étant donné aussi son « inquiétant » développement dans le monde) continuait à tenir les organes du Saint Siège sur des charbons ardents, et Monseigneur dut se soumettre à un nouveau processus, cette fois devant le Saint Office, en janvier 1979[9], processus au cours duquel Monseigneur demanda à Rome un statut juridique officiel, une reconnaissance canonique, pour pouvoir continuer son œuvre sans persécutions, et aussi la visite d’un cardinal ; le tout, bien entendu, lui fut refusé.
Pendant ce temps-là les années passaient et l’Archevêque se voyait vieillir, et un souci pressant en vint même à lui faire perdre le sommeil : comment l’œuvre de la Fraternité allait-elle continuer après sa mort ? Il ne voyait qu’une seule solution : s’assurer une succession dans l’épiscopat pour pouvoir continuer à ordonner des prêtres selon la tradition de l’Eglise, but principal de la Fraternité Saint Pie X. Les négociations qui suivirent avec le Saint Siège et les nombreuses rencontres qui se succédèrent eurent lieu dans ce but. On arriva ainsi au fatidique printemps 1988, pendant lequel fut finalement mis au point un brouillon de reconnaissance canonique de la part du Saint Siège, représenté dans cette phase par le Card. Joseph Ratzinger, Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. Le protocole d’accord prévoyait la pleine réconciliation de la Fraternité avec le Saint Siège, et aussi la concession d’un évêque pour la Fraternité, mais à une date non encore définie. Toutefois les jeux semblaient faits, et on attendait impatiemment de tous côtés la reconnaissance juridique de la Fraternité : le 5 mai 1988, au prieuré d’Albano, eut lieu la signature du protocole d’accord avec le Saint Siège, et la question sembla définitivement résolue.Cette nuit-là, Monseigneur dormit très peu, et le lendemain matin il arriva tard au petit déjeuner.
Troisième moment : la rupture et les excommunications (1988–2000)
La nuit, on le sait, porte conseil, et le fait que la consécration d’un évêque ne fût pas prévue à une date précise (un évêque choisi par qui ?) troublait beaucoup Monseigneur, qui, après voir prudemment réfléchi, fit marche arrière et écrivit au Card. Ratzinger en lui signifiant un ultimatum pour la communication de la date des consécrations épiscopales ; le cardinal répondit que cela allait prendre encore du temps, mais cela mena inévitablement à la rupture des tractations : l’ « accord » avait sauté. La prudence de cette marche arrière fut prouvée par le fait qu’au cours d’entretiens ultérieurs avec le Cardinal, l’hypothèse d’une date pour le sacre d’un évêque était toujours davantage repoussée, et Monseigneur n’était pas certain qu’en réitérant la signature d’un protocole, il aurait obtenu un ou plusieurs évêques pour la Noël de cette année. A la fin la décision finale de Monseigneur fut annoncée : « Je procèderai moi-même aux consécrations épiscopales ». Et la date fut annoncée : le 30 juin 1988.
Cette nouvelle, évidemment, ne plut pas du tout à Rome qui, bien loin de se sentir ainsi « déchargée » du problème, craignait fortement que l’opposition interne du monde traditionaliste, avec de nouveaux évêques qui assureraient la succession de Mgr Lefebvre, ne se poursuive après la mort du prélat, et c’était assurément une fausse note, étant donné que, comme l’avait affirmé Mgr Lefebvre lui-même en septembre 88, l’intention de Ratzinger et du Saint Siège n’était certainement pas de favoriser la Tradition en lui accordant des privilèges, mais bien de lui tendre un véritable piège en la mettant en cage dans leur univers moderniste.[10] Quoi qu’il en fût, à la veille des sacres Monseigneur reçut la visite d’un envoyé de la Nonciature de Berne qui voulut in extremis le faire changer d’avis. Rien à faire, les dés étaient jetés et l’Archevêque ne céda pas. Le lendemain matin, des milliers de fidèles et des centaines de prêtres, rassemblés sur la pelouse d’Ecône devant la célèbre tente, assistèrent à l’opération survie de la Fraternité ; survie qui fut aussi, disons-le sereinement, celle de la Messe de toujours, de la Tradition, et, ajouterons-nous sans scrupules – l’avenir nous donnera raison – celle de la Sainte Eglise. Laquelle, depuis ce matin du 30 juin 1988, avait désormais quatre nouveaux évêques, LL.EE. Mgrs Fellay, Tissier de Mallerais, de Galarreta, Williamson.
Le lendemain matin, comme prévu, le bureau de presse du Saint Siège déclara que Mgr Lefebvre et ses quatre nouveaux évêques encouraient ipso facto l’excommunication latae sententiae prévue par le code de droit canonique, lequel prévoit aussi que l’on n’encourt aucune sanction lorsqu’on agit, dans ce cas comme dans tous les autres prévus par les canons, pour des raisons de grave nécessité même seulement présumée. Telle est en effet la raison canonique pour laquelle la Fraternité a toujours rejeté ces excommunications comme invalides, alors que le motif théologique, plus important encore, se trouve dans l’état de nécessité de sauvegarder le sacerdoce catholique menacé par le modernisme. Mais les manœuvres de Rome ne s’arrêtèrent pas là, et une autre barrière fut dressée dans le but (jamais atteint) d’étouffer la révolte présumée et isoler Mgr Lefebvre : le 2 juillet, le Pape Jean-Paul II institua la commission Ecclesia Dei par un Motu proprio, pour rassembler les prêtres et les fidèles qui voulaient maintenir les traditions liturgiques anciennes tout en restant « en communion » avec le Saint Siège : ce fut, en pratique, la naissance de la Fraternité Saint Pierre.
Puis une chape de silence tomba sur cette épineuse question, et les rapports entre la Fraternité et le Saint Siège, en toute logique, s’arrêtèrent complètement. L’évêque défini par Rome comme « schismatique » mourut le 25 mars 1991, tandis que la congrégation qu’il avait fondée continuait de se développer dans le monde entier ; pendant plusieurs années, avec la Fraternité conduite par l’abbé Franz Schmidberger puis par Mgr Fellay, il n’y eu pratiquement plus de rapports officiels entre les deux parties, jusqu’à l’année jubilaire 2000.
La reprise des discussions et les propositions canoniques (2000–2018)
A l’occasion du Jubilé, après deux années de négociations, la Fraternité réussit à obtenir de pouvoir prier avec les fidèles venus de toutes les parties du monde dans la Basilique Saint Pierre ; ce fut là une belle occasion de montrer au monde l’attachement de la congrégation et du monde traditionnaliste au siège de Pierre, sur les traces de la « romanité » tant voulue par son Fondateur. Mgr Fellay, Supérieur Général depuis 1994, conduisit le pèlerinage au cœur de la chrétienté. Ce fut l’occasion de reprendre les échanges diplomatiques avec Rome, représentée cette fois par le Card. Castrillon Hoyos, responsable de la commission Ecclesia Dei ; pour résumer ces quatre années de relations, rien ne bougea de fait, et la reconnaissance juridique de la Fraternité au sein de l’Eglise était toujours subordonnée à l’acceptation du Concile Vatican II, véritable nœud de la question depuis toujours.
En 2005, le cardinal Joseph Ratzinger qui avait contribué au premier chef à l’excommunication de Mgr Lefebvre monta sur le trône pontifical, et accepta de rencontrer Mgr Fellay en août de cette année, probablement en souhaitant, comme il l’avait dit quelques années plus tôt dans un de ses livres, que « […] se referme la blessure ouverte avec le mouvement des lefébristes ». Le Pape allemand souhaitait assurément quelque chose, car il promulgua le 7 juillet le célèbre Motu proprio Summorum Pontificum par lequel il libéralisait en partie la Messe ancienne[11], définie « jamais abrogée », même si elle était considérée comme forme extraordinaire par rapport à la forme ordinaire qui, cela va de soi, était celle du Novus ordo Missae. Mais le parcours de rapprochement était en quelque sorte en action, et la nécessité d’entrer pour la première fois dans un débat théologique officiel avec le Saint Siège comportait deux présupposés, sur demande explicite des supérieurs de la Fraternité : la liberté pour la Messe de toujours (obtenue, même sous la modalité boiteuse que nous venons d’énoncer, avec Summorum Pontificum) et la suppression des sanctions canoniques qui pesaient depuis des années sur la congrégation. Cela aussi fut accordé, et là aussi de façon non pleinement satisfaisante : le 21 janvier 2009, en effet, une lettre du Préfet de la Congrégation des Evêques levait les excommunications des quatre évêques de la Fraternité, faisant cesser leurs effets juridiques, tout en souhaitant (de façon canoniquement contradictoire) « la réalisation de la pleine communion avec l’Eglise de toute la Fraternité Saint Pie X ». Quoi qu’il en soit, après la courte parenthèse du célèbre « cas Williamson », commencèrent les discussions doctrinales tant attendues entre les deux parties : pour la Fraternité Saint Pie X, l’équipe était composée de Mgr de Galarreta et des abbés de Jorna, Gleize et de la Roque ; pour le Saint Siège il y avait Mgr Guido Pozzo et les pères Charles Morerod, Ocariz et Becker. Les discussions, avec des rencontres bimestrielles, durèrent environ deux ans, au terme desquels commença la longue série d’échanges de préambules doctrinaux et de propositions de solutions canoniques, renvoyées pour modifications de part et d’autre jusqu’à fin 2017 ; mais en substance, la question doctrinale ne fut de de fait nullement résolue, en ce sens que, une fois exprimées les positions réciproques, on se rendit compte « officiellement » que ces positions étaient et sont inconciliables : d’un côté la FSSPX affirme que l’esprit général du Concile Vatican II, ainsi que différents points particuliers, sont contraires à la Foi catholique exprimée par le Magistère éternel ; de l’autre le Saint Siège affirme que l’assemblée conciliaire étant en quelque sorte l’expression du Magistère de l’Eglise, elle ne peut errer, et qu’il ne peut donc, par principe comme dans les faits, rien s’y trouver de contraire à la Foi. Comme on le voit, on est à un point de non-retour.
Sur le plan de la Doctrine, la question s’arrêtait là ; mais les discussions continuèrent, et on se concentra surtout sur des essais de reconnaissance canonique pour la Fraternité Saint Pie X. Il serait trop long de parcourir ici l’histoire de ces documents, mais il suffira de dire que la chose continua pendant toute l’année 2012, année où l’on arriva à un pas de cette reconnaissance. Le texte sur lequel on travaillait pendant le mois d’avril semblait pourvoir mettre d’accord les deux parties, mais cette fois ce fut le Pape Ratzinger qui bloqua les discussions sur un texte déjà problématique en soi, en rapport avec la liberté religieuse ; pour le Pontife il n’y avait pas encore assez d’acceptation – et celle-ci était nécessaire – de tout le Concile Vatican II, argument irrecevable pour la Fraternité. La discussion, encore une fois, s’enlisa.
L’année 2013 fut celle de l’élection du Pape François au siège pontifical ; un événement qui semblait devoir faire cesser définitivement toute perspective de reconnaissance canonique. Au contraire, étonnamment, le Pape n’interrompit pas les rapports avec la Fraternité, mais au contraire, peut-être parce qu’il la considère comme une « périphérie existentielle » (comme le supposa Mgr Fellay), il ne dédaigna pas de rencontrer personnellement les supérieurs de la Fraternité, et à faire continuer, bien que de manière informelle, les discussions avec la commission Ecclesia Dei. Deux grands événements semblèrent d’ailleurs faire avancer les choses dans la direction d’une reconnaissance canonique définitive : en 2015, à l’occasion de l’indiction du Jubilé de la miséricorde, le Pape accorda à tous les prêtres de la Fraternité Saint Pie X la possibilité d’absoudre validement et licitement les fidèles qui s’adresseraient à elle[12] (chose dont la Fraternité n’a jamais douté avoir le droit de faire, en raison du grave état de nécessité, de même qu’elle a toujours agi de fait en administrant ce sacrement sans aucune limite). Le second événement fut la concession à la congrégation de la possibilité pour ses prêtres d’être délégués par l’autorité diocésaine pour la célébration des mariages[13]: ici aussi en raison de la nécessité grave, la Fraternité a pendant des années administré le sacrement de mariage. Il faut dire toutefois que, à partir du moment où accepter cette concession ne met aucunement en doute la profession de Foi[14], la possibilité de recevoir la délégation pour l’assistance aux mariages constitue un avantage, aujourd’hui, pour les fidèles de la FSSPX.
Il faut toutefois ici préciser un point : on a parlé sans trop de distinctions de Fraternité Saint Pie X et de Saint Siège, mais si d’un côté, comme il est logique de le supposer, il n’y eut pas toujours une pleine unité d’intentions entre les membres de la congrégation de Mgr Lefebvre (la question de la reconnaissance canonique suscita beaucoup de perplexité chez certains et même des tensions entre prêtres membres et fidèles), il ne faut pas croire non plus que Rome est un monolithe, qu’il y a dans le Saint Siège une absolue concordance de vues dans les tractations avec la FSSPX. Des âmes différentes, des conservateurs et des progressistes, des divisions internes entre les conservateurs eux-mêmes ont rendu très difficile le travail de la Maison généralice de la Fraternité : très souvent on ne savait pas réellement à qui on avait affaire. On eut la preuve finale de cette dimension au printemps 2017 : alors que les propositions d’une reconnaissance canonique continuaient à s’accumuler sur les tables respectives et à être discutées dans le détail, l’intervention du Cardinal Müller, préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, fit s’évanouir tous les doutes. La lettre qu’il envoya à Mgr Fellay au mois de mai contenait l’alternative suivante : soit la Fraternité Saint Pie X reconnaissait la pleine légitimité du Novus Ordo Missae, ainsi que tous les enseignements du Concile Vatican II, soit toute reconnaissance canonique serait définitivement et catégoriquement exclue. Immédiatement, depuis les couloirs des sacrés palais, quelques prélats s’empressèrent d’informer oralement les supérieurs de la Fraternité que cette lettre était « un vieux papier » et qu’elle n’était dons pas digne de considération ; certains voulurent croire à ces bruits de couloir contre l’évidence toutefois du fait que la voix du Card. Müller (et pas seulement sa voix, puisqu’il s’agissait d’une lettre écrite et signée) est en quelque sorte la voix même du Pape. Donc, officiellement, Rome avait parlé : soit le Concile, soit rien. Comme en 1988. Comme en 1976. Du reste, Mgr Fellay considéra cet acte comme un « retour à la case départ », et pendant un moment on n’en parla plus.
L’été 2018 vit, avec le Chapitre général, le changement des supérieurs de la Fraternité Saint Pie X : l’abbé Davide Pagliarani fut élu Supérieur Général, avec pour assistants Mgr de Galarreta et l’abbé Bouchacourt. A partir de novembre de cette année, les nouveaux supérieurs rencontrèrent le Cardinal Ladaria, nouveau préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi (successeur de Müller) ; le résultat de cette rencontre fut le communiqué dont nous avons donné un extrait au début de cet article.
Conclusion
L’histoire de la Fraternité Saint Pie X, avons-nous dit en commençant, est l’histoire de ses rencontres avec le Saint Siège ; nous pourrions toutefois ajouter que c’est l’histoire de sa fermeté doctrinale, de sa constance à suivre la ligne tracée par son Fondateur, et donc de sa fidélité absolue au Magistère de l’Eglise de toujours et du refus du nouveau magistère de l’église conciliaire qui, à vrai dire, ne peut pas être considéré comme un véritable magistère. Encore une fois le problème, en 2020 comme au temps de Mgr Lefebvre, est et demeure doctrinal.La Providence, disions-nous au début, a guidé notre congrégation pendant 50 ans et, nous l’espérons, continuera de le faire sans l’abandonner. Comme son Fondateur en avait l’habitude, la Fraternité ira à Rome chaque fois que celle-ci l’appellera ; mais elle y ira surtout pour témoigner de la Foi, car elle est consciente que c’est sa mission, fût-ce au prix de sanctions canoniques, fût-ce au prix d’un isolement apparent dans le panorama ecclésial. Pour une authentique profession publique de la Foi catholique de toujours, la Fraternité est toujours prête à n’importe quel sacrifice.
Abbé Gabriele d’Avino
Source : Courrier de Rome n°635
- Voir le décret de levée des excommunications du 21 janvier 2009 par le Pape Benoît XVI.[↩]
- N’oublions pas en effet que pendant des années, et même pendant des décennies, le Fondateur avait servi le Saint Siège dans diverses et importantes charges, entre autres diplomatiques, dans des pays de mission et à la tête de la congrégation des Pères du Saint-Esprit, rôles qui lui permirent d’acquérir une grande expérience en fait de fondations d’œuvres ecclésiastiques.[↩]
- Voir les événements racontés dans B. Tissier de Mallerais, Marcel Lefebvre : Une Vie, Ed. Clovis.[↩]
- Ibidem, op. cit[↩]
- Op. cit.[↩]
- Vidéo disponible sur internet[↩]
- Voir l’excellent article de l’abbé Jean-Michel Gleize sur ce sujet, publié en français dans le Courrier de Rome n° 553 de février 2013[↩]
- B. Tissier de Mallerais, op. cit.[↩]
- Op. cit.[↩]
- Conférence de Mgr Lefebvre rapportée dans Fideliter, n° 66 (septembre-octobre 1988), pp. 12–14.[↩]
- Nous évacuons ici le mythe de la bonté intrinsèque de Summorum Pontificum comme acte de pleine adhésion du Pape à la Tradition. La satisfaction initiale de voir finalement reconnue la liberté à la Messe ancienne disparaît dès qu’on lit la Lettre du Pape aux évêques du monde datée du même 7 juillet : il y affirme qu’au fond, adhérer au rite ancien de la Messe est la même chose qu’adhérer au nouveau car ce sont deux expressions de la même lex credendi ; en outre, la condition indispensable pour pouvoir la célébrer est, paradoxalement, de reconnaître la bonté du Novus Ordo (« Evidemment, pour vivre la pleine communion, les prêtres des communautés qui adhèrent à l’usage ancien ne peuvent pas non plus, par principe, exclure la célébration selon les nouveaux livres », lit-on dans cette lettre). En pratique, les seuls à ne vraiment pas pouvoir célébrer cette Messe seraient ces prêtres qui le feraient en raison d’une authentique motivation doctrinale, c’est-à-dire le refus du Novus Ordo : par exemple les prêtres de la Fraternité Saint Pie X…[↩]
- Lettre du Saint Père François au Président du Conseil Pontifical pour la Promotion de la Nouvelle Evangélisation, à l’occasion du Jubilée Extraordinaire de la Miséricorde, 1er septembre 2015[↩]
- Lettre de la Commission Pontificale « Ecclesia Dei » aux Ordinaires des Conférences Episcopales concernées au sujet des permissions pour la célébration de mariages de fidèles de la Fraternité Saint Pie X.[↩]
- L’argumentation de ceux qui voient dans l’acceptation de ce document une adhésion au nouveau Code de Droit Canonique ou même à Vatican II est erronée : le Saint Siège n’accorde à la FSSPX aucune juridiction (que les époux ont, comme l’on sait, au moment de l’échange des consentements) mais seulement une délégation pour assister aux mariages, ce qui est bien différent[↩]