Analyse du Décret Orientalium Ecclesiarum du 21 novembre 1964

Accès au décret Orientalium Ecclesiarum

Historique

Voilà un décret bien sur­pre­nant. Anodin en appa­rence, il est assez court et n’avait l’objet de presque aucune demande avant le concile…

Une vieille querelle

Impossible d’évoquer la ques­tion des orien­taux sans rap­pe­ler rapi­de­ment l’histoire du schisme grec. On ne peut en effet nier que l’Église soit rede­vable à l’empire byzan­tin qui gar­da une rela­tive tran­quilli­té tan­dis que l’empire d’occident subis­sait l’invasion des bar­bares. Mais les empe­reurs d’Orient se mêlèrent sou­vent des que­relles reli­gieuses, et les per­sé­cu­tions ico­no­clastes vinrent affai­blir leur pouvoir.

En 857, le savant et orgueilleux Photius usur­pa le siège patriar­cal de Constantinople tenu alors par un bon évêque. Il exci­ta l’Orient contre l’Occident, sou­le­vant des griefs d’ordre dis­ci­pli­naire, et repro­chant à Rome l’insertion du Filioque dans le Credo. Photius alla jusqu’à dépo­ser le pape.

Renversé puis condam­né, Photius avait enta­mé une que­relle qui se ral­lu­ma sous le patriarche Michel Cérulaire. Reprenant les mêmes griefs, ce der­nier fut à son tour condam­né en 1054 et plu­tôt que de se sou­mettre, il ren­voya l’anathème sur Rome et excom­mu­nia le pape et les car­di­naux. Le schisme était consom­mé. La véri­table cause en était l’orgueil des Byzantins qui mépri­saient les peuples de rite latin. Ils furent sui­vis dans le schisme par les peuples des Balkans et de Russie et prirent le nom d’orthodoxes. Et ce schisme perdure…

Avant les débats

Cependant, depuis Jean XXIII, un désir de dia­logue mutuel et fra­ter­nel exis­tait de part et d’autre. C’est dans ce but que le pape créa un secré­ta­riat pour l’unité des chré­tiens le 5 juin 1960. Ce secré­ta­riat eut ensuite valeur de com­mis­sion au concile et exer­ça une influence des plus funestes en matière d’œcuménisme.

Alors, mal­gré le peu de demandes au concile sur le sujet, la com­mis­sion pré­pa­ra­toire De Ecclesiis Orientalibus eut à rédi­ger quelques sché­mas sur les ques­tions orien­tales. Il s’agissait prin­ci­pa­le­ment de ques­tions de rites, de dis­ci­plines, de pou­voir épis­co­pal, et de rap­ports avec les frères sépa­rés… De dix, ils furent réduits à un seul sché­ma syn­thé­tique. Ce der­nier fut rema­nié plu­sieurs fois avant d’entrer dans l’aula conci­liaire le 15 octobre 1964 lors de la troi­sième session.

Au concile

Quatre congré­ga­tions géné­rales suf­firent pour les débats ! C’est dire son impor­tance. Seuls 30 Pères conci­liaires inter­vinrent ; mais le ton est tout de suite don­né par le car­di­nal König qui demande à ce que le sché­ma soit encore plus œcu­mé­nique. En réa­li­té, les pro­blèmes sou­le­vés furent nom­breux : quel rite doit choi­sir celui qui entre dans l’Église ? Quel est le sta­tut des évêques assis sur le même siège mais pour des rites dif­fé­rents ? Qu’en est-​il de la digni­té des patriarches ? Malgré ces ques­tions, dès le 20 octobre de la même année, le sché­ma fut voté par par­ties. Un mois plus tard, les quelques modi­fi­ca­tions deman­dées étaient appor­tées et approu­vées. Le 21 novembre, lors de la ses­sion publique, le décret fut défi­ni­ti­ve­ment approu­vé par 2110 voix contre 39 et pro­mul­gué par Paul VI.

Présentation

Si l’on vou­lait en effet résu­mer le plus suc­cinc­te­ment pos­sible le pro­blème et le décret des Orientaux au concile, un seul mot suf­fi­rait : c’est une ques­tion de place.

Place des patriarches

Fiers de leur his­toire, les Orientaux se sont sou­vent plaints du peu de consi­dé­ra­tion que leur octroyaient les Occidentaux. Du reste, Mgr Ghattas, arche­vêque copte de Thèbes, l’exprimera sans ambi­guï­té lors du concile en disant que les latins consi­dèrent bien sou­vent les églises orien­tales « comme des curio­si­tés ecclé­sias­tiques ou des créa­tions exo­tiques ». [1]

Or, on le sait, Rome, Alexandrie, Antioche, Constantinople et Jérusalem sont les sièges épis­co­paux les plus nobles sur les­quels trônent les patriarches. Alors qu’en est-​il de cette digni­té de patriarche ? Au concile, ne devraient-​ils pas avoir une place spé­ciale en rai­son de leur pré­séance ? Ne sont-​ils pas plus dignes que les car­di­naux ? Ne sont-​ils pas patriarches tout comme le pape ?

Dès l’annonce du concile, en 1959, le patriarche mel­chite d’Antioche, Maximos IV, avait fait savoir sa joie de la convo­ca­tion d’un concile en même temps que l’obstacle que repré­sen­tait le non res­pect du rang des patriarches. Le 10 octobre 1963, au cours de la deuxième ses­sion, Mgr Ghattas s’était fait l’écho du patriarche Maximos. Il fal­lut attendre le 14 octobre pour que les patriarches orien­taux pussent désor­mais s’asseoir, dans l’aula conci­liaire, der­rière une table recou­verte de drap vert, sur une estrade, en face des cardinaux.

Cependant, si la sus­cep­ti­bi­li­té des patriarches avait été assou­vie, en revanche, leur rang par rap­port aux car­di­naux n’était pas défi­ni, ce qui lais­sait pla­ner une lourde ambi­guï­té quant à leur autorité.

Place du texte

Mais ce qui est tout aus­si inté­res­sant, au dire même du secré­taire de la com­mis­sion des églises orien­tales, le père Athanase Welykyj, c’est la place même du texte au concile. Car si l’on y regarde de près, cette troi­sième ses­sion accouche de trois textes qui forment un véri­table tryp­tique : la consti­tu­tion sur l’Église [2], le décret sur les orien­taux, et le texte sur l’œcuménisme [3]. Le père Welykyj qua­li­fie cette tri­lo­gie de « pierre pré­cieuse » qui cor­res­pond par­fai­te­ment à l’esprit du concile. La pré­séance exi­gée par les patriarches apporte une don­née concrète sur la col­lé­gia­li­té, tan­dis que le désir d’apporter une place aux ortho­doxes au sein de l’Église est par­fai­te­ment dans la ligne de l’œcuménisme. « On ne peut même plus pen­ser à sépa­rer ces élé­ments ou à faire abs­trac­tion de leur uni­té sans com­prendre que l’on infli­ge­rait un dom­mage aux trois docu­ments qui mutuel­le­ment s’enrichissent, s’expliquent et s’illustrent, cha­cun ren­dant pos­sible une connais­sance et une com­pré­hen­sion plus pro­fonde des deux autres. » [4]

Il y a fina­le­ment une uni­té de pen­sée à tra­vers tous les textes du concile, uni­té qui vient mal­heu­reu­se­ment enta­cher même ce qui aurait pu sem­bler correct.

Analyse

Voilà donc un texte rapi­de­ment voté, peu débat­tu et qui paraît sans impor­tance. C’est oublier peut-​être quelques anec­dotes qui donnent cer­tai­ne­ment l’esprit sous-jacent.

Premier malaise

La pre­mière dif­fi­cul­té est venue des pères conci­liaires (catho­liques) orien­taux. On venait en effet de trai­ter de la consti­tu­tion de l’Église (Lumen Gentium) dans un texte qui se veut être une consti­tu­tion dog­ma­tique. Traiter ensuite des églises orien­tales reve­nait soit à com­plé­ter le texte pré­cé­dent (qui donc serait défi­cient car n’ayant pas trai­té entiè­re­ment de l’Église) soit n’apportait rien au texte pré­cé­dent mais alors lais­sait croire que les orien­taux étaient des « mar­gi­naux » dans l’Église, comme des grou­pus­cules à part…

Un vent de contestation

L’image res­te­ra gra­vée : le patriarche grec catho­lique mel­kite Maximos IV refuse de par­ti­ci­per à la pro­ces­sion d’ouverture du concile : mis au rang d’archevêque, venant par consé­quent après les car­di­naux, il enten­dait défendre les tra­di­tions orien­tales [5], l’honneur des patriarches et l’œcuménisme avec les ortho­doxes. D’ailleurs, oppo­sant au « mono­lithe latin », il refu­se­ra de prendre la parole en latin et s’exprimera en français.

Dans cet esprit, tout le début du texte conci­liaire remet en hon­neur les tra­di­tions orien­tales, rites et litur­gies (n°2–5). Le concile s’engage aus­si à remettre en hon­neur la digni­té patriar­cale (n°7–11). Le texte reste flou et ne sera pas sui­vi d’effet. Mais il est clair que dans l’esprit de Maximos IV, les patriarches ont rang égal avec le pape, patriarche d’occident et forment avec lui un col­lège. Le pape n’a qu’une pri­mau­té d’honneur. Ce même Maximos souf­fri­ra plus tard d’être créé car­di­nal, esti­mant d’une part que le car­di­na­lat est propre à l’église d’occident et d’autre part que son titre de patriarche le met de droit au des­sus des cardinaux.

Mais il y a plus grave

Pour finir, le texte aborde les rela­tions avec les ortho­doxes. Séparés de l’Église, toute com­mu­nion, assis­tance ou par­ti­ci­pa­tion active aux céré­mo­nies schis­ma­tiques est inter­dite et consti­tue ce que l’on appelle en droit une com­mu­ni­ca­tio in sacris [6]. De la même manière d’ailleurs que les ministres catho­liques n’ont pas le droit d’administrer les sacre­ments aux héré­tiques ou schis­ma­tiques. Cela se com­prend : ils sont en dehors de l’Église.

Pourtant, le texte du concile revient sur cette dis­ci­pline (n° 26 et 27). La façon de pro­cé­der est tou­jours la même : celle du libé­ral. On affirme dans un pre­mier temps le prin­cipe catho­lique : « La par­ti­ci­pa­tion aux sacre­ments [des héré­tiques et schis­ma­tiques] est inter­dite par la loi divine. » Dans un second temps, on mani­feste que le prin­cipe est concrè­te­ment inap­pli­cable : « Aux orien­taux qui, en toute bonne foi, se trouvent être sépa­rés de l’Église catho­lique peuvent être don­nés, s’ils les demandent d’eux-mêmes et s’ils sont conve­na­ble­ment dis­po­sés les sacre­ments… En outre, les catho­liques peuvent deman­der ces mêmes sacre­ments aux ministres non catho­liques… »
C’est tout sim­ple­ment de l’œcuménisme pratique.

Le mal vient d’en haut

Il serait facile de croire que ce texte étant ambi­gu, cha­cun l’interprète comme il veut. En réa­li­té, un tel décret n’est que l’écho de l’exemple funeste qu’a livré le pape Paul VI lors de son voyage en terre sainte. En effet, le 6 jan­vier 1964 au matin, le pape ren­con­trait le patriarche ortho­doxe Athénagoras à Jérusalem sur la mon­tagne de l’Ascension, selon un pro­to­cole qui les met­tait sur pied d’égalité (col­lé­gia­li­té ?). Après un entre­tien et une prière en com­mun, le pape pro­po­sa au patriarche de bénir ! Ce der­nier refu­sant « l’honneur » qui lui était accor­dé, Paul VI décla­ra : bénis­sons ensemble. Ce qui fut fait, hélas.

Egalité, col­lé­gia­li­té, œcu­mé­nisme, dia­logue fra­ter­nel, pèle­rin de l’unité… A lui seul, ce geste conte­nait le ferment qui insuffle aux textes du concile cet esprit délé­tère et mortifère.

Le 7 décembre 1965, lors de la congré­ga­tion de clô­ture de la ses­sion, mon­sei­gneur Willbrands lisait le texte d’abolition des excom­mu­ni­ca­tions mutuelles entre Rome et Constantinople. Sans que rien ne soit exi­gé des orthodoxes

Abbé Gabriel Billecocq, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-​Pie X

Notes de bas de page
  1. R. M. Wiltgen, Le Rhin se jette dans le Tibre, p. 195, éd. DMM[]
  2. Lumen Gentium, cf. numé­ro pré­cé­dent.[]
  3. Unitatis redin­te­gra­tio, cf. numé­ro sui­vant.[]
  4. Père Athanase Welykyj, osbm, article Un pas plein d’es­pé­rance.[]
  5. Après le concile, il a écrit un livre qui en dit long inti­tu­lé L’Orient conteste l’Occident.[]
  6. Cf. le canon 1258 du CIC 1917.[]