Le 31 mars 1943, à midi, une voix étrange résonna dans l’immense cage de fer qu’est devenue la prison de Loos : « Les amis, hier, ils ont tué le Barbu ». La voix se tut et personne n’osa plus rompre le grand silence qui suivit …
C’est ainsi que les prisonniers de Loos, consternés et émus, apprirent la mort de celui dont ils avaient pu apprécier en quelques semaines la charité active : l’abbé René Bonpain, exécuté la veille par l’occupant allemand au fort de Bondues après quatre mois de détention. La peine capitale avait été requise par le procureur Ratzeldorfer contre l’abbé et sept autres prévenus aux motifs « d’espionnage, de livraison de documents à une puissance étrangère, l’Angleterre, en guerre contre l’Allemagne, et d’appartenance à une organisation ayant pour but la révolte à main armée contre la puissance occupante ». La nouvelle de son exécution se répandit rapidement. Le service funéraire célébré pour le repos de son âme en avril 1943 rassembla une assistance considérable malgré l’hostilité affichée des soldats allemands. Le 7 octobre 1945, quand la dépouille mortelle de l’abbé Bonpain fut transférée de Bondues à Dunkerque, c’est la ville entière qui pleura un pasteur bien-aimé au cours d’une messe présidée au Trône par le cardinal Liénart.
Formation
Qui chercherait dans l’enfance de René Bonpain les signes d’une destinée héroïque sera sans doute déçu. Troisième enfant (mais premier garçon) d’une fratrie de neuf, il naît en 1908 dans une famille dunkerquoise laborieuse, d’une piété solide et généreuse : « Bonpain, bon comme le pain », disait-on déjà de son père. Un bon fond que l’on retrouve chez René : rien d’extraordinaire, mais une grande régularité, une fidélité exacte à faire son devoir, à se corriger sans se décourager – voilà qui révèle une réelle force de caractère derrière un tempérament timide (au point de lui donner un air toujours triste) qu’il ne parvint à surmonter qu’après son ordination sacerdotale en 1932, en l’église Saint-Sulpice à Paris (il avait suivi son séminaire à Issy-les-Moulineaux). Il apprit aussi à connaître l’esprit de la croix, les épreuves n’épargnant pas la famille : l’une de ses sœurs mourut à l’âge de sept ans ; le père, blessé à la guerre, dut abandonner son métier d’architecte et se lança dans une entreprise industrielle qui fit faillite pendant son séminaire. Petite misère corporelle : le jeune abbé dut porter une barbe qui ne cachait pas une vocation capucine ratée, mais un problème cutané.
Apostolat à Rosendaël
Son image d’ordination portait au recto un Christ en croix et au verso était inscrite cette phrase de saint Paul : « Bien volontiers, je dépenserai et je me dépenserai tout entier pour vos âmes ». On peut dire qu’il réalisa ce programme tant son activité sacerdotale fut débordante. Vicaire de la paroisse Notre-Dame de Rosendaël, son abord simple lui ouvrit bien vite toutes les portes et abattit bien des préventions dans une population ouvrière dont une partie s’était éloignée de la pratique religieuse. Il se dépensait sans compter aux œuvres paroissiales, assurant ainsi l’essor de la chorale et de la bibliothèque. Mais c’est surtout son activité au patronage qui fit sa réputation de « Don Bosco de Dunkerque » où se pressaient plusieurs fois la semaine près de six cents enfants qu’il savait occuper par des jeux, bien souvent nourrir et surtout, car il ne perdait jamais de vue ce but, instruire de la foi et faire prier : chaque mercredi, tout ce petit monde se retrouvait devant le Saint-Sacrement pour être instruit par quelques mots simples. Quel encouragement pour ces enfants qui n’hésitaient plus à communier, à se confesser, à se confier à celui dont le dévouement en tous domaines manifestait bien qu’il ne plaisantait pas quand il leur parlait du salut de leur âme ! Pour eux comme plus les plus démunis de ses paroissiens, il se lançait dans de longues tournées de quêtes ; il se révéla un publiciste hors-pair pour inviter à ses activités ou imprimer des petits feuillets leur rappelant les mots d’ordre du chrétien. Où trouvait-il les ressources morales pour mener à bien tant d’activités ? Dans la prière, en particulier dans sa messe quotidienne : lui dont l’extérieur était jovial, qui plaisantait volontiers et pouvait se donner sans compter dans les jeux avec les enfants, semblait alors un autre homme, grave, tout orienté vers l’unique pensée du sacrifice offert à Dieu par son intermédiaire.
Le patriotisme à l’épreuve de la guerre
Les équipes de son patronage portaient des noms assez révélateurs de son vif patriotisme : Bayard, Jeanne d’Arc, Du Guesclin, Guynemer, Foch … Mobilisé en 1939, il fut profondément blessé par la défaite de 1940. Après sa démobilisation, il avait repris son ministère avec toujours autant de dévouement dans sa paroisse ravagée par les destructions de la guerre, mais il ne pouvait se résoudre à supporter sans agir la présence de l’occupant. Il voulait faire quelque chose pour libérer son pays. Des piécettes de bronze et de nickel étaient-elles réquisitionnées ? Il les gardait, y compris en les emmurant : au moins, elles ne serviraient pas à l’ennemi ! Quand il apprenait une victoire alliée, il se chargeait de transmettre la nouvelle pour galvaniser les esprits. Dans ses sermons pour la sainte Jeanne d’Arc, l’ennemi n’était plus Outre-Manche … et en défilant dans la rue, ses équipes du patronage scandaient sous sa conduite des chants du folklore dunkerquois, mais aussi clairement patriotiques. D’autres actions avaient un caractère autrement plus périlleux. Des jeunes gens étaient-ils requis pour le STO ? Il les mettait à l’abri. Pour ses besoins personnels, puis pour rendre service aux autres, il recueillait des lettres à destination de la zone libre, de l’Angleterre, de l’Afrique du Nord et les faisait passer par la « Paulinette » (une valise à double fond, à destination de son frère Paul qui se trouvait alors à Toulouse), ou alors il partait lui-même à l’autre bout de la France, sans le moindre Ausweiss ! Il fut encore en rapport avec Louis Herbeaux, chef local du réseau de résistance Alliance (qui sera fusillé lui-aussi à Bondues) auquel il fournit des renseignements qu’il savait glaner ou que son ministère avait fait venir à lui sans qu’il ne les cherchât. Même discrètes, toutes ces activités le mirent sous le radar des autorités : il fut d’abord soumis à une perquisition, et … le 19 novembre 1942, alors qu’il sortait du presbytère pour aller dire son bréviaire avant les activités du patronage, il fut arrêté. Sans doute s’y attendait-il depuis l’arrestation de Louis Herbeaux, mais fuir dans la cachette préparée à son intention chez deux agriculteurs aurait pu entraîner une prise d’otage parmi la population, il ne put s’y résoudre.
Les derniers jours
En prison, il édifia tous ceux qui purent l’approcher par son calme, sa sérénité, sa prière intense ; et pourtant quelle épreuve ! Longtemps à l’isolement jusqu’à son procès au début du mois de mars, il y connut son « petit purgatoire », « quatre mois de grande souffrance ». Reste qu’au sortir de ce temps de purification, allant à la mort, ses derniers mots furent pour écrire : « Merci au Bon Dieu de m’avoir tant gâté, de m’avoir tant gâté, en m’accordant ces quatre mois de terrible préparation à paraître devant Lui ». Dans le creuset de la souffrance, abandonné au bon Dieu, fortifié par le rosaire et la messe célébrée chaque jour de son dernier mois sur la terre, il avait trouvé la source d’une paix de l’âme inaltérable, de sorte que lorsque le cardinal Liénart, son évêque, demanda à l’aumônier militaire : « Avez-vous pu le réconforter ? », la réponse fut simplement : « Cela n’a pas été nécessaire ». On ne peut lire sans émotion la dernière lettre qu’il écrivit à ses parents : l’épreuve avait définitivement élevé sa grande âme, où il n’y avait plus de place que pour l’espérance et le pardon.
Sources : Le Carillon n°205 /Louis Dierickx, L’abbé René Bonpain, qui est-ce ? Editions SILIC /Patrick Oddone, Un drame de la résistance dunkerquoise, Punch éditions.