Yves Chiron et les traditionalistes : l’histoire revisitée

Avis pas­to­ral sur un livre récent

Bien chers fidèles,

Au début du 20e siècle, un cer­tain abbé Bethléem dres­sait une liste de livres à lire et à pros­crire. Je n’ai pas tel­le­ment l’habitude de m’occuper de la seconde par­tie de ce vaste pro­gramme qui peut faire un peu sou­rire, mais le renom d’Yves Chiron, his­to­rien auteur de nom­breux livres dont cer­tains publiés aux édi­tions Clovis (Pie IX, Veilleur avant l’aube, une bio­gra­phie du père Eugène de Villeurbanne), ain­si que la matière trai­tée dans son der­nier opus, Histoire des Traditionalistes[1], m’incitent cepen­dant à cette mise en garde. Puis-​je vous conseiller ce livre ? Non, au contraire. Je crains que le lisant de confiance parce que vous pen­sez l’auteur catho­lique et tra­di­tio­na­liste comme vous, cette lec­ture ne vous laisse dans un état pire que le pre­mier[2].

« Le cou­rant tra­di­tio­na­liste : un vaste conti­nent, mou­vant et diver­si­fié », résume l’auteur lui-​même pour le jour­nal Présent[3], et c’est bien ce qui res­sort de son livre : l’impression d’un pano­ra­ma (d’ailleurs fort bien docu­men­té) des diverses opi­nions sur la fidé­li­té à l’enseignement de l’Église, qui se jus­ti­fient plus ou moins, sans jamais por­ter sur les hommes et les évé­ne­ments un juge­ment de foi. Dès lors, loin de ren­for­cer des convic­tions, ce rela­ti­visme latent risque de les amoindrir.

Ainsi, pour cer­tains, être tra­di­tio­na­liste, c’est uni­que­ment com­battre pour la messe tri­den­tine. D’autres en sont res­tés à la défense du caté­chisme. D’autres encore y ajoutent l’opposition aux docu­ments du concile Vatican II : ont-​ils tort ? On sau­ra seule­ment qu’il y a des argu­ments pour et des argu­ments contre, sans pou­voir tirer de conclu­sion. Certains débal­lages mal­heu­reux, en fin d’ouvrage ou dans les notes, sur les chutes de tel ou tel abbé, répondent à cette même ten­ta­tion de dres­ser un inven­taire appa­rem­ment déta­ché de tout juge­ment de valeur. Étalage bien inutile puisqu’il n’en res­sort aucune conclu­sion. Jouant jusqu’au bout l’air du cata­logue, l’auteur ne manque pas de signa­ler l’existence de mou­ve­ments dits de la « résis­tance », déjà morts à peine nés. Une telle manière de pro­cé­der en cette manière risque davan­tage, je le crains, de créer chez vous un sen­ti­ment de malaise devant une telle dis­per­sion dont on n’a pas les clés de com­pré­hen­sion plu­tôt que d’être l’occasion d’éclairer vos convictions.

Le pano­ra­ma perd d’ailleurs par­fois de son parti-​pris de neu­tra­li­té appa­rente. Mgr Lefebvre a‑t-​il posé en 1988 un acte héroïque ? Quelques détails choi­sis par l’auteur tout en en lais­sant d’autres de côté donnent à pen­ser que cet acte était celui d’un homme seul, un peu illu­mi­né : on ne garde du ser­mon des sacres que la seule allu­sion à l’apparition de Notre-​Dame de Quito, comme si le fon­da­teur de la Fraternité Saint-​Pie X n’avait par­lé que de cela, comme s’il s’en était fait une appli­ca­tion directe et sans nuance … L’abbé Schmidberger aurait eu l’air gêné à la lec­ture du man­dat. Vraiment ? Il reste pour­tant des témoins qui ne l’ont pas ain­si com­pris, et des images de la céré­mo­nies qui ne donnent pas une telle impres­sion. Il est vrai que le récit des sacres vient après celui des pre­mières condam­na­tions des années 1970 où l’auteur pose la ques­tion de savoir si Mgr Lefebvre était vrai­ment maître de lui-​même, ou s’il n’était pas psy­cho­lo­gi­que­ment affec­té : insulte pour des mil­liers de per­sonnes qui l’ont côtoyé, peut-​être sans être d’accord avec lui, mais qui n’ont pu que remar­quer sa pré­sence et pro­fon­deur d’esprit. Insulte à Jean Madiran, autre figure du tra­di­tio­na­lisme bien connue de l’auteur qui pré­pare d’ailleurs une bio­gra­phie du fon­da­teur d’Itinéraires. S’il ne fut pas d’accord avec les sacres de 1988, il ne nia jamais la luci­di­té de notre fon­da­teur. À la fin de sa vie, il fit cet aveu à pro­pos de cet acte de consé­cra­tion posé par Mgr Lefebvre : « Il m’est dif­fi­cile de trou­ver qu’il a eu tort »[4]. A ne pas oublier par le biographe …

Dans un livre pré­cé­dent, Françoisphobie. François Bashing. Ceux qui dénigrent le pape François quoi qu’il dise et quoi qu’il fasse, l’historien s’est livré à un « plai­doyer pour le pape François » (selon les termes de la lettre Aletheia n°299, que dirige … mon­sieur Chiron). Il est vrai qu’une telle admi­ra­tion pour le pape actuel quoi qu’il dise et quoi qu’il fasse ne pré­dis­pose pas for­cé­ment à por­ter un juge­ment de sagesse sur la tra­di­tion de l’Église.

Source : Le Carillon n°202 (à paraître). 

Notes de bas de page
  1. Yves Chiron, Histoire des Traditionalistes, Tallandier, 2022[]
  2. Citation adap­tée de Dom Guéranger dans Le sens chré­tien de l’Histoire.[]
  3. Présent en date du 19 mars 2022, p. 14 et 15.[]
  4. Témoignage pour le Film Mgr Lefebvre, un évêque dans la tem­pête.[]