Dans le domaine de la procréation, le dernier quart du 20e siècle a été marqué par les succès croissants de la procréation médicalement assistée (PMA). Le premier bébé-éprouvette est né à Manchester en 1978, le premier don d’ovocyte a eu lieu en 1983, le premier embryon congelé est arrivé à terme en 1984, deux jumeaux sont nés à 16 mois de distance à Melbourne en 1984, le premier bébé sélectionné pour son sexe a vu le jour en 1986, Corinne Parpalin a été inséminée avec la semence de son mari défunt en 1987.
1) Se concentrer sur le cas simple
A première vue, on devrait se réjouir de ces prouesses techniques car elles permettent à des époux qui souffrent de stérilité d’accueillir un ou plusieurs enfants et d’accomplir la fin première du mariage qui est la procréation.
Un tel point de vue ne résiste pas à l’examen. En effet, si le résultat obtenu suffisait à qualifier moralement une action, on ne pourrait plus distinguer l’homicide de la légitime défense, l’aumône de la restitution, l’erreur du mensonge, la réprimande de l’injure. Les critères d’évaluation morale de ces nouvelles techniques doivent être cherchées ailleurs.
Certains voudraient focaliser l’examen moral de la PMA sur les circonstances qui l’accompagnent souvent de nos jours : la masturbation pour obtenir le sperme, la sélection des embryons, les grossesses multiples, la réduction embryonnaire, les embryons en déshérence, la recherche sur embryon, les dons de sperme ou d’ovocyte, les mères porteuses. Or ces circonstances aggravantes peuvent et doivent être distinguer de la PMA en tant que telle.
Pour juger la PMA, il faut se concentrer sur le cas simple, c’est-à-dire sur la PMA prise en tant que telle et abstraction faite des circonstances qui l’entourent habituellement aujourd’hui.
2) Une fécondation sans commerce charnel
Le terme générique de PMA embrasse deux sortes de techniques :
- L’insémination artificielle qui manipule seulement les gamètes : ceux-ci fusionnent naturellement et spontanément (in vivo), après que l’un d’entre eux au moins a été introduit artificiellement dans l’appareil reproducteur de la femme [1].
- La fécondation artificielle qui manipule les gamètes et les embryons : les gamètes fusionnent en laboratoire (in vitro) et l’embryon qui en résulte est transféré dans l’appareil reproducteur de la femme [2].
Dans les deux cas, la fécondation se produit sans commerce charnel. Voilà l’élément commun à toutes les techniques de PMA dont nous allons examiner la moralité.
3) Les époux, causes secondes dans la transmission de la vie
L’œuvre du Créateur est le fruit de sa toute-puissance et de sa sagesse. Dieu, qui a formé les premiers hommes et leur a infusé la science qui leur était nécessaire, aurait pu continuer à procéder de la sorte. Or, « il est plus parfait d’être bon soi-même, et en même temps d’être cause de bonté pour les autres, que d’être simplement bon en soi. C’est pourquoi Dieu gouverne les êtres de telle manière que certains d’entre eux puissent être, en gouvernant, cause de bonté pour les autres [3]. »
A l’instar de la transmission de la science, Dieu a voulu se servir des causes secondes –en l’occurrence, les époux– pour transmettre la vie :
« Le Créateur même du genre humain, […] dans sa bonté, a voulu se servir du ministère des hommes pour la propagation de la vie [4]. »
« Le Créateur lui-même […], dans sa bonté et sa sagesse, a voulu, pour la conservation et la propagation du genre humain, se servir du concours de l’homme et de la femme, en les unissant dans le mariage [5]… »
4) Union et procréation
En confiant à nos premiers parents la charge de transmettre la vie, Dieu a fixé simultanément à tous les époux un objectif : « Croissez et multipliez-vous » (Gen 1, 28) et un moyen : « Ils seront deux en une seule chair » (Gen 2, 24).
L’ordre de la nature que l’homme est appelé à réaliser d’une volonté délibérée lie indissolublement l’intention procréatrice et le rapport conjugal et « jamais il n’est permis de séparer ces divers aspects au point d’exclure positivement soit l’intention procréatrice, soit le rapport conjugal [6] ».
C’est pourquoi « la fécondation artificielle est aussi condamnable que la contraception. Tandis que la contraception détourne l’acte conjugal, qui n’est qu’un moyen, de sa fin naturelle qui est la procréation, à l’opposé la fécondation artificielle vise à obtenir la fin, sans employer le moyen naturel [7] ». Dans les deux cas, il y a dissociation entre l’objet du mariage –l’acte conjugal– et la fin première du mariage – la procréation.
5) Seigneurie de l’homme sur la création
La pratique déjà ancienne de l’insémination artificielle pour les végétaux et les animaux ne justifie-t-elle pas son application à l’homme ?
Certes, le Créateur a donné à tous les vivants l’ordre de croître et de se multiplier (Gen 1, 22). Mais seul l’homme a reçu la mission de soumettre la terre et de dominer sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur tout le bétail, sur toutes les bêtes sauvages et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre (Gen 1, 28)
C’est la raison pour laquelle, « par rapport à la transmission des autres formes de vie dans l’univers, la transmission de la vie humaine a une originalité propre, qui dérive de l’originalité même de la personne humaine. « La transmission de la vie humaine a été confiée par la nature à un acte personnel et conscient, et comme tel soumis aux très saintes lois de Dieu : ces lois inviolables et immuables doivent être reconnues et observées. C’est pourquoi on ne peut user de moyens et suivre des méthodes qui peuvent être licites dans la transmission de la vie des plantes et des animaux » (Jean XXIII, Encyclique Mater et Magistra) [8]. »
6) L’instrumentalisation des parents et de l’enfant
Bien loin de respecter cette spécificité de la vie humaine, la PMA instrumentalise à la fois les époux et l’enfant.
Elle réduit les époux au statut de pourvoyeurs de gamètes :
« Restreindre la cohabitation des époux et l’acte conjugal à une pure fonction organique pour la transmission des germes serait comme convertir le foyer domestique, sanctuaire de la famille, en un simple laboratoire biologique. (…) Il y a [dans l’acte conjugal] beaucoup plus que l’union de deux germes, qui peut s’effectuer artificiellement, c’est-à-dire sans l’intervention des deux époux [9]. »
Elle réduit l’enfant à n’être que le résultat d’un processus technique :
« L’origine d’une personne est en réalité le résultat d’une donation. L’enfant à naître devra être le fruit de l’amour de ses parents. Il ne peut être ni voulu ni conçu comme le produit d’une intervention de techniques médicales et biologiques ; cela reviendrait à le réduire à devenir l’objet d’une technologie scientifique. Nul ne peut soumettre la venue au monde d’un enfant à des conditions d’efficacité technique mesurées selon des paramètres de contrôle et de domination [10]. »
Le contrôle de qualité auquel le produit est soumis et sa suppression avant ou après implantation en cas de défaut ou d’écart par rapport à la norme sont autant de signes patents d’une telle réduction.
7) Un retour à l’esclavage ?
Selon S. Thomas, la domination qu’exercent les hommes les uns sur les autres peut être de deux sortes :
« [Domination peut se comprendre] d’abord comme l’opposé de la servitude, et alors on appelle maître celui auquel on est soumis en qualité d’esclave. Domination peut aussi s’entendre dans un sens général par rapport à une sujétion quelconque. Et alors on peut attribuer la domination à celui qui a mission de gouverner et diriger des hommes libres. »
Il explicite ensuite le fondement de cette distinction :
« La raison en est que l’esclave diffère de l’homme libre en ce que « l’homme libre est à lui-même sa fin (causa sui) », dit Aristote, tandis que l’esclave est ordonné à un autre. On peut donc dire que quelqu’un domine sur un autre comme sur son esclave, quand il ramène le dominé à lui, le dominateur. Pour chacun, c’est son bien propre qui est désirable ; par suite, il est affligeant pour chacun de céder exclusivement à un autre le bien qui aurait dû être le sien, et on ne peut supporter sans souffrir une telle domination. […]
« Mais on domine sur un autre comme sur un homme libre, quand on dirige celui-ci vers son propre bien ou vers le bien commun [11]. »
Conçus pour satisfaire le soi-disant droit à l’enfant des parents et l’hybris des scientifiques, les enfants issus de la PMA sont ordonnés à un autre [12] à l’instar de l’esclave dans un rapport de dominé à dominateur. On peut donc légitimement se demander si la PMA ne signe pas un retour subreptice de l’esclavage.
8) Substitution de personne et aide à la nature
Quoiqu’il en soit, il est clair qu’au terme d’une PMA réussie, les époux restent aussi stériles qu’auparavant. Ils ont certes obtenu un enfant, mais ils n’ont pas porté remède à leur stérilité. Affirmer ou laisser croire le contraire serait un mensonge grossier. Pour parvenir à ce résultat, les époux se prêtent avec l’aide des médecins à une substitution de personne. Obnubilés par le résultat à obtenir, ils consentent à laisser des tiers interférer avec la mission qui n’appartient qu’à eux.
Pour illustrer notre propos, examinons le cas du professeur qui doit s’assurer de la science de son élève par un examen.
Chez l’élève, la science résulte d’un mélange de dispositions intellectuelles naturelles et d’efforts personnels. Quant à l’ignorance, elle découle soit d’un défaut de capacités naturelles, soit de la paresse, soit des deux.
Le professeur peut alors adopter une double attitude :
• il peut attribuer une bonne note à l’élève qui, bien que dépourvu de science, a réussi l’examen en copiant sur son voisin ou en envoyant une tierce personne passer l’épreuve à sa place. Une telle attitude est moralement injuste.
• il peut aider l’élève à faire reculer ses limites naturelles (par des exercices de mémorisation, d’apprentissage, de synthèse, d’analyse, de répétition) et à vaincre sa paresse (par des encouragements, des récompenses, des punitions) afin qu’il puisse passer avec succès l’examen attestant de sa science. Une telle attitude est louable.
Appliquons cela aux époux qui ont des difficultés à procréer et aux médecins qui leur viennent en aide.
Chez les époux, la transmission de la vie résulte d’un mélange de dispositions physiologiques naturelles (intégrité de l’appareil reproducteur des chacun des époux) et d’une action personnelle (acte conjugal en période fertile). Quant à la stérilité, elle découle soit d’un défaut de capacités naturelles (stérilité fonctionnelle d’au moins un des époux), soit de l’absence de relation sexuelle en période fertile, soit des deux.
Le médecin peut alors adopter une double attitude :
• il peut procurer aux époux un enfant en se substituant à eux par la PMA qui permet la fécondation sans rapport conjugal.
• il peut aider les époux à corriger leurs déficiences physiologiques naturelles [13] et à choisir le moment le plus indiqué pour que leur rapport conjugal soit fécond en sorte qu’ils puissent procréer une nouvelle vie.
Si la première attitude –caractérisée par la substitution de personne– est immorale, la seconde en revanche –qui vient en aide à la nature– est tout à fait louable :
« En parlant ainsi, on ne proscrit pas nécessairement l’emploi de certains procédés artificiels destinés à faciliter l’acte naturel, soit à faire atteindre sa fin à l’acte naturel normalement accompli [14]. »
« Si le moyen technique facilite l’acte conjugal ou l’aide à atteindre ses objectifs naturels, il peut être moralement admis. Quand, au contraire, l’intervention se substitue à l’acte conjugal, elle est moralement illicite [15]. »
« L’intervention médicale est respectueuse de la dignité des personnes quand elle vise à aider l’acte conjugal, soit pour en faciliter l’accomplissement, soit pour lui permettre d’atteindre sa fin, une fois qu’il a été normalement accompli.
« Au contraire, il arrive que l’intervention médicale se substitue techniquement à l’acte conjugal pour obtenir une procréation qui n’est ni son résultat ni son fruit : dans ce cas, l’acte médical n’est pas, comme il le devrait, au service de l’union conjugale, mais il s’en attribue la fonction procréatrice et ainsi contredit la dignité et les droits inaliénables des époux et de l’enfant à naître [16]. »
9) Un sombre pronostic
Autant l’aide à la nature est au service des époux, autant la substitution de personne se sert des époux pour un projet qui ne les concerne pas :
« S’il m’était permis de risquer une opinion, je dirais que le long détour hors du corps maternel impliqué par la fécondation extracorporelle n’est pas une solution favorable et que les progrès de l’aide à la nature le feront considérer dans un avenir assez proche comme une complication indésirable et nullement nécessaire. Deux écoles apparaîtront :
• l’une guérira la stérilité (par les plasties, les greffes, le génie biologique, que sais-je) ;
• l’autre s’obstinera dans la fécondation hors le corps de la femme, mais son but avoué ne sera plus la lutte contre l’infertilité mais l’emprise arbitraire sur le destin des hommes [17]. »
Le projet du gouvernement de faire bénéficier les couples de femmes et les femmes célibataires homosexuels de la procréation médicalement assistée confirme, si besoin était, le bien-fondé de ce pronostic.
Abbé François Knittel
Source : La Porte Latine du 17 octobre 2019
- Les techniques d’insémination artificielle varient selon les gamètes concernés et le lieu du transfert.[↩]
- Les techniques de fécondation artificielle varient selon les procédés d’introduction du spermatozoïde dans l’ovule et le lieu du transfert de l’embryon.[↩]
- S. Thomas d’Aquin, Somme théologique, I, q. 103, a. 6, c.[↩]
- Pie XI, Encyclique Casti connubii, 31 décembre 1930.[↩]
- Pie XII, Discours aux sages-femmes, 29 octobre 1951.[↩]
- Pie XII, Discours à des médecins du 2e congrès Mondial pour la fécondité et la stérilité, 19 mai 1956.[↩]
- Abbés Bernard Tissier de Mallerais et Denis Puga, « La fécondation artificielle » in Fideliter n° 47, p. 49.[↩]
- Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Instruction Donum vitæ, 22 février 1987, Introduction, n° 4.[↩]
- Pie XII, Discours aux sages-femmes, 29 octobre 1951.[↩]
- Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Instruction Donum vitæ, 22 février 1987, II, B, 4.[↩]
- S. Thomas d’Aquin, Somme théologique, I, q. 96, a. 4, c. Cf. aussi I, q. 92, a. 1, ad 2.[↩]
- Qu’il s’agisse des parents ou des scientifiques.[↩]
- Par exemple, les traitements hormonaux destinés à faciliter l’ovulation ou la microchirurgie tubaire.[↩]
- Pie XII, Discours au congrès des médecins catholiques, 29 septembre 1949.[↩]
- Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Instruction Donum vitæ, 22 février 1987, II.B.6.[↩]
- Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Instruction Donum vitæ, 22 février 1987, II.B.7.[↩]
- Pr. Jérôme Lejeune, « Discours du 8 octobre 1987 » dans Cahiers de Saint Raphaël, n° 20, 3e trim. 1989, p. 37.[↩]