Je suis assis, donc je suis : l’importance du sens du toucher

Le gou­ver­ne­ment devient abs­trait et recu­lé ; il devient un sys­tème. Nous avons besoin, bien sûr, d’une cer­taine somme d’or­ga­ni­sa­tion ou de plan­ning. Mais n’ou­bliez pas que l’or­ga­ni­sa­teur à suc­cès est un homme de type visuel. Nous devons deve­nir atten­tifs au fait que nous avons besoin d’hommes qui aient le tou­cher juste, de peur de nous perdre dans un ter­rible cau­che­mar – un monde d’une vio­lence indes­crip­tible, où l’or­ga­ni­sa­teur sans règles est le roi, où l’hon­nête homme est en prison.

« Sedeo ergo sum », réflexions sur la cer­ti­tude du tou­cher par Charles de Koninck[1].

M. Tomlinson, dans l’un de ses ouvrages, nous rap­porte ce mot d’un savant chi­nois : « Je me suis deman­dé, par­fois, si la culture occi­den­tale ne s’en allait pas en fumée à cause d’un sens du tou­cher négli­gé ». Je crois cette réflexion très juste. Cela s’ap­plique aus­si bien à notre civi­li­sa­tion qu’à notre culture. Un acteur amé­ri­cain a dit une fois – je ne me sou­viens plus la phrase exacte mais l’i­dée est là – que grâce à la télé­vi­sion l’homme serait bien­tôt réduit à deux énormes globes ocu­laires avec un cer­veau comme une tête d’é­pingle. Peut-​être devrais-​je ajou­ter qu’il ne voyait pas cela d’un très bon œil. En d’autres termes, notre culture serait trop exclu­si­ve­ment visuelle. Comment le fait d’ac­cor­der trop d’im­por­tance à la vue pourrait-​il jeter une lumière sur notre pen­sée et donc sur notre agir ? Un sens du tou­cher négli­gé et la réduc­tion de tous les sens à la vue comme au seul per­ti­nent entraî­ne­rait sûre­ment des consé­quences extra­or­di­naires d’un point de vue aris­to­té­li­cien, lequel, je le crois, est aus­si celui du bon sens. La vue est indu­bi­ta­ble­ment le sens le plus objec­tif dans l’ordre de la repré­sen­ta­tion – c’est lui qui révèle le plus grand nombre et la plus grande diver­si­té d’ob­jets ; il est le sens de la clar­té et de la dis­tinc­tion – , mais d’un autre côté, le tou­cher est le plus fon­da­men­tal de nos sens, et il est en outre le sens par excel­lence de la cer­ti­tude. Il est le sens de l’exis­tence, de l’ex­pé­rience et de l’empathie. C’est pour cela que notre atti­tude envers le tou­cher, envers le tan­gible, aura sa cor­res­pon­dance dans la qua­li­té de notre pen­sée et notre sen­ti­ment reli­gieux, dans notre phi­lo­so­phie, dans les sciences, dans les beaux-​arts, et bien sûr dans tout notre agir de vie, sur­tout en poli­tique. Cette consta­ta­tion, bien sûr, peut lais­ser son­geur. Mais avant d’es­sayer de mon­trer sa per­ti­nence par voie d’in­duc­tion, consi­dé­rons en pre­mier lieu les divi­sions des objets sen­sibles et de nos sens.

2. La divi­sion prin­ci­pale de ce qu’on appelle un « sen­sible par soi »[2] est celle entre sen­sible propre et sen­sible commun. 

  • Par un sen­sible propre, nous dési­gnons un objet propre à un sens qui ne peut être per­çu par un autre sens : la cou­leur est per­çue par l’œil, non par l’ouïe ou le tou­cher ; la cha­leur ou la dure­té sont per­çues par le sens du tou­cher, ils ne peuvent être vues ou entendues. 
  • Par sen­sible com­mun nous enten­dons les objets pou­vant être per­çus par au moins plus d’un sens, bien que pas for­cé­ment aus­si bien par l’un que par l’autre. Le mou­ve­ment, par exemple, est un sen­sible com­mun : il peut être vu et il peut être sen­ti. D’autres exemples sont les nombres, la gran­deur, la figure ou la forme, etc. Notons, encore une fois, que les objets sen­sibles que nous appe­lons com­muns sont néan­moins plus clai­re­ment per­çus par la vue[3].

3. Quand je dis « tou­cher », je me réfère à quelque chose de très concret, comme l’ex­pé­rience de la chaise résis­tante sur laquelle vous êtes assis, du col raide autour de votre cou, de votre tem­pé­ra­ture en ce moment-​même, de la posi­tion de votre corps, etc. Bien que le sens du tou­cher atteigne de nom­breux groupes dis­tincts d’ob­jets contraires, tels que le dur et le doux, le chaud et le froid, l’hu­mide et le sec, etc., il est extrê­me­ment pauvre en repré­sen­ta­tion. Il a une cer­taine vul­ga­ri­té, ce qui res­sort clai­re­ment du fait que notre juge­ment sur la tem­pé­ra­ture dépen­dra, met­tons, de la tem­pé­ra­ture momen­ta­née de votre main. Le tou­cher n’est pas le sens de la clar­té, ni de la dis­tinc­tion. Ces termes se réfèrent pre­miè­re­ment et prin­ci­pa­le­ment à la vue, un sens bien plus per­fec­tion­né. Rappelons-​nous la phrase intro­duc­tive de la Métaphysique d’Aristote : 

Tous les hommes dési­rent natu­rel­le­ment savoir. Un indice de ceci est le plai­sir que nous pre­nons dans nos sens ; car même en dehors de leur uti­li­té ils sont aimés pour eux-​mêmes ; et plus que tous les autres, le sens de la vue. Car non seule­ment lorsque nous avons l’in­ten­tion d’a­gir, mais même lorsque nous n’al­lons rien faire, nous pré­fé­rons la vue à toute autre chose. La rai­son est que ce sens-​là plus que tous les autres, nous fait connaître, et met en lumière de nom­breuses dif­fé­rences entre les choses.

Aristote, Métaphysique, livre I, cha­pitre 1.

Si nous avions à choi­sir, et si ce choix était pos­sible, ne préférerions-​nous pas la vue au tou­cher ? La vue est le plus objec­tif de nos sens, le plus déta­ché, le plus libre, et c’est par la vue que nous per­ce­vons les objets à la plus grande dis­tance. Il est, par excel­lence, le sens du savoir, la plu­part des termes que nous uti­li­sons pour par­ler du savoir sont géné­ra­le­ment pris de la vue. D’ailleurs, comme le note saint Augustin, les attri­buts de la vue sont sou­vent appli­qués aux autres sen­sa­tions, mais l’in­verse n’est pas vrai. « Voir est l’af­faire des yeux. Mais nous uti­li­sons aus­si ce mot en réfé­rence à d’autres sens, dans la mesure ou nous les dési­gnons comme vec­teurs d’un savoir (« cum eos ad cognos­cen­dum inten­di­mus »). Alors nous ne dirons pas : Ecoute comme ça brille, Sens comme ça scin­tille, Goûte comme c’est lumi­neux ou Sens cette splen­deur » ; dans tous ces cas nous dirons : Regarde. D’un autre côté, nous disons non seule­ment : Regarde comme ça brille (ce que seul l’œil per­çoit) mais nous disons aus­si : Regarde comme ça sonne, Regarde comme ça sent, Vois ce goût, Vois comme c’est dur[4].

4. Et encore, bien que du point de vue de la connais­sance seul notre sens du tou­cher soit bien infé­rieur à celui de la vue, il a une qua­li­té en ver­tu de laquelle il est pour l’homme le plus impor­tant de ses sens externes. Cette qua­li­té nous est dis­tinc­te­ment évo­quée dans le pas­sage sui­vant de saint Luc : 

Tandis qu’ils dis­cu­taient de cela, il se tint lui-​même au milieu d’eux, et leur dit : La Paix soit avec vous : c’est moi, n’ayez pas peur. Ils se pros­ter­nèrent, pleins de ter­reur, pen­sant voir un fan­tôme. Pourquoi, leur dit-​il, êtes-​vous effrayés ? D’où viennent de telles pen­sées en vos cœurs ? Voyez mes mains et mes pieds, pour bien vous assu­rer que c’est moi : touchez-​moi, et regar­dez ; un esprit n’a ni chair ni os, comme vous voyez que j’en ai. Et tout en leur par­lant, il leurs mon­trait ses mains et ses pieds. Alors qu’ils dou­taient encore et confus dans leur joie, il leur deman­da : Avez-​vous quelque chose à man­ger ? Alors ils mirent devant lui un mor­ceau de pois­son grillé, et un rayon de miel ; et il les pris et les man­gea en leur présence. 

Lc, XXIV, 37.

Notre sen­sa­tion de tou­cher est pré­sen­tée comme le cri­tère ultime de la réa­li­té, de l’exis­tence phy­sique. La demons­tra­tio ad sen­sum que nous trou­vons dans ce texte est com­plète : car le tou­cher est en même temps le sens de l’a­li­ment. Nous connais­sons tous le pas­sage de saint Thomas l’Apôtre : 

… Et lorsque les autres dis­ciples lui dirent : Nous avons vu le Seigneur, il leur dit : Si je ne vois pas les marques des clous dans ses mains, si je ne mets pas ma main dans son côté, vous ne me ferez jamais croire. 

Jn, XX, 25.

Saint Jean, vers le début de sa pre­mière Epître, nous ras­sure quant à l’in­du­bi­table véra­ci­té de son témoi­gnage par ces mots : 

Notre mes­sage concerne ce Verbe, qui est la vie ; ce qu’il était dès le com­men­ce­ment, ce que nous avons enten­du de lui, ce que nos propres yeux ont vu de lui ; ce qu’il était, qui a croi­sé notre regard et le tou­cher de nos mains.

I Jn, 1–2.

5. Si l’at­ti­tude de saint Thomas l’Apôtre n’est pas un exemple à imi­ter, nous recon­nais­sons en elle une expé­rience fami­lière : chaque fois que nous vou­lons être très cer­tains de la réa­li­té d’une chose, de l’exis­tence d’un objet sen­sible, nous vou­lons le véri­fier par le tou­cher. Et c’est spé­cia­le­ment pour cette rai­son que le tou­cher est appe­lé le sens de la cer­ti­tude, tan­dis que la vue est le sens de la dis­tinc­tion, de la clar­té, et de la repré­sen­ta­tion. Là où le fait brut de l’exis­tence phy­sique est concer­né, la vue, en dépit de sa pré­ci­sion de dis­cer­ne­ment et de sa cer­ti­tude de dis­tinc­tion, apporte moins d’as­su­rance que le tou­cher. Les mots « fan­tôme » ou « appa­ri­tion » repré­sentent habi­tuel­le­ment des choses visuelles mais irréelles, intan­gibles, et nous les com­pa­rons aux sortes de repré­sen­ta­tions que nous avons dans nos rêves.

6. Nous pou­vons voir à pré­sent où est le point de départ d’une ana­lo­gie entre le sens du tou­cher et la foi divine. Le sens du tou­cher révèle peu dans l’ordre de la repré­sen­ta­tion et nous laisse dans une obs­cu­ri­té épaisse. Mais cette obs­cu­ri­té n’en­lève pas la cer­ti­tude. Pareillement, la foi n’im­plique pas que les véri­tés aux­quelles nous croyons soient évi­dentes – il s’a­git des non appa­ren­tia, des choses invi­sibles, dit l’Apôtre[5] – elle reste obs­cure, et pour­tant sa cer­ti­tude est pro­pre­ment divine. En effet les paroles du Cantique des Cantiques : Nigra sum sed for­mo­sa, Je suis noire mais belle, ont été appli­quées à notre foi. Elle est sombre à cause de l’obs­cu­ri­té dans laquelle elle nous laisse, et pour­tant elle est belle, à cause de la véri­té qu’elle tient si fer­me­ment. Et sans la Foi, il n’y a ni Espoir, ni Charité, ni connais­sance d’au­cune chose pro­pre­ment divine. Si nous deman­dons cette cer­ti­tude comme le résul­tat d’une évi­dence de l’ob­jet pour nous, nous ne l’at­tein­drons jamais ; nous nous per­drions dans un monde rêvé de simple représentation. 

7. Le tou­cher, donc, est de ce point de vue le plus infé­rieur de nos sens, mais cela ne signi­fie pas qu’il est le plus négli­geable ou, ce qui serait encore plus absurde, que nous pou­vons com­plè­te­ment nous pas­ser de lui. En dépit de son humi­li­té et de son obs­cu­ri­té, il est cor­rec­te­ment appe­lé le sens de l’in­tel­li­gence. Nous don­ne­rons deux rai­sons à cela. La pre­mière est qu’il n’y a pas de véri­té sans cer­ti­tude, et la véri­té est la nour­ri­ture de l’in­tel­li­gence. La seconde rai­son est que l’homme dif­fère de l’a­ni­mal par la per­fec­tion de son tou­cher ; et que si par­mi les hommes, cer­tains sont plus intel­li­gents que les autres, ce n’est pas en rai­son de leur vue ou de leur ouïe, mais à cause de la qua­li­té de leur tou­cher. Comme le dit Aristote : 

Si, en ce qui concerne tous les autres sens, nous tom­bons sous bien des espèces ani­males, pour le tou­cher en revanche nous excel­lons lar­ge­ment au-​dessus de toute autre espèce en exac­ti­tude de dis­cer­ne­ment. C’est pour­quoi l’homme est le plus intel­li­gent de tous les ani­maux. Cela est confir­mé par le fait que c’est aux dif­fé­rences dans l’or­gane du tou­cher et à rien d’autre que nous devons d’être plus ou moins doués : les indi­vi­dus dont la chair est dure sont moins doués par la nature, ceux dont la chair est douce sont plus doués. 

Aristote, De ani­ma, livre II, cha­pitre 9.

Du tou­cher nous avons dit qu’il est le sens de l’exis­tence et de notre pré­sence dans l’es­pace et le temps. Nous ne disons pas avec Descartes : Cogito, ergo sum, Je pense donc je suis ; au contraire, au lieu de nous appuyer immé­dia­te­ment sur l’o­pé­ra­tion qui appar­tient à la plus haute de nos facul­tés, nous nous repo­sons d’a­bord avec une grande assu­rance sur l’ex­pé­rience du tou­cher, dans laquelle nous avons en même temps l’ex­pé­rience d’exis­ter. Pour sûr, cette conscience n’est pas sans pen­sée, mais c’est une pen­sée qui dépend du tou­cher et qui ne se révèle pas encore comme telle. Ce sont les qua­li­tés tan­gibles qui sont pour nous les pre­miers prin­cipes de pen­sée et d’ac­tion. Si nous devions ris­quer une alter­na­tive aris­to­té­li­cienne au Cogito, ergo sum de Descartes, nous dirions alors sans hési­ta­tion : Sedeo, ergo sum : Je suis assis, donc je suis.

8. Notre avis est bien sûr très terre à terre, et pour­tant c’est une large preuve du fait que la phi­lo­so­phie qui pré­tend cher­cher ses pre­miers prin­cipes dans le royaume de la pen­sée pure dégé­nère bien­tôt dans une phi­lo­so­phie de l’es­prit, pour abou­tir à la vul­ga­ri­té la plus basse et à un nihi­lisme qui n’est que trop tan­gible. Nous n’au­rions pas eu Marx sans Hegel, ni Hegel sans Kant, ni Kant sans Hume et Descartes. Le début était appa­rem­ment noble, mais il a conduit, presque logi­que­ment, à une liqui­da­tion insen­sible de la sub­stance humaine.

9. Le tou­cher est le sens de la sub­stance. Cela ne veut pas dire que la sub­stance est un sen­sible par soi, mais s’il y a un sens par lequel nous nous sen­tons à l’in­té­rieur de nous-​mêmes et dis­tinct des autres choses autour de nous, c’est bien le sens du tou­cher. Je com­mence là et je finis ici. C’est grâce au tou­cher que je sens que ma main m’ap­par­tient. Des parts de moi-​même que je peux seule­ment voir je ne peux pas « sen­tir » avec la même cer­ti­tude qu’elles m’ap­par­tiennent, même si je suis cer­tain qu’elles puissent être aus­si essen­tielles. Le tou­cher, encore une fois, est le sens de l’ex­pé­rience. L’expérience implique la pas­si­vi­té, et ce sens est le plus pas­sif de tous. La peine phy­sique est asso­ciée au tou­cher. Cela en fait en même temps le sens de la sym­pa­thie. Une per­sonne avec un vif sens du tou­cher sera bien dis­po­sée à se mettre dans la peau d’au­trui[6] comme disent les Français. Si, pour nous, l’autre n’a que l’exis­tence d’un objet pure­ment visuel, nous serons enclins à le voir d’une manière froide, déta­chée et objec­tive, et peut-​être à le trai­ter en consé­quence. Nous n’au­rons pas de sym­pa­thie avec sa vie. Cette forme d’ob­jec­ti­vi­té est, sans aucun doute, une qua­li­té utile pour être commissaire …

10. Le tou­cher, avons-​nous dit, est le sens de la nature. Cela n’est pas seule­ment dû au sens cor­res­pon­dant de la dou­leur, qui nous aver­tit de ce qui est contraire à notre nature phy­sique, mais plus encore au fait que, par le tou­cher, nous avons la pre­mière inti­ma­tion d’une inté­rio­ri­té qua­li­ta­tive. Comme nous venons de le men­tion­ner, c’est par le sens du tou­cher que nous nous sen­tons « à l’in­té­rieur de nous-​même ». Ceci dit, cette inté­rio­ri­té ne doit pas être confon­due avec la simple inté­rio­ri­té de places, comme celle d’un cos­tume dans la pen­de­rie ou d’un mou­choir dans la poche. Quand nous disons que la nature est un prin­cipe intrin­sèque, nous ne par­lons pas d’une inté­rio­ri­té qui se révè­le­rait à la vue. La vue est le sens de la sur­face. Il ne peut atteindre l’in­té­rieur d’un corps, à moins que l’ex­té­rieur en soit trans­pa­rent, c’est-​à-​dire invi­sible. Ce n’est pas un simple hasard si les phi­lo­sophes qui ont nié la per­ti­nence des sen­sibles propres, qui ont tout réduit à la quan­ti­té et aux modes quan­ti­ta­tifs, ont géné­ra­le­ment aus­si nié la nature. Descartes est un exemple frap­pant. En se confi­nant lui-​même aux « idées claires et dis­tinctes », il réduit le monde exté­rieur à l’ex­ten­sion et aux modes de l’ex­ten­sion, à la figure et au mou­ve­ment. Il nie expli­ci­te­ment la réa­li­té des sen­sibles propres ; seules ce qu’il appelle les « qua­li­tés pre­mières » – ce que nous appe­lons « sen­sibles com­muns » – sont réelles à ses yeux. Dans cette vue, il n’existe pas des choses telles que les ani­maux dans le sens habi­tuel du terme. Ceux-​ci sont des auto­mates, des machines ; et même le corps humain n’est rien d’autre qu’une méca­nique com­plexe dans lequel notre esprit remue comme dans un lan­dau. Même l’u­ni­vers entier de ce qu’on appelle les corps vivants n’est rien d’autre qu’une machine, quoique par­ti­cu­liè­re­ment com­plexe. Presque logi­que­ment Descartes exclue la cause finale de la nature et par consé­quent aus­si le bien – l’i­dée qui nous est pre­miè­re­ment trans­mise par le goût et le toucher.

11. Les phi­lo­sophes modernes ont dans leur ensemble adop­té l’o­pi­nion de Descartes concer­nant les sen­sibles propres et les ont appe­lés des qua­li­tés secon­daires, sub­jec­tives, et des fruits conçus par l’es­prit humain. Mais il y a peut-​être une source plus pro­fonde à cette atti­tude. Je veux par­ler d’une révolte contre les choses concrètes – si déses­pé­ré­ment concrètes aux yeux de cer­tains – que nous enseigne la Foi Divine, telles que l’Incarnation, dans laquelle Dieu, en rai­son de la nature humaine du Christ, devient sen­sible pour nous, disant aux Apôtres non seule­ment de le voir Lui – car Lui qui est la Lumière est deve­nu visible, même à la lueur d’une chan­delle – mais de Le tou­cher avec leurs mains. En agis­sant de la sorte, Il nous ins­pire avec une divine confiance dans ce qui, du point de vue natu­rel, est la prin­ci­pale source de notre cer­ti­tude. Il y en a qui croient que cela serait bien plus conve­nable si Dieu avait pris les Sacrements plus au sérieux, au lieu d’en faire des « choses et des paroles », res et ver­ba – c’est-​à-​dire, des choses sen­sibles et des paroles audibles. Il y aurait alors eu des sym­boles abs­traits, au lieu de choses ter­ri­ble­ment tan­gibles qui puissent créer des situa­tions du genre : « Va me cher­cher de l’eau, pour sau­ver l’âme de cet homme ! ».

12. La répu­dia­tion du tou­cher est sen­sible dans tous les champs de notre culture. A ce pro­pos, cette atti­tude a été encou­ra­gée par le fait incon­tes­table qu’une science telle que la phy­sique mathé­ma­tique se coupe, et même doit se cou­per, des qua­li­tés sen­sibles, se confi­nant aux sen­sibles com­muns, c’est-à-dire à l’as­pect quan­ti­ta­tif des choses. Mais pré­ci­sé­ment, nous ne devrions pas accor­der à cette science la tota­li­té de la réa­li­té, même maté­rielle. Rappelons-​nous main­te­nant ce que nous avons dit de la vue comme étant le prin­ci­pal des sens qui per­çoivent les sen­sibles com­muns. Si nous rame­nons toute la réa­li­té maté­rielle aux sciences phy­siques, nous prô­nons indû­ment le visuel. Nous fai­sons face à une situa­tion simi­laire dans les beaux-​arts. Même depuis la Renaissance, la sculp­ture, de plus en plus sépa­rée de l’ar­chi­tec­ture, devient beau­coup trop visuelle. Le sens de la pierre s’est per­du pro­gres­si­ve­ment. En archi­tec­ture la pierre cède la place au plâtre – friable et répu­gnant au tou­cher. Les énormes corps de Rubens offensent le sens tac­tile de la gra­vi­ta­tion – ils sont comme des masses visuelles, ils flottent. La pein­ture moderne, avec Chagall et Dali, est allée très loin dans cette direc­tion. Les figures deviennent abs­traites, le sens de la sub­stance – rappelez-​vous ce que nous disions du tou­cher à ce sujet – est per­due ; et tel est le sens de la nature, de l’in­té­rio­ri­té et de la motion inté­rieure ; ici la figure n’est plus le signe pro­chain de la nature d’une chose. La musique elle-​même est deve­nue prin­ci­pa­le­ment visuelle ; la poé­sie aus­si. Le Supplément lit­té­raire du London Times a relayé cette cri­tique dans l’une de ces der­nières publi­ca­tions. Un poète Anglais contem­po­rain a appe­lé ceci un « état mons­trueux de l’art ». Les arts culi­naires ne font pas excep­tion. Ils sont main­te­nant appe­lés à pro­duire des « plats gla­mour », et L’Institut Américain de la Viande a van­té son bœuf comme on van­te­rait de « belles pro­téines ». Tout ceci se réfère à la vue, non au goût, lequel est le sens de la sagesse, le sens de la sapien­tia (du latin sapere, goû­ter). Le goût est le sens d’un ordre et d’une dis­tinc­tion inti­me­ment expé­ri­men­tés (Sapientis est ordi­nare et judi­care, le propre du sage est d’or­don­ner et de juger ; un ordre mer­veilleu­se­ment mis en valeur par l’ac­tion dis­cri­mi­nante du sel – sal sapien­tiae, dit la litur­gie Nous exi­geons cet ordre dans le goût même d’une patate bouillie. Le pro­blème avec la plu­part des phi­lo­sophes modernes est qu’ils ne goûtent pas – ou pire, qu’ils ne peuvent pas goû­ter – c’est à dire prendre goût à leurs ali­ments, man­geant comme ils le font de simples molé­cules, des vita­mines, des fibres et des tis­sus. Nous devrions, sans trop nous cacher les yeux cepen­dant, pré­fé­rer Rabelais et Falstaff à l’in­tel­lec­tuel mal­adroit et pla­neur auquel même le tan­gible est indigne de confiance.

13. Ce dés­équi­libre per­ni­cieux n’est pas moins sen­sible dans notre socié­té poli­tique, si lar­ge­ment orga­ni­sée et pla­ni­fiée. Car nous consi­dé­rons aujourd’­hui la com­mu­nau­té presque exclu­si­ve­ment en termes de struc­ture – terme à domi­nante visuelle. A l’o­ri­gine, la socié­té était défi­nie en termes de biens. A pré­sent il s’a­git prin­ci­pa­le­ment de cor­ré­la­tions et de fonc­tions. Cet état des affaires n’est pas inévi­table, aus­si dif­fi­cile que cela puisse être de le sur­mon­ter. Nos lea­ders sont bien sou­vent hors de por­tée et très dis­tants de la popu­la­tion ; et cette der­nière ne res­sent pas le besoin d’un contact plus proche. Le gou­ver­ne­ment devient abs­trait et recu­lé ; il devient un sys­tème. Nous avons besoin, bien sûr, d’une cer­taine somme d’or­ga­ni­sa­tion ou de plan­ning. Mais n’ou­bliez pas que l’or­ga­ni­sa­teur à suc­cès est un homme de type visuel. Nous devons deve­nir atten­tifs au fait que nous avons besoin d’hommes qui aient le tou­cher juste, de peur de nous perdre dans un ter­rible cau­che­mar – un monde d’une vio­lence indes­crip­tible, où l’or­ga­ni­sa­teur sans règles est le roi, où l’hon­nête homme est en pri­son, et où le cri­mi­nel est à la fois le juge et l’exécuteur.

14. Nous sommes accou­tu­més à admi­rer et à encou­ra­ger sans réserve l’in­tel­lec­tuel visuel : nous ne devrons pas être trop sur­pris si nous le retrou­vons, l’un de ces jours, inter­ve­nant au-​dessus de nous avec son bull­do­zer aveugle, mais hélas bien tangible.

Charles De Koninck

Source : Courrier de Rome n°636

Notes de bas de page
  1. Charles De Koninck, « Sedeo ergo sum. Considerations on the Touchstone of Certitude » dans Laval théo­lo­gique et phi­lo­so­phique, volume 6, numé­ro 2 (1950), p. 343–348. Je dois la tra­duc­tion fran­çaise de cet ori­gi­nal à mon ami Louis-​Marie de L’Epinois et tiens à lui en expri­mer ici ma gra­ti­tude.[]
  2. Cf. le Commentaire de saint Thomas sur le De ani­ma d’Aristote, livre II, leçon XIII. L’on doit entendre le sen­sible tout court, au sens de ce qui est pré­ci­sé­ment appré­hen­dé par les cinq sens externes, et par dis­tinc­tion d’un « sen­sible par acci­dent » qui est d’abord et avant tout intel­li­gible, et par ailleurs sen­sible.[]
  3. Cf. le Commentaire de saint Thomas sur le De sen­su et sen­sa­to d’Aristote, leçon II, n° 20 de l’édition Pirotta et le Commentaire sur la Métaphysique du même, livre I, leçon 1, n° 8 de l’édition Cathala.[]
  4. Saint Augustin, Confessions, livre X, cha­pitre 35.[]
  5. Hb, XI, 1.[]
  6. En fran­çais dans le texte.[]