L’idée est-​elle supérieure à la réalité ?

« On ira tous au para­dis, qu’on soit voleur, assas­sin, men­teur, etc. » Une telle idée de la sain­te­té ou de la sanc­ti­fi­ca­tion est un réel affront fait à Dieu. C’est vou­loir faire de Dieu, le com­plice des injustices.

Certains répondent par l’affirmative : les idéa­listes. Pour eux, c’est-à-dire, hélas ! pour un bon nombre de nos contem­po­rains, l’idée l’emporte sur la réa­li­té. Il faut donc plier la réa­li­té à l’idée conçue ou pré­con­çue. D’autres, les réa­listes, répondent par la néga­tive. Cela, disent-​ils, relève du simple bon sens, la réa­li­té a une pré­émi­nence sur l’idée, qui tire d’elle son ori­gine. Que faut-​il donc en pen­ser ? Quelle est la consé­quence dans notre vie spirituelle ?

L’homme intelligent

L’homme ne naît pas avec des idées infuses. En nais­sant, son esprit est comme vierge, tabu­la rasa (lit­té­ra­le­ment : table rase). Au cours de sa vie, son esprit sera mar­qué, for­mé, “infor­mé” (au sens d’“impression sen­sible”) par la seule expé­rience. Grâce à sa puis­sance cog­ni­tive, l’homme sai­sit la nature des réa­li­tés qui l’entourent : soit par abs­trac­tion, soit par rai­son­ne­ment (juge­ment), soit enfin par simple adhé­sion de l’intelligence.

L’intelligence humaine sai­sit la nature des choses par une opé­ra­tion qui lui est propre, l’abstraction. Elle éla­bore ensuite un concept, une idée de la réa­li­té (chose) consi­dé­rée. On entend par idée ou concept, la réa­li­té (la chose) en tant que connue par l’intelligence. L’intelligence sai­sit donc les réa­li­tés exté­rieures au moyen des concepts ou des idées. Elle peut éga­le­ment pas­ser d’une idée à une autre, grâce au rai­son­ne­ment. L’idée tire son ori­gine de la réa­li­té, de l’expérience. L’idée vraie est celle qui est conforme à la nature de la chose. C’est pour cette rai­son que la véri­té est défi­nie, par Aristote et saint Thomas d’Aquin, comme étant l’adéquation de l’intelligence à la réa­li­té, c’est-à-dire la confor­mi­té du concept, de l’idée à la réa­li­té, à la nature des choses. Pour être dans le vrai ou dans l’objectivité, l’intelligence humaine se doit d’être sou­mise à la réa­li­té et non pas l’inverse : l’humilité, c’est la vérité !

L’imagination, cette facul­té de l’esprit humain, peut aus­si concou­rir à l’élaboration de concepts, à par­tir d’autres concepts : bien sou­vent les idées de ce type font fi de la réa­li­té. L’homme peut vivre dans une sorte de rêve, par le jeu de son imagination.

L’intelligence a aus­si ses fai­blesses, ses limites. Elle peut mal appré­hen­der les choses et ensuite éla­bo­rer une idée (un concept) inadé­quat à la réa­li­té : c’est l’erreur. Par exemple, à une cer­taine dis­tance, Jean aper­çoit un être grand et assez cor­pu­lent. Il pense que c’est un ours. Puis, il s’aperçoit que c’est Pierre, son voi­sin : l’erreur est humaine ! Les pas­sions peuvent aus­si entrer en jeu, d’où la néces­si­té pour l’intelligence de reve­nir sou­vent sur la réa­li­té, d’effectuer une sorte de “mise à jour” de confor­mi­té à la réalité.

Le refus de la réalité

Une autre dif­fi­cul­té peut aus­si sur­gir lorsque l’intelligence refuse toute sou­mis­sion à la réa­li­té. Comment est-​ce pos­sible ? Lorsque s’en mêle la mau­vaise volon­té ou l’entêtement ! On peut se for­ger une idée propre éla­bo­rée soit par le concours de l’imagination, soit par l’influence de fortes pas­sions (la pré­ci­pi­ta­tion, la colère, la jalou­sie, l’orgueil, etc.), soit par une mau­vaise appré­hen­sion de la réa­li­té (le cas de Pierre et l’ours) et s’y tenir, bien que la réa­li­té soit autre chose que l’idée conçue, qui est fausse. C’est le refus de la réa­li­té : l’erreur est certes humaine mais s’y accro­cher est dia­bo­lique ! C’est l’effet propre de l’orgueil : vou­loir plier la réa­li­té à son idée ! C’est le sou­ci que ren­contrent cer­tains idéa­listes, car­té­siens… qui veulent plier la réa­li­té à leurs idées éla­bo­rées dans l’usine de la “déesse” rai­son, ou “par­quer” la réa­li­té dans des sortes de “cases” ou de “cla­piers”. On peut les recon­naître à ceci qu’ils ne se remettent jamais en cause : ils pensent avoir tou­jours rai­son sur tout, ils ont l’impression d’être “per­sé­cu­tés” par la réa­li­té et ils n’ont confiance qu’en leur propre juge­ment qui, à leurs yeux, est infaillible. Ces gens vivent en dehors de la réa­li­té, qui est com­plexe, ils sont confi­nés dans le monde des idées où la vie est plus simple, plus belle… Les consé­quences de leurs erreurs sont sou­vent désas­treuses, aus­si bien dans l’ordre poli­tique et social que dans le domaine religieux.

L’histoire nous en pré­sente quelques tristes et célèbres exemples. Luther, le père du pro­tes­tan­tisme, s’est for­gé une idée per­son­nelle au sujet de la reli­gion et des moyens de sanc­ti­fi­ca­tion. Il a erré dans l’hérésie, le schisme. Pourquoi ? Il a consi­dé­ré que son idée était bien supé­rieure à la réa­li­té, au plan pro­vi­den­tiel du salut. Il s’est écar­té de l’unique voie de salut, de l’unique véri­té et de l’unique source de vie : Notre-​Seigneur Jésus-​Christ. Quelle catas­trophe sociale et reli­gieuse ! Ce fut éga­le­ment le cas d’Arius, le père de l’arianisme, qui niait la divi­ni­té de Jésus-​Christ, en se fai­sant sa propre idée, irréelle, du Christ.

Ce fut le cas aus­si du jan­sé­nisme qui pla­çait la sain­te­té dans cer­taines pra­tiques ou règles de vie très aus­tères, au détri­ment de toute cha­ri­té. C’était une idée “ori­gi­nale” de sain­te­té mais qui n’avait rien de conforme à la réa­li­té sur­na­tu­relle du salut des âmes, de la véri­table sain­te­té, à laquelle l’Évangile nous invite et que l’Église nous enseigne. La sain­te­té véri­table consiste essen­tiel­le­ment dans l’union à Dieu par la foi et par la grâce. Et c’est au moyen des sept sacre­ments que naît, s’accroît et se retrouve la grâce sanc­ti­fiante, qui élève, sanc­ti­fie, et soigne nos âmes. La cha­ri­té seule donne la valeur sur­na­tu­relle à nos bonnes actions. L’union à Dieu ici-​bas garan­tit notre union à Dieu dans la gloire. Ce n’est donc pas la mul­ti­pli­ci­té de nos œuvres ni leur dif­fi­cul­té qui nous rendent essentielle-​ment agréables à Dieu, mais plu­tôt la cha­ri­té qui anime et dicte nos bonnes actions ; c’est elle qui nous rend saints et qui nous fait méri­ter le ciel. Voilà la réa­li­té du salut de nos âmes. Certaines spi­ri­tua­li­tés, hélas, res­tent encore aujourd’hui empreintes de cet esprit jan­sé­niste et engendrent, même dans nos rangs, des “saints” tristes qui ne sont rien d’autre que de tristes saints.

Placer la sainteté là où elle est

Aujourd’hui, une nou­velle idée de sain­te­té a vu le jour. Dieu est si bon, si misé­ri­cor­dieux, si pater­nel, disent cer­tains, qu’il par­donne tout, qu’il tolère toutes choses : la notion du mal moral ou péché est gom­mée des consciences. On laisse libre cours à ses vices, à ses mau­vais pen­chants : « On ira tous au para­dis, qu’on soit voleur, assas­sin, men­teur, etc. » Une telle idée de la sain­te­té ou de la sanc­ti­fi­ca­tion est un réel affront fait à Dieu. C’est vou­loir faire de Dieu, le com­plice des injus­tices. La notion même de la misé­ri­corde divine implique la contri­tion, le retour à Dieu, la conver­sion, le regret, la répa­ra­tion. La sain­te­té consiste à se confor­mer, chaque jour, avec des efforts répé­tés, à la volon­té de Dieu dont le déca­logue est l’expression et la loi de cha­ri­té, le résu­mé. Aimer Dieu, réel­le­ment, c’est faire sa volon­té, c’est se sou­mettre à l’ordre qu’il a éta­bli : « Si vous m’aimez, dit Jésus, gar­dez mes com­man­de­ments » (Jn. 14, 21).

Quelle consé­quence pouvons-​nous en tirer pour notre vie spi­ri­tuelle ? La volon­té de Dieu, nous dit saint Paul, c’est votre sanc­ti­fi­ca­tion (I Thess. 4, 3). La sanc­ti­fi­ca­tion de nos âmes est prin­ci­pa­le­ment l’œuvre de Dieu, du Saint-​Esprit, et Dieu nous honore, en nous deman­dant d’y coopé­rer : « Dieu qui t’a créé sans toi, dit saint Augustin, ne te sau­ve­ra pas sans toi. » Nous devons donc appor­ter notre par­ti­ci­pa­tion à cette œuvre sur­na­tu­relle du salut de nos âmes. Nous sommes ren­dus saints, par Dieu, au moyen de la grâce sanc­ti­fiante, des ver­tus théo­lo­gales et morales. Dieu nous invite chaque jour à nous appro­cher des sacre­ments, véri­tables canaux de la grâce sanc­ti­fiante, à accom­plir fidè­le­ment et cou­ra­geu­se­ment nos obli­ga­tions liées à notre état de vie (devoirs d’état), à pra­ti­quer, dans un esprit de prière et de sacri­fice, la cha­ri­té envers Dieu, la cha­ri­té envers le pro­chain, car la cha­ri­té est le lien de la per­fec­tion (Col. 3,14) et au der­nier jour, Dieu nous juge­ra sur l’amour du pro­chain. « Car j’ai eu faim, et vous m’avez don­né à man­ger ; j’ai eu soif, et vous m’avez don­né à boire ; j’étais étran­ger, et vous m’avez recueilli… » (Mat.25,35).

Gardons-​nous enfin, de pla­cer la sain­te­té là où elle n’est pas. Que l’idée que nous avons de la sain­te­té soit bien conforme à la réa­li­té divine révé­lée par Notre-​Seigneur, car ce n’est pas ce que les hommes pensent de nous qui fait notre véri­table valeur, mais ce que Dieu sait de nous, lui qui, seul, sonde les reins et les cœurs. La réa­li­té est bien supé­rieure à l’idée, confor­mons donc nos vies, tou­jours plus pro­fon­dé­ment, à la volon­té divine, dans un esprit de sim­pli­ci­té, de confiance en la Providence : « La sain­te­té n’est pas dans telle ou telle pra­tique, elle consiste en une dis­po­si­tion du cœur qui nous rend humbles et petits entre les bras de Dieu, conscients de notre fai­blesse et confiants jusqu’à l’audace en sa bon­té de Père » (sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, Derniers entretiens).

Abbé Prudent Balou-Yalou

Source : Le Petit-​Eudiste n° 219

Illustration : Michel Polnareff, chan­teur d’On ira tous au para­dis (1972).