Dupont individu

Conte sui­vi de quelques réflexions sur les temps pré­sents, d’hier et d’aujourd’hui.

Après des siècles de cou­pable fan­tai­sie, la France était deve­nue une nation organisée. 

2. A l’école, on ensei­gnait aux enfants que les goûts sont trom­peurs, les voca­tions men­teuses, les dési­rs cou­pables, et que la liber­té consiste à faire tou­jours ce dont on n’a pas envie. L’État dépo­si­taire de toute science, de tout savoir, de toute sagesse, de toute véri­té, de toute volon­té choi­sis­sait et déci­dait pour tout le monde. Il assi­gnait à cha­cun son métier, sa ville, son vil­lage, son loge­ment et sa femme. Au saut du lit, les citoyens appre­naient ce qu’ils devaient pen­ser pen­dant la jour­née. Dans les can­tines, en man­geant des nour­ri­tures éva­luées en calo­ries, ils se répé­taient les uns aux autres ce qu’ils avaient lu dans les jour­naux, et comme les jour­naux conte­naient, tous, les mêmes dépêches et les mêmes articles, une mer­veilleuse una­ni­mi­té se révé­lait à tout instant.

3. Certaine année, au mois de décembre, le minis­tère de la Météorologie annon­ça que le beau temps venait de com­men­cer et il ordon­na aux Français de mettre leurs cos­tumes d’été. Il nei­geait. Le minis­tère s’était trom­pé. Erreur légère, faute de frappe : la dac­ty­lo, sur la feuille de pré­vi­sions, avait tapé 25 au lieu de – 5. Gel ou cani­cule, un texte est un texte, un ordre est un ordre. En s’éveillant, les citoyens écou­tèrent la radio. Ils se dirent que le soleil brillait contre l’avis de leurs sens abu­sés, que les bour­geons s’ouvraient, que l’air était par­cou­ru de doux zéphyrs et ils se vêtirent de toile ou de fla­nelle. Certains crurent même avoir trop chaud. Ils s’essuyèrent le front et enle­vèrent leur veste. 

4. Or, ce même matin, le chi­miste François Dupont, par la faute d’un court-​circuit, n’entendit pas les ordres du par­leur offi­ciel. Il jeta un coup d’œil par la fenêtre, vit que tout était blanc, mit un chan­dail, un par­des­sus, un cache-​nez et se diri­gea, comme à l’ordinaire, vers l’autobus 382, qui le trans­por­tait à son tra­vail. A peine avait-​il tra­ver­sé la rue que des mili­ciens en uni­forme blanc et en casque colo­nial lui mirent la main au col­let et le traî­nèrent au poste. Il fut incul­pé de déso­béis­sance aux lois, d’activité oppo­si­tion­nelle, de com-​plot, de dévia­tion bour­geoise, de fas­cisme, d’espionnage et d’attentat à la liber­té du peuple. Une foule gre­lot­tante le hua lors-qu’il fut emme­né à la pri­son centrale.

5. Le pro­cès de François Dupont se dérou­la avec un grand faste : ce devait être un pro­cès exem­plaire. L’accusé, qui parais­sait n’avoir subi ni tor­ture ni pri­va­tion, expli­qua, d’une voix assez ferme, que n’ayant pu entendre l’émission mati­nale, il avait cru bien faire en se fiant au spec­tacle des toits ennei­gés. C’est cela, lui répon­dit le pro­cu­reur, c’est cela même que je vous reproche. Vous avez pu vous lever, vous raser, vous habiller, sor­tir de chez vous sans avoir reçu les pater­nelles ins­truc­tions qui assoient votre liber­té. Un témoin a même rap­por­té que vous chan­ton­niez en des­cen­dant l’escalier. Vous chan­ton­niez, Dupont, à l’heure, où vous auriez dû vous sen­tir orphe­lin, per­du, aban­don­né. Vous chan­ton­niez à l’heure où vous auriez dû être en proie à l’inquiétude, au doute, à l’horreur, au ver­tige, au remords. Vous n’avez pas cou­ru chez un voi­sin, vous n’avez pas inter­ro­gé la concierge. Vous n’avez pas deman­dé : « Qu’a dit la radio ? Quelle est ma volon­té d’aujourd’hui ? » Vous avez regar­dé par la fenêtre et vous avez pris votre par­ti. Tout seul ! Contre l’État, contre le peuple, contre la loi. Mais, dit François Dupont, puisque le minis­tère s’était trom­pé… Vous aggra­vez votre cas. L’administration ne s’était pas trom­pée, parce qu’elle ne peut pas se trom­per. Sa nature le lui inter­dit. S’il le faut, dix, cent, mille, cent mille per­sonnes défi­le­ront à cette barre pour jurer qu’ils ont trans­pi­ré ce jour-​là. Votre crime est immense. Sous le fal­la­cieux pré­texte qu’il a nei­gé une fois où l’État avait dit : « Prenez vos cos­tumes d’été », vous essayez de res­tau­rer le témoi­gnage des sens, le juge­ment per­son­nel, la réflexion, le libre arbitre… Je demande la peine la plus lourde.

6. Le tri­bu­nal condam­na Dupont au maxi­mum : à deve­nir un indi­vi­du. Un être com­plet, res­pon­sable de ce qu’il pense, de ce qu’il veut, de ce qu’il fait, fier de s’informer, de juger, de déci­der, fier de lui-​même, fier de s’évaluer avec ses propres mesures, de se peser avec ses propres poids.

7. C’était trop. Dupont n’avait pas l’habitude. Dupont se tua le soir même.

8. L’homme libre cherche dans la connais­sance et dans la médi­ta­tion du pas­sé les moyens de se défendre contre les obses­sions du pré­sent. Le pas­sé lui offre des repères, des contrôles, des mesures qui l’aident à sau­ve­gar­der son juge­ment et l’empêchent d’être trom­pé. C’est pour­quoi, en tant de pays, l’enseignement de l’histoire est un ensei­gne­ment truqué.

9. Il fut un temps pas très loin­tain, où le franc était tou­jours égal à lui-​même, où l’argent et l’or rou­laient sur les comp­toirs, où le franc accep­té par­tout se chan­geait libre­ment en tous lieux, où per­sonne à la fron­tière ne s’enquérait de l’argent que le voya­geur por­tait sur lui, où l’on pou­vait par­cou­rir l’Europe sans deman­der de per­mis­sion à per­sonne et sans autre pièce d’identité qu’une carte de visite ou une quit­tance de loyer. On ne don­nait pas l’empreinte de ses doigts au com­mis­saire de police. On ne pro­dui­sait pas de cer­ti­fi­cat de vac­cin pour visi­ter les chutes du Niagara. On ne men­diait pas au contrôle des changes la per­mis­sion d’aller voir le Parthénon. On ne fai­sait pas la queue aux gui­chets des pas­se­ports. On par­tait quand on en avait envie. On allait où l’on vou­lait. On dépen­sait son argent à sa guise. Les hommes, les for­tunes, les pro­duits, les idées cir­cu­laient libre­ment. C’est cette ouver­ture qui fait la civi­li­sa­tion. Les peuples enfer­més deviennent bêtes et méchants.

10. Le XXe siècle a abo­li la dis­tance. Il l’a rem­pla­cée par les bureaux et par les salles d’attente. En addi­tion­nant les heures qu’on y passe pour pré­pa­rer un voyage, il faut presque plus de temps à un Français pour aller en Amérique qu’au temps de Jules Verne et de Phileas Fogg. Si l’on met à part quelques nations sages ou favo­ri­sées par la chance, l’homme du XXe siècle vit entre des bar­be­lés. Il n’est pas sûr qu’il en souffre. Il n’est pas sûr qu’il le sache. Il n’est pas sûr qu’il pense qu’on peut vivre autrement.

11. L’histoire se passe au début de 1950. Un jour­na­liste fran­çais vient d’aller en Océanie : il a fait tout le voyage en avion. Miracle de la science : on dévore les kilo­mètres sans les voir. L’avion choi­si appar­tient à la com­pa­gnie Air France et fait par­tie du nou­veau ser­vice Paris-​Nouvelle-​Calédonie. Sécurité par­faite. Service excellent. Le jour­na­liste se féli­cite des belles choses qu’il va connaître au pas­sage. Tous ses papiers sont en règle et son cœur déborde d’optimisme. Premier arrêt : Le Caire. A nous le Sphinx et les Pyramides ! L’arrêt est de huit heures. Les pas­sa­gers brûlent de s’élancer vers la ville. Patatras ! L’Égypte est en guerre avec Israël. Défense de cir­cu­ler ! Défense de télé­pho­ner ! Défense de télé­gra­phier ! Défense de sor­tir ! Sous l’escorte de trente gen­darmes, les pas­sa­gers sont enfer­més dans une salle d’attente jusqu’à l’heure du départ. Second arrêt : Karachi (Pakistan). Les pas­sa­gers peuvent cou­cher à l’hôtel (payable en livres ou en dol­lars), mais l’hôtel est gar­dé par la police. Défense de sor­tir. Troisième arrêt : Calcutta (Hindoustan). Le visa du pas­se­port donne droit au séjour. Mais il faut jus­ti­fier de ses occu­pa­tions, pas­ser à la douane qui vous désha­bille et rem­plir quelques papiers, trois for­mules pour l’hôtel, huit pour avoir le droit de cir­cu­ler dans les rues. Quatrième arrêt : Saïgon. Union fran­çaise, dra­peau tri­co­lore… On res­pire. Là-​dessus, inter­ven­tion du méde­cin mili­taire qui exa­mine les pas­sa­gers. Il en isole dix, à qui il inter­dit à la fois de péné­trer en ville et de conti­nuer leur voyage, parce que leurs cer­ti­fi­cats de vac­cin, déli­vrés par l’Institut Pasteur, ne portent pas le numé­ro de série des ampoules. Finalement, il auto­rise le départ.

Cinquième arrêt : Java. Une heure d’attente. Défense de sor­tir, défense d’envoyer une carte pos­tale, défense de boire, défense de chan­ger de l’argent. Australie. Arrêt de cinq heures dans un aéro­drome du Nord, Port-​Darwin. Le méde­cin de l’aérodrome monte à bord et confisque toutes les pro­vi­sions qui se trouvent dans le fri­gi­daire. Qui sur­vole l’Australie doit ache­ter de la nour­ri­ture aus­tra­lienne. Les pas­sa­gers, contre argent, reçoivent un jam­bon trop salé et un pois­son pas frais. Les bagages sont fouillés à l’arrivée. L’opération est à peine ter­mi­née qu’on les refouille de nou­veau pour le départ. Depuis lors, les choses se sont un peu com­pli­quées. Saïgon n’est plus fran­çais et, pen­dant des années, la France n’a pas eu de rela­tions diplo­ma­tiques avec l’Égypte. Veuillez néan­moins vous rap­pe­ler que, depuis 1914, trois mil­lions des nôtres, ou presque, sont morts pour la liberté.

Pierre Gaxotte, Aujourd’hui. Thèmes et varia­tions, Fayard, 1965, p. 76–83.

Source : Courrier de Rome n°636