2.2.1. La sacramentalité au sens traditionnel
Le premier schéma proposé par le cardinal Ottaviani en 1962 traitait de la sacramentalité de l’épiscopat et de la constitution hiérarchique de l’Église en deux chapitres différents et indépendants. Cette différence était celle qui existe entre deux pouvoirs. Car l’évêque peut s’entendre en deux sens : soit comme le sujet d’un pouvoir d’ordre soit comme le sujet d’un pouvoir de juridiction. L’Église se compose d’une seule et même hiérarchie, mais dont les membres sont investis de deux pouvoirs distincts. Le Code de 1917 le dit clairement au § 3 du canon 108 : « D’institution divine, la sacrée hiérarchie en tant que fondée sur le pouvoir d’ordre, se compose des évêques, des prêtres et des ministres ; en tant que fondée sur le pouvoir de juridiction, elle comprend le pontificat suprême et l’épiscopat subordonné ». Et le canon 109 explicite encore cette distinction, en indiquant qu’il existe une différence dans la manière dont les pouvoirs sont acquis.
« Ceux qui sont admis dans la hiérarchie ecclésiastique sont constitués dans les degrés du pouvoir d’ordre par la sainte ordination ; [le pape est établi] dans le souverain pontificat, directement par droit divin, moyennant élection légitime et acceptation de l’élection ; [les évêques sont établis] dans les autres degrés de juridiction, par la mission canonique ».
Cette distinction se vérifie à plus forte raison si on admet que l’épiscopat est une partie du sacrement de l’ordre : dans ce cas, il ne saurait produire que ce qui est signifié par la forme du sacre. Or la forme nécessaire et suffisante pour produire ex opere operato l’épiscopat, telle que Pie XII l’a définie dans Sacramentum ordinis en 1947, implique sans doute possible que l’épiscopat produit par le sacre correspond à l’épiscopat pouvoir d’ordre, c’est-à-dire au munus sanctificandi, à l’exclusion de l’épiscopat pouvoir de juridiction, qui ne saurait quant à lui être produit par le sacre sinon comme une pure puissance, en appel de son acte entitatif . Nous savons d’autre part que la juridiction est conférée aux évêques par un acte de la volonté du pape : ainsi l’enseigne Pie XII dans Ad sinarum gentem (1954) et Ad apostolorum principis (1958), reprenant l’enseignement de Mystici corporis (1943). Les termes même employés dans ce dernier document sont très clairs et visent une véritable collation du pouvoir en soi, et non pas une simple détermination du pouvoir dans son exercice .
Il résulte de cet enseignement que si les évêques reçoivent tous, y compris le pape, leur pouvoir d’ordre directement de Dieu, moyennant le rite d’une consécration, en revanche, le seul sujet du pouvoir de juridiction qui le reçoive directement de Dieu est le pape. Les autres évêques reçoivent leur juridiction directement du pape, non de Dieu. Et le pape, puisqu’il ne reçoit pas sa juridiction par le rite d’une consécration, peut la posséder sans être encore revêtu du pouvoir d’ordre épiscopal. On voit bien que tel est le cas lors de l’élection à la papauté d’un clerc qui n’aurait pas été encore consacré évêque : le Code de 1917 prévoit qu’en ce cas l’élu est investi de la papauté dès l’acceptation de son élection, et avant même d’avoir reçu le pouvoir d’ordre épiscopal .
Cette distinction très nette entre pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction signifie premièrement que les évêques et le pape partagent également le même pouvoir de sanctifier et elle signifie deuxièmement que les évêques et le pape ne partagent pas également le pouvoir de gouverner et d’enseigner, les évêques recevant un pouvoir subordonné et restreint à une partie du troupeau, le pape recevant quant à lui un pouvoir suprême et universel, le pouvoir de paître les agneaux et les brebis, c’est-à-dire le troupeau tout entier de l’Église. Le concile Vatican I résume cette situation, qui est celle de la constitution divine de l’Église en utilisant une formule très expressive : les évêques paissent et gouvernent chacun individuellement le troupeau particulier qui leur a été assigné (singuli singulos sibi assignatos greges pascunt et regunt) dans la dépendance d’un seul pasteur suprême (sub uno summo pastore).
C’est justement cette distinction formelle entre l’ordre et la juridiction qui a été évacuée dans le texte définitif de Lumen gentium.
2.2.2) La sacramentalité au sens nouveau de Vatican II
Le texte finalement adopté en 1964 traite les deux questions de la sacramentalité de l’épiscopat et de la collégialité au même endroit, c’est-à-dire au chapitre 3 de Lumen gentium, n° 19–22 : après avoir posé en principe que la fonction apostolique est de nature collégiale, au n° 19, et que cette fonction doit se perpétuer, au n° 20, on traite au n° 21 de la sacramentalité de l’épiscopat, juste avant d’en venir à la question de la collégialité de l’épiscopat, au n° 22. Il y a donc ici une pensée unique et qui procède de façon rigoureusement logique. En effet, le n° 22 énonce une conséquence ; on est constitué membre du collège épiscopal, sujet juridique du pouvoir suprême, en vertu de la consécration sacramentelle et par la communion hiérarchique qui existe entre la tête et les membres du Collège. Le n° 21 énonce le principe dont découle cette conséquence ; la consécration épiscopale confère non seulement la charge de sanctifier mais aussi la charge d’enseigner et de gouverner, lesquelles, de par leur nature, ne peuvent s’exercer que dans la communion hiérarchique, avec la tête et les membres du Collège.
Le n° 21 de Lumen gentium commence par affirmer que le sujet qui succède aux apôtres dans l’exercice du « munus gubernandi Ecclesiam » est l’ « ordo sacratus episcoporum ». C’est justement pour l’expliquer que ce n° 21 énonce la thèse de la sacramentalité de l’épiscopat en disant explicitement que la consécration épiscopale donne à la fois le « munus sanctificandi » et le « munus gubernandi » . Il y a donc une confusion entre l’ordre et la juridiction. Dans le commentaire authentique contemporain du texte de Lumen gentium, Joseph Ratzinger reconnaît que c’est une nouveauté étrangère à la théologie catholique traditionnelle . Le « munus sanctificandi » est sans doute un pouvoir donné en acte par la consécration, et qui peut s’exercer tel quel. Mais dans l’optique traditionnelle, il n’en va pas ainsi des deux autres pouvoirs, qui composent la juridiction. Ces deux pouvoirs sont donnés par la consécration en puissance et ne peuvent pas s’exercer tels quels : il faut qu’ils soient amenés à l’acte par la mission canonique que donne le pape. Or ici tout se passe comme si le sacre donnait la juridiction en acte .
Ce double pouvoir d’ordre et de juridiction appartient en propre à tout évêque sacré, quelle que soit la détermination ultérieure donnée par l’autorité hiérarchique ; car ce pouvoir est reçu immédiatement du Christ par la consécration, et en vertu du sacrement qui agit ex opere operato. En toute logique, l’intervention de l’autorité hiérarchique aura seulement pour effet d’en préciser le domaine d’application ; elle n’aura pas pour effet de le causer essentiellement, dans son être même de pouvoir et se bornera à déterminer seulement les conditions de son exercice, c’est-à-dire son extension. Remarquons aussi que ni le texte de Lumen gentium ni celui de la Nota prævia ne précisent quelle est cette autorité hiérarchique qui doit intervenir pour déterminer juridiquement l’exercice du pouvoir épiscopal : on ne voit pas clairement s’il s’agit du pape seul ou du pape dans et avec le Collège.
Deux conséquences résultent de cette conception nouvelle. Elles ont d’ailleurs été indiquées au pape Paul VI au moment même du Concile, avant la promulgation du texte définitif de Lumen gentium. Entrevoyant le danger, les pères du Cœtus ont pris la parole pour protester et cette protestation trouve comme son dernier écho dans la fameuse Note rédigée en leur nom à tous par le cardinal Larraona, le 18 octobre 1964 . Cette Note insiste donc sur deux points.
Premièrement, si on suit cette nouvelle conception, le primat du pape est non seulement entamé, mais même vidé de son contenu. Le primat de juridiction du pape est nié pour être remplacé par un primat d’honneur. En effet, le primat ne découle pas d’un sacrement, mais d’une élection. Or, si l’on pose en principe que le pouvoir de juridiction est conféré de manière nécessaire et suffisante par le sacre, tous les évêques partagent le même pouvoir de juridiction, suprême et universel, en vertu de leur sacre, qui les constitue comme parties du Collège, sujet juridique de ce pouvoir de suprême et universelle juridiction. Et l’évêque de Rome, désigné comme chef de ce Collège moyennant une élection, ne saurait se voir attribuer en l’occurrence qu’une simple primauté d’honneur, qui n’ajoute rien, dans la ligne de la juridiction, à ce qu’il possède déjà en vertu de son sacre . « Ou, en posant la question qui est à la base de celles-là, est-ce que le primat de juridiction peut provenir de la consécration épiscopale, étant donné qu’elle est la même pour tout évêque ? Pourrait-il provenir d’une autre source, sans par là nécessiter une réalité juridique juxtaposée à celle d’origine sacramentelle ? Cette seconde réalité serait-elle alors aussi « épiscopale » que la première, du même genre et de la même espèce ? » .
Deuxièmement, si la consécration épiscopale confère en acte le pouvoir de juridiction, celui-ci sera toujours valide dans son exercice ; le pape pourra tout au plus rendre illicite son exercice, n’étant pas la source radicale dont procède l’essence de ce pouvoir. De fait, le texte de Lumen gentium ne précise pas si l’exercice du pouvoir de juridiction serait licite ou non sans la communion hiérarchique, donc dans le schisme (et dans une remarque de la Nota prævia, il est même précisé que le Concile n’a pas voulu traiter de cette difficulté ). Mais en toute logique, le triple pouvoir serait illicite seulement, et non pas invalide. Les sectes schismatiques (comme les orthodoxes) où la consécration épiscopale reste valide confèreraient ainsi à leur sujet un pouvoir de juridiction à part entière : il est alors logique de parler de véritables « églises particulières » pour désigner ces groupes schismatiques .
Les pères du Cœtus ont donc bien saisi l’enjeu de ce texte. Face à leur protestation, le pape Paul VI se vit obligé de rajouter une Note explicative, la fameuse Nota prævia, dont nous allons à présent évaluer l’impact. Ce sera l’objet de notre troisième point.