Dans son motu proprio Ecclesia Dei adflicta du 2 juillet 1988, qui fit suite aux sacres de nos quatre évêques par Mgr Marcel Lefebvre, le pape Jean-Paul II écrivait :
« À la racine de cet acte schismatique, on trouve une notion incomplète et contradictoire de la Tradition. Incomplète parce qu’elle ne tient pas suffisamment compte du caractère vivant de la Tradition qui, comme l’a enseigné le concile Vatican II, « tire son origine des apôtres, se poursuit dans l’Église sous l’assistance de l’Esprit-Saint : en effet la perception des choses aussi bien que des paroles transmises s’accroît, soit par la contemplation et l’étude des croyants qui les méditent, en leur cœur, soit par l’intelligence intérieure qu’ils éprouvent des choses spirituelles, soit par la prédication de ceux, qui, avec la succession épiscopale, reçurent un charisme certain de vérité. » Mais c’est surtout une notion de la Tradition qui s’oppose au magistère universel de l’Église, lequel appartient à l’évêque de Rome et au corps des évêques, qui est contradictoire. Personne ne peut rester fidèle à la Tradition en rompant le lien ecclésial avec celui à qui le Christ, en la personne de Pierre, a confié le ministère de l’unité dans son Église. »
À en croire cette grave accusation de Jean-Paul II, le fond de la divergence entre la Rome conciliaire et Mgr Lefebvre porterait donc sur la notion de « Tradition », puisque le fondateur de la Fraternité n’aurait eu qu’une compréhension « incomplète et contradictoire » de celle-ci, incomplète parce qu’elle n’aurait pas suffisamment pris en compte « le caractère vivant de la Tradition » et contradictoire parce qu’elle serait opposée « au magistère universel de l’Église ».
La remarque du pape défunt n’est d’ailleurs pas sans rappeler les très vives querelles qui se produisirent pendant le Concile entre théologiens novateurs et prélats traditionnels sur cette même question de la Tradition. Et, de nouveau, les discussions doctrinales de 2009–2011 entre Rome et la Fraternité sont venues confirmer à quel point cette question était décisive.
Si, de son côté, la Rome conciliaire estime notre notion de la Tradition incomplète et contradictoire, nous pensons, quant à nous, que le Concile a en réalité imposé une nouvelle conception faussée de la Tradition sous l’influence de l’école de Tubingue et sous l’impulsion de théologiens comme les pères Congar et Rahner. Certes, la constitution conciliaire Dei Verbum, qui traite de ce sujet, n’avance que d’une manière feutrée. Elle procède par des glissements ou des formules à double sens qui ne furent pas remarqués par la plupart des pères du Concile. Mais ils furent habilement disséminés pour que l’on puisse, après le Concile, s’appuyer dessus et promouvoir une tout autre idée, évolutionniste, de la Tradition.
Parmi les chausse-trappes ou les imprécisions volontaires dont fourmille cette constitution conciliaire, contentons-nous de relever l’introduction de l’expression de « Tradition vivante » qui va ensuite très souvent être reprise et exploitée dans les actes du Magistère post-conciliaire. Que l’on ne pense pas que ce soit nous qui majorions son importance puisque le reproche de Jean- Paul II à Mgr Lefebvre a consisté précisément à lui dire que sa conception de la Tradition était incomplète au motif qu’il ne prenait pas suffisamment en compte son « caractère vivant ». Et c’est même là que se trouve à ses yeux « la racine de cet acte schismatique » !
Dans la réalité de ce qui a suivi le Concile, tout l’intérêt qu’avaient les novateurs d’introduire cette expression de « Tradition vivante » s’est manifesté au grand jour. On n’a plus considéré la Tradition comme étant le dépôt des vérités, reçu de Dieu par révélation, constitué par les apôtres à la fois oralement et par écrit et clos avec la mort du dernier d’entre eux. Le caractère objectif de la Tradition a été mis de côté au profit d’un sens nouveau et vague à souhait.
« … La Tradition n’est pas une transmission de choses ou de paroles, une collection de choses mortes ; la Tradition est le fleuve vivant qui nous relie aux origines, le fleuve vivant dans lequel les origines sont toujours présentes. Le grand fleuve qui nous conduit aux portes de l’éternité… » (Benoît XVI dans son allocution du 26 avril 2006). [NDLR de LPL : Benoît XVI, « La communion dans le temps : la Tradition », Allocution du 26 avril 2006, dans L’Osservatore romano n° 18 du 2 mai 2006, p. 12.]
Si la « Tradition vivante » dont parle le Concile est à double sens (faiblesse étonnante pour une expression qui se veut magistérielle), le post-Concile ne laisse plus guère aujourd’hui de moyens à qui voudrait tirer cette expression dans un sens orthodoxe. La réalité qu’elle recouvre ne désigne pas l’immutabilité objective du sens des vérités révélées, qui demeure à travers leur formulation rendue plus précise. Le nouveau magistère de Vatican II conçoit la Tradition sous un angle subjectif : la Tradition vivante représente, sur le plan collectif du peuple de Dieu, la continuité des expériences. Elle est, nous dit le souverain pontife régnant :
« …la communion des fidèles autour des pasteurs légitimes au cours de l’histoire, une communion que l’Esprit-Saint alimente en assurant la liaison entre l’expérience de la foi apostolique, vécue dans la communauté originelle des disciples, et l’expérience actuelle du Christ dans son Église… » (Benoît XVI, ibidem)
La Tradition n’est plus l’enseignement de la vérité révélée ; elle est la communication d’une expérience. Et par expérience, il est clair que l’on doit entendre autre chose que l’adhésion intellectuelle à une vérité, qui définit comme telle la foi. On trouve d’ailleurs déjà avant Vatican II (avec la nouvelle théologie condamnée par Pie XII dans Humani generis) une confusion entre la foi et l’expérience mystique des dons du Saint-Esprit, elle-même mal distinguée de l’expérience religieuse naturelle. De là au « sens religieux surgissant des profondeurs », dont parlait si volontiers Jean-Paul II (cf. Le Signe de contradiction), il n’y a pas très loin.
Cette nouvelle conception de la Tradition repose sur des présupposés difficilement acceptables : qui le niera ? Et nous nous y opposons parce que cette conception est nouvelle, et se distancie profondément de celle qui fut toujours crue et prêchée dans l’Église catholique.
Abbé Régis de Cacqueray †, Supérieur du District de France
Source : Fideliter n° 209