Le 31 août dernier, l’ancien archevêque de Milan, Carlo Maria Martini, de la Compagnie de Jésus, est décédé. Ses récentes prises de position en faveur de la contraception artificielle avaient été son ultime hétérodoxie. … Requiescat in pace !
Milan a donné cinq papes à l’Église et, au xxe siècle, le prestigieux siège de saint Ambroise et de saint Charles Borromée envoya les cardinaux Ratti et Montini sur le siège de Pierre : ils devinrent respectivement les papes Pie XI et Paul VI. C’est dire si, dans les années qui suivirent, les observateurs furent attentifs aux personnalités qui étaient nommées dans la cité lombarde. Sans doute, les pontifes romains ne l’étaient-ils pas moins, appréhendant – ne sait-on jamais – de nommer là celui qui pouvait devenir leur successeur. Peut-être était-ce cette idée qui, un an après son élection, animait Jean- Paul II lorsqu’il choisit Carlo Maria Martini, le recteur de la Grégorienne, pour devenir archevêque de Milan ? Pendant les vingt-deux années qu’il passa à la tête du diocèse, ce jésuite charismatique et intelligent a été souvent présenté par les médias comme le plus crédible des papabile. Les années ont passé et aucun conclave ne l’a finalement élu. Les journalistes se sont contentés de le qualifier « d’antipape » ou de « pape des non-croyants ». Ce 31 août 2012, le cardinal Martini, l’un des plus célèbres cardinaux de son temps, s’est éteint, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans.
L’archevêque exégète
Admis dans la Compagnie de Jésus à l’âge de dixsept ans, Carlo Maria s’était très vite fait remarquer pour ses aptitudes intellectuelles. Deux fois docteur en théologie, il fut nommé recteur de l’Institut biblique pontifical à quarante-deux ans et il prit la tête de l’Université pontificale grégorienne moins de dix ans plus tard. Mais en ces lendemains de Concile, la nouvelle théologie avait investi les salles de cours de la cité éternelle. Le recteur Martini était l’un de ses principaux héritiers, lui qui n’avait jamais caché, ni dans ses écrits ni dans ses propos, l’admiration qu’il nourrissait pour ses deux « éminents » confrères Pierre Teilhard de Chardin et Karl Rahner. Lorsqu’il quitta l’Université, il commença à synthétiser ses travaux par de massives publications. Pendant trois décennies, il fit paraître une soixantaine d’ouvrages. Au total, quelques millions d’exemplaires de ses livres ont inondé les libraires catholiques de la péninsule. Ainsi, les écrits déconcertants du cardinal et ses prises de position plus que troublantes dans la presse ont-ils profondément marqué les Italiens, d’autant plus que le Siège apostolique n’a jamais véritablement réagi face à l’attitude déconcertante d’un prince de l’Église que le pape, dans son message de condoléances qualifiait pourtant de « grand serviteur » et « d’insigne pasteur (1) ». Espérons que ce ne sont là que des artifices diplomatiques
. Le cardinal Martini était particulièrement réputé pour son érudition exégétique et sa connaissance de la sainte Écriture. Chaque semaine, il réunissait les Milanais en grand nombre dans sa cathédrale pour les entretenir des passages des Évangiles et des Épîtres. Bon nombre des textes de ces lectiones divinae très courues ont été édités mais, le plus souvent, ils ne manifestent pas très clairement la doctrine catholique. On n’y relève aucune allusion au paradis ou à l’enfer, que le cardinal estimait probablement vide, et la méditation des deux étendards de saint Ignace perd chez ce jésuite toute relation avec le salut des âmes dont il ne parle jamais. Par exemple, dans son livre En chemin avec Timothée, où il commente les épîtres de saint Paul, le cardinal n’emploie dans les centaines de pages qu’une seule fois l’expression « péché originel » et, lorsqu’il le fait, ce n’est pas pour signifier le péché d’Adam, mais pour qualifier « la rupture quasi définitive avec Israël, rupture qui est vraiment le péché originel commis au début de l’Église […] Cette blessure, hélas, reste jusqu’à aujourd’hui ; elle est un obstacle dans la marche de l’Église (2) ». Et le commentateur de vanter les progrès qui ont été opérés dans les relations judéo-chrétiennes.
Plus les années ont passé, plus le cardinal Martini s’est montré critique à l’égard de la sainte Église. Dans un entretien posthume, il va jusqu’à avancer que « l’Église a deux cents de retard (3) ». Elle provoque chez lui le dépit lorsqu’elle rappelle les dogmes catholiques. Elle le réjouit au contraire quand elle demande pardon, quand ses chefs font mine de s’approprier les idées du monde : « On sait à quel point le pape Jean-Paul II a aidé à faire revivre la relation entre l’Église et le judaïsme, comme la relation entre l’Église et la science, parce qu’il a prononcé les inoubliables aveux de culpabilité qui exercent un grand effet de nos jours, plusieurs siècles après l’injuste condamnation de Galilée ou de Darwin (4). » On ne s’étonnera pas d’apprendre que l’ancien archevêque de Milan a été l’un des plus farouches opposants au Motu Proprio Summorum Pontificum. Tout en concédant que la messe traditionnelle était celle qu’il servait enfant, celle de son ordination, il a indiqué dans la presse qu’il se refusait à la célébrer car la vie catholique de l’avant-Concile était, selon lui, animée par « un esprit de fermeture ».
Foisonnement d’erreurs
Évacuant toute la dimension eschatologique de la religion, la pensée de Martini se trouve foncièrement éprise de l’adaptation au monde, du souci de ne pas contrister les consciences contemporaines ou les autres religions mais, au contraire, de favoriser les liens avec elles. Et tous ses propos consistent à prendre le contre-pied des vérités catholiques, non pas en affirmant des hérésies formelles, mais en démontant systématiquement toute la doctrine, par un silence sur les vérités essentielles, par des interrogations, par un relativisme rampant dans bon nombre de ses expressions. Parfois, néanmoins, la lecture devient grave et l’on se surprend à s’interroger sur la foi du cardinal, surtout sur le Dieu qu’il semble adorer : « On ne peut pas rendre Dieu catholique, confie-t-il. Il est au-delà des limites que nous construisons (5). » Quel est donc ce Dieu étrange qui ne serait pas catholique, qui ne revêtirait pas ce caractère universel de l’Église que Notre-Seigneur a fondée ? On retrouve là les vieux démons du modernisme qui consistent à distinguer l’Église fondée par Jésus et l’Église catholique ; on voit poindre dans ce genre de slogan l’esprit funeste qui avait jadis fait dire à Alfred Loisy : « Jésus annonçait le Royaume, et c’est l’Église qui est venue (6).»
Le lecteur peine à trouver des condamnations chez le cardinal Martini, si ce n’est celle de l’Église. Il est en cela bien animé par l’esprit du Concile qui, à l’invitation de Jean XXIII, avait pris le parti de ne plus en proférer. Au contraire, l’auteur flirte constamment avec l’erreur. Par exemple, sur le rôle des femmes dans l’Église, il ne condamne pas l’accès de ces dernières au sacerdoce, sans pour autant le revendiquer. En revanche, il prône un accroissement de leurs responsabilités : « Les hommes d’Église doivent demander pardon aux femmes pour beaucoup de choses ; mais surtout, ils doivent de nos jours les considérer davantage comme des partenaires. Au cours de ces dernières années, les femmes ont beaucoup lutté ; un certain féminisme est nécessaire. Les hommes ne doivent pas en avoir peur (7). » Son audace à s’approcher de l’hérésie se fait plus nette quand il honore de sa préface le livre de Vito Mancuso, De l’âme et de son destin, qui remet en cause les vérités du péché originel, du salut de l’âme, de l’enfer et du paradis. À propos d’un auteur qui aurait sans nul doute été classé à l’Index, le cardinal ne tarit pas d’éloge : « Je ne peux pas nier que vous essayez de raisonner avec rigueur, avec honnêteté et clarté, et que vous avez le courage de vos idées, en avouant même qu’elles ne coïncident pas toujours avec l’enseignement traditionnel et parfois l’enseignement officiel de l’Église (8). » Il est dommage que le préfacier ne les condamne pas !
Les sacrements ne sont pas épargnés par ce travail de déstructuration systématique de la doctrine traditionnelle. Prenons l’exemple de la confession. L’archevêque de Milan, sous couvert de générosité et d’adaptation à l’égard de ceux qui peinent à s’agenouiller devant la grille du confessionnal, n’hésite pas à conseiller à ses fidèles de s’abstenir de l’une des parties nécessaires à la validité du sacrement, à savoir l’accusation des fautes. Il ne dit pas explicitement de mettre un terme à cette pratique, qu’il juge efficace pour ceux qui y sont habitués. Il propose néanmoins une nouvelle forme qu’il appelle « dialogue pénitentiel » : « S’il est chaque fois pénible et si difficile de dire mes péchés, pourquoi ne pas commencer par les bonnes actions (9) ? » Et le cardinal poursuit en évacuant purement et simplement la liste des erreurs commises : « Plus qu’une recherche et une énumération de péchés formels, c’est dire devant Dieu ce qui maintenant me met mal à l’aise, ce que je voudrais faire disparaître. Souvent, ce sont des attitudes, des façons d’être, plus que des péchés formels […]. » Dans la pratique, que restera-t-il du sacrement ?
La morale mise à mal
Mais le domaine qui a fait du cardinal Martini la vedette religieuse des médias est sans doute celui de la morale où il n’a pas hésité à fustiger l’Église, tandis qu’il ouvrait une brèche pour toutes les déviances de la nature humaine. Le 7 octobre 1999, lors du Synode pour l’Europe – il avait été peu auparavant le président de la conférence des évêques du continent – il réclamait, pour s’occuper de toutes ces affaires, « une expérience de communion, de collégialité et d’Esprit- Saint que [ses] prédécesseurs [avaient] éprouvée lors de Vatican II et qui, désormais, n’é[tait] plus un souvenir vivant que pour quelques témoins (10). » En d’autres termes, l’archevêque de Milan appelait de ses vœux un Vatican III pour remettre en cause Humanae Vitæ. La fameuse encyclique de Paul VI avait, en 1968, rappelé la position ferme de l’Église en matière de contraception, provoquant l’ire des milieux progressistes dans un contexte de remise en cause de la loi naturelle. Quarante ans plus tard, animé par l’esprit qui flottait en ces temps prétendument printaniers, le cardinal ne désarmait pas : « Je suis fermement convaincu que la direction de l’Église peut indiquer une voie meilleure qu’Humanæ Vitæ. Savoir reconnaître ses erreurs et l’étroitesse de ses vues d’hier est un signe de grandeur d’âme et de sûreté de soi. L’Église regagnera de la crédibilité et de la compétence (11). » Ainsi, à propos de la législation permettant les avortements, le cardinal pensait qu’il était « somme toute positif que la loi ait contribué à les réduire et tende à les éliminer », ajoutant qu’il est « difficile qu’un État moderne n’intervienne pas au moins pour empêcher une situation sauvage et arbitraire (12).»
Même pour la question de l’euthanasie, le cardinal a défrayé la chronique, provoquant le scandale dans la péninsule italienne. Alors que des obsèques religieuses avaient été refusées, fin 2006, par la hiérarchie catholique à Piergiorgio Welby, un italien qui avait demandé à ce qu’on débranche le respirateur qui le maintenait en vie, le pape avait, quelques jours plus tard à l’occasion de la bénédiction Urbi et Orbi, dénoncé « cet homme du xxie siècle [qui] se présente comme l’artisan de son destin, sûr de lui et autonome. Il paraît l’être, mais ce n’est pas vrai. Que penser de celui qui choisit la mort en croyant faire l’éloge de la vie (13) ? » Or, tout en disant refuser le principe de l’euthanasie, le cardinal Martini a défendu le geste de Welby : « Des cas similaires seront de plus en plus fréquents et l’Église ellemême devra être plus attentive, y compris sur le plan pastoral. »
Dès lors, on ne s’étonnera guère d’apprendre que le cardinal a présenté le préservatif, à l’instar de « l’interruption volontaire de grossesse », comme un moindre mal.
Il s’est flatté d’entretenir des liens d’amitié avec des couples homosexuels, ajoutant qu’il ne lui serait « jamais venu à l’esprit de les condamner (14) ». Il s’est dit ouvert à reconsidérer la position catholique sur la fécondation in vitro ou les recherches embryonnaires. Pour toutes ces questions, le monde catholique devrait faire un nouvel aggiornamento, selon l’ancien archevêque de Milan. « L’Église doit reconnaître ses propres erreurs et entreprendre un chemin radical de changement, à commencer par le pape et les évêques, à commencer par les questions posées sur la sexualité et le corps (15)», concluait-il au soir de sa vie.
Jacques Maritain avait diagnostiqué à la fin de la sienne une « fièvre néomoderniste fort contagieuse, du moins dans les cercles dits « intellectuels », auprès de laquelle le modernisme du temps de Pie X n’était qu’un modeste rhume des foins (16). » Sans doute n’est-il pas de notre ressort de juger l’âme de Carlo Maria Martini. Néanmoins, nous pouvons craindre qu’il n’ait pas été épargné par ce virus qui l’a, semble-t-il, immunisé contre toutes les sentences romaines.
Prenant le contrepied du magistère préconciliaire, il ne manquait pourtant pas de s’en prendre, comme nous l’avons vu, aux encycliques datant d’après Vatican II. Il est pourtant demeuré prince de l’Église, archevêque du plus grand diocèse du monde, membre de nombreuses congrégations romaines, sans jamais avoir été inquiété. Pour lui, nulle suspens a divinis, nulle excommunication, nulles discussions doctrinales, mais « la pleine communion » de son vivant et les éloges funèbres après sa mort.
Côme de Prévigny
Notes
1 – Benoît XVI, télégramme de condoléances à l’archevêque de Milan, le cardinal Angelo Scola, 1er septembre 2012.
2 – Carlo Maria Martini, En chemin avec Timothée, éd. Saint-Augustin, Saint-Maurice, 1997.
3 – Cardinal C. M. Martini, entretien au Corriere della Serra, 3 septembre 2012.
4 – Cardinal C. M. Martini, Le rêve de Jérusalem. Entretiens avec Georg Sporschill sur la foi, les jeunes et l’Église. Paris, Desclée de Brouwer, 2009.
5 – Ibidem.
6 – Alfred Loisy, L’Évangile et l’Église, Alphonse Picard et fils, Paris, 1902.
7 – Cardinal C. M. Martini, Le rêve de Jérusalem, op. cit.
8 – Cardinal C. M. Martini, préface à Vito Mancuso, L’anima ed il suo destino, Raffaello Cortina, Milano, 2007.
9 – Cardinal C. M. Martini, Osservatore romano, 21 février 1995.
10 – Cardinal C. M. Martini, discours au synode pour l’Europe, 7 octobre 1999.
11 – Cardinal C. M. Martini, Le rêve de Jérusalem, op. cit.
12 – C. M. Martini, entretien avec Ignazio Marino, L’Espresso, 21 avril 2006.
13 – Benoît XVI, discours prononcé à l’occasion de la bénédiction Urbi et Orbi, Rome, 25 décembre 2006.
14 – Cardinal C. M. Martini, Le rêve de Jérusalem, op. cit.
15 – Cardinal Carlo Maria Martini, entretien au Corriere della Serra, 3 septembre 2012.
16 – Jacques Maritain, Le paysan de la Garonne. Un vieux laïc s’interroge à propos du temps présent, Paris, Desclée de Brouwer, 1966.