Bulletin du Tiers-Ordre séculier pour les pays de langue française
Editorial de Monsieur l’abbé Louis-Paul Dubroeucq,
aumônier des tertiaires de langue française
Cher frère, Chère sœur,
Une âme s’approche de Dieu pour autant qu’elle s’approche de la Croix. Il suffit d’observer la vie des saints ou même celle de tout baptisé qui cherche à progresser dans la voie de la perfection pour constater que l’avancement dans la vie spirituelle est lié à la conformité, par amour, à Jésus crucifié. Sans la mort à soi-même par assimilation à la mort du Sauveur, il n’y a pas de sainteté possible. Non que la sainteté consiste dans la mortification ou le renoncement ; elle consiste essentiellement dans la charité qui nous rapproche de Dieu, nous transforme et nous unit à lui. La mortification, l’abnégation sont dans l’ordre des moyens en vue de la fin :
« Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renonce chaque jour, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. » (Mt 16,24) Suivre le Christ, l’imiter, lui ressembler, se transformer en lui, tout cela ne peut se faire que par la voie du Calvaire, par une participation au mystère de la Passion. « Je voudrais donc bien faire comprendre aux personnes spirituelles, écrit saint Jean de la Croix, que ce chemin vers Dieu ne consiste pas dans la multiplicité des considérations, ni des méthodes, ni des goûts spirituels — bien que tout cela soit jusqu’à un certain point nécessaire aux commençants — mais en une seule chose, qui est de savoir se renoncer véritablement pour l’intérieur et l’extérieur, en se livrant à la souffrance pour le Christ et en se rendant en tout point conforme à lui. Si l’on s’y exerce, tout le reste suit.[1] »
Ce renoncement est une exigence divine :
« Dieu ne souffre dans une âme où il réside si intimement qu’un seul désir : celui de garder parfaitement sa loi et de porter la croix du Christ. C’est pour cela que l’Ecriture nous dit que Dieu ordonna de ne placer dans l’arche, qui contenait la manne, que le livre de la Loi, avec la verge de Moïse, qui signifiait la croix. L’âme qui ne recherche autre chose que de garder parfaitement la loi du Seigneur et de porter la croix du Christ, est une arche véritable, renfermant la vraie manne qui est Dieu. Mais il faut qu’elle en vienne à porter en elle cette loi sainte et cette verge sacrée en toute perfection, sans admettre aucune autre chose.[2] »
L’âme y trouve son repos, selon la parole de Notre-Seigneur :
« Prenez sur vous mon joug, et recevez mes leçons : je suis doux et humble de cœur ; et vous trouverez le repos pour vos âmes, car mon joug est doux et mon fardeau léger. » (Mt 11,29–30) L’âme est alors pacifiée : « Si vous êtes crucifié intérieurement et extérieurement avec le Christ (Ga 2,19), vous aurez en ce monde l’âme rassasiée et satisfaite, parce que vous la posséderez en votre patience (Lc 21,19).[3]»
La bienheureuse Elisabeth de la Trinité, initiée depuis l’enfance à l’amour de la Croix, approfondit ce mystère au cours de sa vie religieuse à tel point qu’elle réalisa cette conformité à Jésus souffrant :
« Une carmélite, dit-elle, c’est une âme qui a regardé le Crucifié, qui l’a vu s’offrant comme Victime à son Père pour les âmes et, se recueillant sous cette grande vision de la charité du Christ, elle a compris la passion d’amour de son âme, et elle a voulu se donner comme Lui ![4] »
Cette contemplation est pour elle source d’énergie toujours plus grande :
« « Configuratus morti ejus. » (Phil. 3,10) Voilà encore ce qui me poursuit, ce qui donne de la force à mon âme dans la souffrance. Si vous saviez quelle œuvre de destruction je sens en tout mon être ; c’est la route du Calvaire qui s’est ouverte, et je suis toute joyeuse d’y marcher comme une épouse à côté du divin Crucifié […] que « je sois conforme à sa mort », que je souffre en moi ce qui manque à sa passion pour son corps qui est l’Eglise.[5] »
La contemplation amoureuse du divin Crucifié, exige en la bienheureuse Elisabeth la conformité : son corps est défait, la maladie, lentement la consume, la souffrance l’écrase et l’oppresse jusqu’à la rendre, même physiquement, une image du divin Crucifié.
« Dieu est un feu consumant : c’est son action que je subis.[6] »« Je le trouve en la Croix, c’est là qu’Il me donne sa vie.[7]»
L’amour de la Croix a fécondé aussi la vie de la servante de Dieu, Carmen de Sojo, Tertiaire Carmélitaine (1856–1890), mère de famille ; elle avait fait le vœu de s’abstenir de tout plaisir légitime et de toute satisfaction.
« Elle était si indifférente et morte à elle-même, dit un témoin, qu’elle pouvait accepter calmement et froidement avec une grâce égale, à la fois les personnes qui disaient du bien d’elle et celles qui en disaient du mal.[8] »
Si elle put accepter de très grandes souffrances c’est parce qu’elle croyait à l’amour de Jésus pour elle et pour les âmes.
« Plus je l’aime, s’écrie-t-elle, plus je souffre. Plus je souffre, plus je l’aime. Je voudrais être complètement détachée de tout ; j’aime tout en mon Bien-Aimé Jésus, je ne désire que Lui, je pense que je trouve tout en Lui : Georges (son mari), mes enfants, ma famille, je les aime tous en mon Seigneur.[9] »
Carmen comprenait que la meilleure manière de souffrir avec le Christ était d’accepter les évènements déplaisants de la vie quotidienne. Une soif de souffrir la saisit, afin de gagner les âmes à Jésus-Christ :
« Je désire souffrir, je veux brûler d’amour, je veux mourir en vivant pour mon Jésus. En quoi puis-je mourir ? En quoi puis-je martyriser mes affections, mes sentiments et mon corps ? Je veux me renier moi-même, je veux seulement la croix avec mon Jésus ; je désire l’accompagner dans ses opprobres, ses humiliations, ses douleurs et son agonie…Il n’y a pas de sacrifice qui me paraisse grand.[10] » « L’absence de souffrance me cause un tourment insupportable ; en voyant offensé et maltraité l’aimable Epoux de mon âme, que puis-je désirer, sinon souffrir, et souffrir davantage ?[11] »
Carmen n’avait qu’un désir : apaiser les souffrances de Jésus.
« Il y a des moments où il me semble que je ne peux plus continuer ! Mon cœur éclate en voyant mon Bien-Aimé Sauveur souffrir ; je voudrais souffrir pour lui et mourir, afin de retirer la croix de ses épaules et la couronne d’épines de sa tête… Je souffre parce que je souffre trop peu et parce que je suis incapable d’aider mon Bien-Aimé Jésus à porter sa Croix. »
Un dernier exemple sera celui du Général de Sonis, tertiaire du Carmel lui aussi, père de famille. Il assistait très régulièrement aux réunions du Tiers-Ordre. Un de ses biographes, Jean des Marets, écrit de lui :
« Il connaît si bien la plénitude d’amour dont Dieu comble ses serviteurs, qu’il ne sait que louer : il loue son Seigneur, malgré ses larmes, à la mort des ses sœurs carmélites ; il Le loue des injustices dont il est la victime, des souffrances qu’il endure. De toutes les peines de sa vie douloureuse, il compose un hymne d’amour reconnaissant : « O bona crux ! » c’est le cri de son âme devant chaque épreuve.[12] »
Il a aimé la croix, il a béni la main qui l’éprouvait. Citons pour terminer un passage de sa belle prière qui nous révèle son âme :
« O mon Dieu, soyez béni quand vous m’éprouvez. J’aime à être brisé, consumé, détruit par vous. Anéantissez-moi de plus en plus. Que je sois à l’édifice non comme la pierre travaillée et polie par la main de l’ouvrier, mais comme le grain de sable obscur, dérobé à la poussière du chemin.[…]O Jésus, que votre main est bonne, même au plus fort de l’épreuve. Que je sois crucifié, mais crucifié par vous ![13] »
Encouragés par ces modèles, travaillons généreusement à nous renoncer chaque jour pour suivre Jésus-Christ et laissons le divin Maître opérer dans nos vies les purifications nécessaires en vue de nous unir à Lui en redisant la belle prière du général de Sonis :
« Seigneur, que je sois crucifié, mais crucifié par vous. »
Cœur douloureux et immaculé de Marie donnez-nous l’intelligence et l’amour du mystère de la Croix.
† Je vous bénis.
Abbé L.-P. Dubroeucq †
Retraites carmélitaines : -Réunion du tiers-ordre du carmel : Comme l’indique l’ordo de 2011, des messes sont célébrées au Mans |
- Saint Jean de la Croix, Montée du Carmel, livre 2, ch. 7, in Saint Jean de la Croix. Œuvres complètes, Cerf, 2004, p. 656. [↩]
- Idem, livre 1, ch. 5, 8. [↩]
- Saint Jean de la Croix, PA 85. [↩]
- Lettre 133 du 7 août 1902, in Elisabeth de la Trinité. Œuvres complètes, Cerf, 1996, p. 421.[↩]
- Lettre 294, op.cit. p. 716–717.[↩]
- Carmel de Dijon, 1927, in Souvenirs, ch. 16, op. cit. p. 240. [↩]
- Idem, ch. 17, op. cit., p. 248. [↩]
- Lettres de Carmen de Sojo, transcrites par le P. Soler OCD. [↩]
- Ibidem. [↩]
- José Monso, Sainteté dans le monde, J. de Gigord, 1919, p. 88. [↩]
- Idem, p. 124. [↩]
- Jean des Marets, Le Général de Sonis, Fernand Sorlot, 1934, p. 171. [↩]
- Ibid., p. 173. [↩]