Dom Vital Lehodey : un maître de vie spirituelle

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Dans son auto­bio­gra­phie inédite, ce moine trap­piste qui entre­te­nait une rela­tion pri­vi­lé­giée avec l’Enfant-​Jésus, décrit les étapes de sa vie d’union à Dieu.

« J’avais cher­ché la sain­te­té de prime abord dans les aus­té­ri­tés, et certes, elles ont leur prix et nous devons nous y por­ter avec amour ; plus tard, je crus la trou­ver dans les voies de l’oraison, dans l’union plus intime de l’esprit et du cœur avec Dieu, et c’était un réel pro­grès ; et main­te­nant je m’efforce de l’obtenir par la sainte peti­tesse, avec l’obéissance filiale et le confiant aban­don : c’est assu­ré­ment beau­coup mieux. Y a‑t-​il quelque chose de plus éle­vé ? Jusqu’ici, je ne le crois pas… »

Dom Vital nous a lais­sé une trace de son expé­rience spi­ri­tuelle. Avant de par­cou­rir l’opuscule qu’il a consa­cré à l’oraison, retra­çons som­mai­re­ment les points saillants de sa vie.

Dom Vital Lehodey

Alcime-​Jude Lehodey est né le 17 décembre 1857 à Hambye dans la Manche. Il a deux frères plus âgés et une sœur cadette. Son père meurt alors qu’il n’a que 4 ans et demi.

Il fait sa pre­mière Communion en juillet 1869 et rentre en 4e au petit sémi­naire de Mortain en octobre 1871. Il en sort cinq ans plus tard pour frap­per aux portes du grand sémi­naire de Coutances en juillet 1876. Ordonné prêtre le 18 décembre 1880, il devient vicaire de Tessy-​sur-​Vire le 2 jan­vier 1881. Le 15 juillet 1887, il est muté —tou­jours comme vicaire— à la Paroisse Saint-​Paul de Granville. C’est là qu’il entend l’appel divin à la vie religieuse.

D’abord ten­té par les béné­dic­tins de Solesmes, il opte fina­le­ment pour les trap­pistes de Bricquebec dans la Manche. Rentré à la trappe le 28 juillet 1890, il y reçoit le nom de Vital. Ayant pro­non­cé ses pre­miers vœux le 20 août 1892, il est nom­mé dès le len­de­main prieur de la com­mu­nau­té par le Père Abbé. Celui-​ci étant mort le 19 octobre 1893, Dom Vital est nom­mé supé­rieur pro­vi­soire le 28 octobre 1893 alors qu’il n’est encore que pro­fès tem­po­raire. Ayant pro­non­cé ses vœux défi­ni­tifs le 7 juillet 1895, il est élu Père Abbé de sa com­mu­nau­té dès le lendemain.

A par­tir de ne moment-​là, Dom Vital Lehodey va entre­te­nir avec l’Enfant-Jésus une rela­tion singulière :

« Personnellement, je ne l’ai (l’Enfant-Jésus) jamais ni vu, ni enten­du. Tout se passe entre nous dans l’ordre de la foi. De temps à autre, il me fait sen­tir sa pré­sence et son action ; le voile qui le cache se fait trans­pa­rent. Ce n’est certes pas la claire vision, ce n’est plus tout à fait l’obscurité de la pure foi. Il ne se fait pas voir, il se laisse entre­voir et je converse avec mon très saint petit Bien-​Aimé, comme si je le voyais, tant il est évident qu’il est là. Mais c’est une rare excep­tion ; pour l’ordinaire il se contente d’attirer le cœur et par le cœur, l’esprit et la volon­té, mais il se tient caché. »

Son abba­tiat fut loin d’être de tout repos. En 1900, il fit un long voyage en Chine (secouée alors par la guerre des Boxers) et au Japon pour y super­vi­ser deux fon­da­tions. Par ailleurs, sa com­mu­nau­té fut expul­sée de France en Angleterre entre 1902 et 1919. Ses nom­breuses occu­pa­tions ne l’empêchèrent pas de rédi­ger Les voies de l’oraison men­tale en 1906 et Le saint aban­don en 1919.

Dom Vital Lehodey dépose son abba­tiat en juillet 1929 et meurt à Bricquebec le 6 mai 1948.

Les voies de l’oraison mentale

Dès l’avant-propos de son ouvrage consa­cré aux voies de l’oraison men­tale, Dom Vital Lehodey par­lant à la 3e per­sonne défi­nit son objec­tif : « L’auteur de ce modeste tra­vail a donc cru faire œuvre utile en offrant à ses frères un expo­sé clair, simple et court de toute cette matière, un petit direc­toire dans les voies de l’o­rai­son, un manuel où ils trou­ve­ront des conseils pra­tiques pour tous leurs besoins à mesure qu’ils avan­ce­ront dans les voies de l’oraison[1] ».

Nous nous foca­li­se­rons ici sur ce qui est dit de la néces­si­té de l’oraison, de sa pra­tique et de l’attitude à obser­ver face aux consolations.

a. Nécessité de l’oraison

L’oraison pro­cure quan­ti­té de bienfaits :

« La prière n’est donc pas seule­ment un pré­cepte, c’est une néces­si­té. Dieu met à notre dis­po­si­tion le tré­sor de ses grâces, la prière en est la clef. Vous dési­rez plus de foi, d’espérance et d’amour : “Demandez et l’on vous don­ne­ra”. Vos bonnes réso­lu­tions demeurent sté­riles, tou­jours les mêmes insuc­cès : “Demandez et l’on vous don­ne­ra”. Les pré­ceptes sont nom­breux, la ver­tu pénible, la ten­ta­tion sédui­sante, l’ennemi achar­né, la volon­té faible : “Demandez et l’on vous don­ne­ra”. La prière atti­re­ra dans votre âme la toute-​puissance de Dieu, “elle est plus forte que les démons” (S. Bernard, De modo bene viven­di). Mais je prie et n’obtiens pas. “C’est que vous priez mal” (Jc 4, 3). Il y a long­temps déjà que je demande. “Demandez” encore, “cher­chez, frap­pez” (Mt 7, 7) ; ravi­vez vos dési­rs, impor­tu­nez le ciel, ren­dez la voix de votre âme plus forte et per­çante comme un cri, et, pour­vu que votre prière réunisse les condi­tions requises, “tout ce que vous vou­drez, vous le deman­de­rez, et cela se fera” (Jn 15, 7). Le Maître de la grâce, la Vérité même, en a don­né sa parole : pro­messe sou­ve­rai­ne­ment encou­ra­geante, et on nous reproche seule­ment “de ne pas deman­der assez” (Jn 15,16–24) ; mais pro­messe qui ne laisse aucune excuse à la lâche­té ; on peut tou­jours prier et rien n’est plus facile. »

L’oraison est aus­si le moteur de la conver­sion de l’âme :

« Nous fai­sons orai­son afin de nous conver­tir du mal au bien, du bien au mieux, du mieux au par­fait. Cette conver­sion constante et pro­gres­sive, ou cette ten­dance à la per­fec­tion, comme on dit main­te­nant, est le but où doivent abou­tir toutes les pratiques. »

Finalement, l’oraison pré­pare et pro­longe la vie liturgique :

« Après que le feu de la médi­ta­tion a enflam­mé notre âme, la sainte litur­gie n’est plus lettre morte, elle parle à l’esprit et au cœur, tout en nous chante les louanges de Dieu. De même, sans le goût de Dieu pui­sé dans l’oraison men­tale, la lec­ture est froide et presque infruc­tueuse ; avec lui, les livres spi­ri­tuels nous touchent, et, non contents de pré­sen­ter la lumière à notre esprit, ils la font péné­trer jusque dans le cœur et la volon­té. Il n’y a rien de plus puis­sant que le Saint Sacrifice et les sacre­ments ; mais jamais ils ne pro­duisent autant de fruit que lorsqu’une fer­vente orai­son a lar­ge­ment ouvert l’âme aux effu­sions de la grâce. C’est la vie d’oraison qui nous élève au-​dessus des mes­quines pen­sées de la terre et des petites pré­oc­cu­pa­tions de la nature ; c’est elle qui nous fixe en Dieu et nous fait vivre dans le recueille­ment et la vigi­lance sur nous-​mêmes ; c’est elle qui nous com­mu­nique l’esprit sur­na­tu­rel et la dévo­tion, vivi­fiant ain­si nos jeûnes, nos veilles, nos tra­vaux et toutes nos œuvres. »

La vie d’oraison est impos­sible sans une cer­taine mor­ti­fi­ca­tion des cinq sens, de la mémoire et de l’imagination :

« La péni­tence et la contem­pla­tion sont comme nos deux yeux ou mains : nous avons besoin de l’une, et ne pou­vons nous pas­ser de l’autre. Elles sont comme les deux tables de la loi : impos­sible pour nous de plaire à Dieu sans l’austérité, non moins impos­sible d’en être agréés sans la vie de prière ; il ne suf­fit pas de rendre à Dieu la moi­tié de ce que nous lui avons pro­mis. Elles sont les deux ailes, qui ne peuvent nous sou­le­ver de terre et nous por­ter vers Dieu, qu’en har­mo­ni­sant leurs efforts, en se prê­tant un conti­nuel appui. »

b. Pratique de l’oraison

L’objectif de l’oraison n’est pas de nous ins­truire, mais d’embraser le cœur au feu de l’amour divin :

« Les consi­dé­ra­tions ne sont pas une étude spé­cu­la­tive. On ne les fait pas pour apprendre ou savoir, mais pour embra­ser le cœur et ébran­ler la volon­té. On fixe le regard de l’esprit sur une véri­té pour y croire, sur la ver­tu pour l’aimer et la cher­cher, sur le devoir pour l’accomplir, sur le mal pour le détes­ter et le fuir, sur un dan­ger pour l’éviter. En un mot, la médi­ta­tion doit conduire à l’amour et à l’action. »

« C’est ain­si que notre orai­son attein­dra son but. Son prin­ci­pal objec­tif n’est pas de nous ins­truire, les pieuses lec­tures y suf­fi­raient. C’est plu­tôt d’embraser le cœur, afin qu’il rende mieux à Dieu ses devoirs, et sur­tout d’adapter notre volon­té à celle de Dieu, de sorte que la prière nous détache de tout le reste, nous attache à lui seul et trans­forme ain­si nos habi­tudes et notre vie. »

Qui veut s’adonner à l’oraison doit d’abord veiller à son recueillement :

« Il importe donc beau­coup de bien com­men­cer la prière vocale et d’y gar­der son atten­tion tou­jours actuelle. C’est pour­quoi il est bon de se mettre d’abord en la pré­sence divine pour reti­rer des choses exté­rieures toutes les puis­sances de son âme, les rame­ner au-​dedans de soi et les fixer en Dieu ; il est aus­si très utile de rani­mer son atten­tion à cer­tains moments déterminés. »

Il faut éga­le­ment culti­ver la pure­té du cœur et de l’esprit :

« La pure­té de conscience est un état d’aversion pour le péché véniel. […] Notre cœur est pur quand nous n’aimons que Dieu ou selon Dieu. […] [La pure­té de l’esprit] est la maî­trise exer­cée sur l’imagination, les sou­ve­nirs et les pen­sées pour chas­ser ce qui souille l’âme ou la met en dan­ger, et même ce qui la dis­sipe et la pré­oc­cupe. […] Notre volon­té est pure quand il n’y a plus en elle que la volon­té de Dieu. »

Les fruits réels de l’oraison sont alors pal­pables par tout un chacun :

« La meilleure orai­son, fût-​elle la plus aride, est celle d’où nous sor­tons plus humbles, plus dis­po­sés à nous renon­cer, à gar­der l’obéissance, à vivre dans la dépen­dance qu’exige notre état, à sup­por­ter nos frères sans jamais leur être à charge, en un mot à faire en tout la volon­té de Dieu. Au contraire, notre orai­son, fût-​elle un flot de sua­vi­tés, est sté­rile et même funeste, quand nous en sor­tons plus rem­plis de nous-​mêmes et plus atta­chés aux dou­ceurs ; car notre but n’est pas de jouir ici-​bas, mais de tendre à la perfection. »

c. Attitude face aux consolations

Consolations et dévo­tion ne doivent pas être confondues :

« Les conso­la­tions ne sont pas la dévo­tion ; car cette volon­té prompte qui consti­tue l’essence de la dévo­tion, peut très bien sub­sis­ter sans les conso­la­tions, et faire défaut mal­gré elles. »

Face aux conso­la­tions dont l’origine est variée, la pru­dence reste de mise :

« Les conso­la­tions et les déso­la­tions peuvent venir de Dieu, de la nature ou du démon.

  1. Dieu, pour atta­cher l’âme aux biens spi­ri­tuels, lui fait goû­ter au com­men­ce­ment le lait des conso­la­tions inté­rieures avec une abon­dance de larmes. Cela ne prouve pas que l’âme soit forte et dévote, mais qu’elle est faible puisque Dieu la traite en enfant ; c’est Dieu qui est bon et non pas nous. […]
  2. Le démon n’a aucune entrée directe dans notre esprit et notre volon­té ; mais il a une grande action sur le sang, les humeurs, les nerfs, l’imagination, la sen­si­bi­li­té. Tantôt il excite des dou­ceurs et des conso­la­tions ; il pousse ain­si l’âme à l’indiscrétion dans les aus­té­ri­tés, pour la rendre inutile en rui­nant sa san­té, ou pour la décou­ra­ger plus tard en la fati­guant sous un far­deau deve­nu exces­sif ; il la pro­voque à une secrète com­plai­sance en ses ver­tus, ou à l’amour désor­don­né de ces dou­ceurs pen­dant qu’il l’amuse à ce jeu per­fide, il lui cache les défauts et les fautes qu’elle a tant besoin de cor­ri­ger ; il essaie de lui per­sua­der qu’on a les yeux sur elle et qu’on l’admire il la pousse à dési­rer les faveurs sur­na­tu­relles qui la met­traient en relief ; il veut la jeter en un mot dans l’orgueil et le sen­ti­men­ta­lisme, au dépens du vrai pro­grès spi­ri­tuel soli­de­ment basé sur l’humilité et l’abnégation.
    Tantôt le démon sus­cite des séche­resses comme un ferment de dis­corde entre Dieu et l’âme, dans l’oraison même qui a pour but de les unir. Il fatigue l’esprit par la mul­ti­tude des pen­sées étran­gères ; il aggrave la sté­ri­li­té appa­rente de la prière par des ten­ta­tions de toutes sortes ; il accable le patient de som­meil, de tris­tesse, de cha­grin ; il lui met dans l’esprit des pen­sées abo­mi­nables ; il espère que l’âme se per­dra en consen­tant au mal ou qu’elle se découragera. […]
  3. Les conso­la­tions et les déso­la­tions peuvent aus­si venir de la nature.
    Quand la fatigue et les pré­oc­cu­pa­tions ne nous accablent point, que notre corps est plein de vigueur et de san­té, que nous avons la tête libre et le cœur content, l’oraison est plus faci­le­ment conso­lée. Il y a aus­si des natures sen­sibles et impres­sion­nables qui s’émotionnent pour un rien ; devant les bien­faits, les misé­ri­cordes et les per­fec­tions de Dieu, devant les mys­tères de Notre-​Seigneur, spé­cia­le­ment les jours de fête, elles auront le cœur tendre et les larmes promptes.
    Au contraire, il y a des jours où la nature est affais­sée sous le poids de la fatigue, de la souf­france et des sou­cis ; l’esprit est vide, le cœur insen­sible, les yeux secs et toute l’âme sans vie. »

Source : La cou­ronne de Marie n°139 – février 2025

Notes de bas de page
  1. Toutes les cita­tions sans réfé­rences sont tirées du Les voies de l’oraison men­tale que le lec­teur est for­te­ment invi­té à se pro­cu­rer, à lire et à médi­ter dans son inté­gra­li­té.[]