Pages d’Évangile.
En ce passage du dimanche de la Passion, la haine d’une part, l’amour de l’autre, éclatent à chaque mot.
Cette page est l’une des plus violentes que l’Évangile connaisse. L’opposition entre les pharisiens et le Christ y est à son paroxysme. Sous peu, la violence des mots cédera à celle des actes, et le Christ sera crucifié.
À vrai dire, l’hostilité ouverte des pharisiens n’était pas récente. Saint Jean avait déjà décrit cette haine suite à la guérison du paralytique rongé par son mal depuis trente-huit ans, réalisée un jour de sabbat (Jn 5, 9). Les chefs du peuple, refusant sciemment de considérer le miracle pourtant évident, réduisirent Jésus à un violateur de sabbat, qui plus est se posant comme l’égal de Dieu : C’est pourquoi les Juifs cherchaient encore avec plus d’ardeur à le faire mourir, parce que, non content de violer le sabbat, il disait encore que Dieu était son père, se faisant égal à Dieu (Jn 5, 18). Devant cette hostilité, Jésus s’était retiré en Galilée. Après plusieurs mois ainsi écoulés, ponctués de miracles et d’enseignements – dont celui sur le pain de vie – Jésus retourna à Jérusalem pour la fête des Tabernacles (Jn 7, 10). Notre page d’évangile se situe entre cette fête et celle de la Dédicace (Jn 10, 22), autrement dit entre septembre et fin décembre. Nous sommes à quelques mois de la Passion du Christ.
En ce passage, la haine d’une part, l’amour de l’autre, éclatent à chaque mot. À nouveau, le Verbe incarné venait de se proposer à ces pharisiens, pourtant si rebelles : Si vous demeurez dans ma parole, vous serez vraiment mes disciples. Et vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres (Jn 8, 31–32). Mais ces juifs ne l’en avaient que plus rejeté, s’enfermant dans une haine semblable à celle de Caïn, prête à tuer (Jn 8, 37 et 8, 40). Leur refus du divin salut ne les rendait que plus fils du diable, lequel est homicide dès le commencement (Jn 8, 44).
Qui de vous me convaincra de péché ?
Éclate alors – c’est le premier verset de notre passage – l’indignation de l’Amour. Cri de douleur devant la malice assumée des hommes, cri d’incompréhension devant l’obstination dans le mal, alors même qu’on leur en propose une libération totale : Si je vous dis la vérité, pourquoi ne me croyez-vous pas ? (Jn 8, 46). Il faut entendre la véhémence de ces mots ; Jésus y met tout son être. Elle est à la hauteur de la douleur de Jésus : Dieu est venu chez les siens, et II n’est pas reçu (cf. Jn 1, 11). Pourtant, tout crie en faveur de Jésus, à commencer par son innocence absolue : Qui de vous me convaincra de péché ? (Jn 8, 46). En cela, déjà, Il se démarque de tous les autres hommes.
A ceux qui étaient venus lui présenter la femme prise en flagrant délit d’adultère, Jésus avait dit : Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché lui jette la première pierre (Jn 8, 7). Et tous s’étaient retirés, car tous ont péché. Oui, tout homme est pécheur, et tous peuvent reprendre le cri d’Isaïe : Malheur à moi, car je suis un homme aux lèvres souillées, et j’habite au milieu d’un peuple pécheur (Is 6, 5).
Mais le Verbe incarné, venu habiter parmi nous, a assumé notre nature hormis le péché. Il est l’innocence même, celui en qui le Père a mis toutes ses complaisances (Mt 3, 17), et qui va donner son humanité sainte comme prix de notre rachat. Paradoxalement, tous ceux qui condamneront le Christ se verront obligés de reconnaître publiquement cette innocence, depuis Caïphe, Hérode et Pilate, jusqu’à Judas : J’ai livré le sang innocent (Mt 27, 4).
Tu es possédé du démon !
Toujours, la sainteté du juste accuse le méchant. Si ce dernier ne se repent, il n’a d’autre alternative que l’injure et le mépris, ultime recours des faibles et des vulgaires. Telle fut la réaction des pharisiens. Pouvait-il en être autrement ? Lorsque la raison n’a plus d’argument, l’obstination n’a d’autres armes que la passion. Ils en arrivent donc aux insultes, avant d’en venir bientôt aux coups (Jn 8, 59) : Ne disons-nous pas avec raison que tu es Samaritain, et que tu as en toi un démon ? (Jn 8, 48). Les juifs ne disposaient pas de pires accusations.
Pourtant, Jésus ne relève pas la première. Aux yeux de Dieu, il n’est pas odieux d’être Samaritain. Il l’a dit et montré au puits de Jacob (Jn 4). Tous sont appelés au salut, qu’ils soient juifs, samaritains ou romains : Il n’y pas de différence entre le Juif et le Gentil, parce que le même Christ est Seigneur de tous, étant riche envers tous ceux qui l’invoquent (Ro 10, 12). La deuxième injure, elle, atteint Jésus au cœur. Elle touche en effet à l’honneur de son Père. Jésus n’est pas fils du démon, mais fils de Dieu. Aussi le traiter de possédé du démon revient à identifier le Père au démon. Et quand le Père est attaqué, Jésus ne peut se taire.
Celui qui garde ma parole ne verra jamais la mort
Notre-Seigneur est clair. Ce n’est pas son honneur humain qu’il défend, son Père le fait pour lui : Pour moi, je n’ai pas souci de ma gloire, il est quelqu’un qui en prend soin qui fera justice (Jn 8,49). C’est la gloire de son Père qui est enjeu : Moi, j’honore mon Père, mais vous, vous me déshonorez (Jn 8, 49). Tout est dit. Voici décrite l’opposition entre la condition pécheresse que nous partageons tous – le péché déshonore Dieu – et celle du Christ, l’innocence même, tout honneur pour le Père. Oui, en leur péché, ces pharisiens sont fils du démon, tandis que Jésus est Fils de Dieu. Leur père et son Père sont irréconciliablement ennemis : Je dis ce que j’ai vu chez mon Père ; et vous faites ce que vous voyez chez le vôtre (Jn 8, 38).
Entre ces deux pères, il nous revient de choisir, par nos actes. Et à nouveau, le Christ propose son salut à ces hommes, pourtant si indignes de lui : En vérité en vérité je vous le dis, si quelqu’un garde ma parole, il ne verra jamais la mort (Jn 8, 51). De la mort du péché, Il vient nous extirper. Non content d’être l’innocence même, Il veut encore la redonner à ceux qui l’ont perdue. Le Baptiste l’avait signalé : C’est lui l’Agneau de Dieu, c’est lui qui enlève le péché du monde … Qui croit au Fils a la vie éternelle ; qui refuse de croire au Fils ne verra pas la vie ; mais la colère de Dieu demeure sur lui (Jn 1, 29 et 3, 36).
Si quelqu’un garde ma parole, il ne verra jamais la mort.
(Jn 8, 51)
Cette promesse est tout simplement le cœur de l’évangile. Fondamentalement, le chrétien est celui qui prend part à la résurrection du Christ ; ici-bas par la rémission des péchés et la vie nouvelle de la grâce, dans l’au-delà par la vie éternelle ; et bientôt, à la fin des temps, par la résurrection glorieuse des corps.
Nous voyons que le démon est en toi
De ce salut, les pharisiens ne veulent pas. Du regard divin, ils n’ont que dédain. La vie dont ils parlent n’a rien que d’humain : Abraham est mort, les prophètes aussi, et toi du dis : Si quelqu’un garde ma parole, il ne verra jamais la mort ? Es-tu plus grand que notre père Abraham, qui est mort ? Les prophètes aussi sont morts ! (Jn 8, 53). Dans leur folie qui rejette la Vie, ils réitèrent leur blasphème : Maintenant, nous voyons que tu as un démon en toi (Jn 8,52).
À Jésus, ils opposent Abraham et les prophètes, la Loi et les livres sacrés qui sont tout pour eux. Mais ces livres saints, ils ne les ont pas saisis : ils ne parlent que du Messie ! Ils ne les ont pas saisis, car seul celui qui est de Dieu entend la parole de Dieu ; et, continue Jésus, parce que vous n’êtes pas de Dieu, vous ne l’entendez pas (Jn 8, 47). Aussi ces livres les accusent-ils, avait-Il déjà dit : Votre accusateur, c’est Moïse. Car si vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi, car c’est de moi qu’il a écrit (Jn 5, 37).
En appellent-ils à Abraham ? Jésus invoque son témoignage : Abraham votre père, a tressailli de joie de ce qu’il devait voir mon jour ; il l’a vu, et il s’est réjoui (Jn 8, 56). Admirable parole, en ce qu’elle souligne tant l’immortalité d’Abraham que l’éternité du Fils de Dieu. A ces juifs qui ont pour seul horizon cette terre de misère, Jésus commence par dire combien Abraham, quoique mort, est vivant, tandis qu’eux-mêmes, quoique vivants, sont morts. Ils sont morts car Dieu, qui est la vie de l’âme, n’est plus en eux ; Abraham, quoique mort, vit dans le sein de Dieu.
Et depuis les limbes, le mystère de l’incarnation fait toute sa joie. Mais Jésus dit plus encore : alors même qu’il était sur terre, Abraham entrevit le mystère trinitaire, et ce fut sa plus grande joie.
Avant qu’Abraham fût…
Dans leur colère, les pharisiens s’étaient exclamés : Qui prétends-tu être ? (Jn 8,53) Comment à deux mille ans de distance, peux-tu te déclarer contemporain d’Abraham ? (Jn 8, 57) Splendide est la réponse de Jésus : Avant qu’Abraham fût, je suis (Jn 8, 58). Il ne dit pas : Avant qu’Abraham fût, j’étais, ce qu’aurait pu dire un ange. Non, le Christ est plus qu’un ange, Il est Dieu : Avant qu’Abraham fût, je suis. Le grec de saint Jean est précis : avant qu’Abraham advint, je suis. Abraham, comme toute créature, apparait dans le devenir. Jésus, étant Dieu, se situe dans l’être. Il est l’être-même subsistant, l’être éternel. C’est le nom même de Dieu, le nom par lequel II s’était désigné à Moïse (Ex 3, 14), le nom que la loi juive interdisait de prononcer, par respect. Et voici que Notre-Seigneur non seulement le prononce, mais se l’attribue : Avant qu’Abraham fût, je suis. Les juifs ne s’y trompent pas, et c’est pourquoi ils veulent lapider Jésus (Jn 8, 59). Refusant de l’adorer comme Dieu, ils le considèrent comme blasphémateur. Ils le diront ouvertement à Pilate : Nous avons une loi, et, d’après notre loi, il doit mourir, parce qu’il s’est fait Fils de Dieu (Jn 19, 7).
Jésus se déroba à eux et sortit du temple (Jn 8, 59). Quel symbole ! Refuser obstinément la divinité et la seigneurerie de Jésus, c’est se condamner soi-même à la mort, à la mort définitive : Il se déroba à leurs yeux, et sortit du temple. Parole terrible ! Dieu se dérobe aux yeux du pécheur, la conscience de ce dernier s’aveugle. Dieu qui était sa lumière le quitte, Il sort de son âme comme II sort du temple.
Il peut paraître surprenant que Dieu permette l’étalage d’une telle haine à son endroit. Était-Il donc impuissant à faire taire ses opposants, n’aurait-Il pu les anéantir sur le champ ? De génération en génération la question se renouvelle, et peut-être davantage encore en notre déchéance actuelle. C’est oublier que la puissance du phare se manifeste dans la tempête, et que l’artiste use du contraste pour faire ressortir son sujet principal. Ainsi Jésus a‑t-Il utilisé la haine de ces hommes pour révéler de façon inégalée la majesté de sa divinité.
Source : Lou Pescadou n° 231