L’altercation avec les pharisiens (Jn 8, 46–59)

Pages d’Évangile.

En ce pas­sage du dimanche de la Passion, la haine d’une part, l’amour de l’autre, éclatent à chaque mot.

Cette page est l’une des plus vio­lentes que l’Évangile connaisse. L’opposition entre les pha­ri­siens et le Christ y est à son paroxysme. Sous peu, la vio­lence des mots céde­ra à celle des actes, et le Christ sera crucifié.

À vrai dire, l’hostilité ouverte des pha­ri­siens n’était pas récente. Saint Jean avait déjà décrit cette haine suite à la gué­ri­son du para­ly­tique ron­gé par son mal depuis trente-​huit ans, réa­li­sée un jour de sab­bat (Jn 5, 9). Les chefs du peuple, refu­sant sciem­ment de consi­dé­rer le miracle pour­tant évident, rédui­sirent Jésus à un vio­la­teur de sab­bat, qui plus est se posant comme l’égal de Dieu : C’est pour­quoi les Juifs cher­chaient encore avec plus d’ar­deur à le faire mou­rir, parce que, non content de vio­ler le sab­bat, il disait encore que Dieu était son père, se fai­sant égal à Dieu (Jn 5, 18). Devant cette hos­ti­li­té, Jésus s’était reti­ré en Galilée. Après plu­sieurs mois ain­si écou­lés, ponc­tués de miracles et d’enseignements – dont celui sur le pain de vie – Jésus retour­na à Jérusalem pour la fête des Tabernacles (Jn 7, 10). Notre page d’évangile se situe entre cette fête et celle de la Dédicace (Jn 10, 22), autre­ment dit entre sep­tembre et fin décembre. Nous sommes à quelques mois de la Passion du Christ.

En ce pas­sage, la haine d’une part, l’amour de l’autre, éclatent à chaque mot. À nou­veau, le Verbe incar­né venait de se pro­po­ser à ces pha­ri­siens, pour­tant si rebelles : Si vous demeu­rez dans ma parole, vous serez vrai­ment mes dis­ciples. Et vous connaî­trez la véri­té, et la véri­té vous ren­dra libres (Jn 8, 31–32). Mais ces juifs ne l’en avaient que plus reje­té, s’enfermant dans une haine sem­blable à celle de Caïn, prête à tuer (Jn 8, 37 et 8, 40). Leur refus du divin salut ne les ren­dait que plus fils du diable, lequel est homi­cide dès le com­men­ce­ment (Jn 8, 44).

Qui de vous me convaincra de péché ?

Éclate alors – c’est le pre­mier ver­set de notre pas­sage – l’indignation de l’Amour. Cri de dou­leur devant la malice assu­mée des hommes, cri d’incompréhension devant l’obstination dans le mal, alors même qu’on leur en pro­pose une libé­ra­tion totale : Si je vous dis la véri­té, pour­quoi ne me croyez-​vous pas ? (Jn 8, 46). Il faut entendre la véhé­mence de ces mots ; Jésus y met tout son être. Elle est à la hau­teur de la dou­leur de Jésus : Dieu est venu chez les siens, et II n’est pas reçu (cf. Jn 1, 11). Pourtant, tout crie en faveur de Jésus, à com­men­cer par son inno­cence abso­lue : Qui de vous me convain­cra de péché ? (Jn 8, 46). En cela, déjà, Il se démarque de tous les autres hommes.

A ceux qui étaient venus lui pré­sen­ter la femme prise en fla­grant délit d’adultère, Jésus avait dit : Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché lui jette la pre­mière pierre (Jn 8, 7). Et tous s’étaient reti­rés, car tous ont péché. Oui, tout homme est pécheur, et tous peuvent reprendre le cri d’Isaïe : Malheur à moi, car je suis un homme aux lèvres souillées, et j’habite au milieu d’un peuple pécheur (Is 6, 5).

Mais le Verbe incar­né, venu habi­ter par­mi nous, a assu­mé notre nature hor­mis le péché. Il est l’innocence même, celui en qui le Père a mis toutes ses com­plai­sances (Mt 3, 17), et qui va don­ner son huma­ni­té sainte comme prix de notre rachat. Paradoxalement, tous ceux qui condam­ne­ront le Christ se ver­ront obli­gés de recon­naître publi­que­ment cette inno­cence, depuis Caïphe, Hérode et Pilate, jusqu’à Judas : J’ai livré le sang inno­cent (Mt 27, 4).

Tu es possédé du démon !

Toujours, la sain­te­té du juste accuse le méchant. Si ce der­nier ne se repent, il n’a d’autre alter­na­tive que l’injure et le mépris, ultime recours des faibles et des vul­gaires. Telle fut la réac­tion des pha­ri­siens. Pouvait-​il en être autre­ment ? Lorsque la rai­son n’a plus d’argument, l’obstination n’a d’autres armes que la pas­sion. Ils en arrivent donc aux insultes, avant d’en venir bien­tôt aux coups (Jn 8, 59) : Ne disons-​nous pas avec rai­son que tu es Samaritain, et que tu as en toi un démon ? (Jn 8, 48). Les juifs ne dis­po­saient pas de pires accusations.

Pourtant, Jésus ne relève pas la pre­mière. Aux yeux de Dieu, il n’est pas odieux d’être Samaritain. Il l’a dit et mon­tré au puits de Jacob (Jn 4). Tous sont appe­lés au salut, qu’ils soient juifs, sama­ri­tains ou romains : Il n’y pas de dif­fé­rence entre le Juif et le Gentil, parce que le même Christ est Seigneur de tous, étant riche envers tous ceux qui l’invoquent (Ro 10, 12). La deuxième injure, elle, atteint Jésus au cœur. Elle touche en effet à l’honneur de son Père. Jésus n’est pas fils du démon, mais fils de Dieu. Aussi le trai­ter de pos­sé­dé du démon revient à iden­ti­fier le Père au démon. Et quand le Père est atta­qué, Jésus ne peut se taire.

Celui qui garde ma parole ne verra jamais la mort

Notre-​Seigneur est clair. Ce n’est pas son hon­neur humain qu’il défend, son Père le fait pour lui : Pour moi, je n’ai pas sou­ci de ma gloire, il est quelqu’un qui en prend soin qui fera jus­tice (Jn 8,49). C’est la gloire de son Père qui est enjeu : Moi, j’honore mon Père, mais vous, vous me désho­no­rez (Jn 8, 49). Tout est dit. Voici décrite l’opposition entre la condi­tion péche­resse que nous par­ta­geons tous – le péché désho­nore Dieu – et celle du Christ, l’innocence même, tout hon­neur pour le Père. Oui, en leur péché, ces pha­ri­siens sont fils du démon, tan­dis que Jésus est Fils de Dieu. Leur père et son Père sont irré­con­ci­lia­ble­ment enne­mis : Je dis ce que j’ai vu chez mon Père ; et vous faites ce que vous voyez chez le vôtre (Jn 8, 38).

Entre ces deux pères, il nous revient de choi­sir, par nos actes. Et à nou­veau, le Christ pro­pose son salut à ces hommes, pour­tant si indignes de lui : En véri­té en véri­té je vous le dis, si quelqu’un garde ma parole, il ne ver­ra jamais la mort (Jn 8, 51). De la mort du péché, Il vient nous extir­per. Non content d’être l’innocence même, Il veut encore la redon­ner à ceux qui l’ont per­due. Le Baptiste l’avait signa­lé : C’est lui l’Agneau de Dieu, c’est lui qui enlève le péché du monde … Qui croit au Fils a la vie éter­nelle ; qui refuse de croire au Fils ne ver­ra pas la vie ; mais la colère de Dieu demeure sur lui (Jn 1, 29 et 3, 36).

Si quelqu’un garde ma parole, il ne ver­ra jamais la mort.

(Jn 8, 51)

Cette pro­messe est tout sim­ple­ment le cœur de l’évangile. Fondamentalement, le chré­tien est celui qui prend part à la résur­rec­tion du Christ ; ici-​bas par la rémis­sion des péchés et la vie nou­velle de la grâce, dans l’au-delà par la vie éter­nelle ; et bien­tôt, à la fin des temps, par la résur­rec­tion glo­rieuse des corps.

Nous voyons que le démon est en toi

De ce salut, les pha­ri­siens ne veulent pas. Du regard divin, ils n’ont que dédain. La vie dont ils parlent n’a rien que d’humain : Abraham est mort, les pro­phètes aus­si, et toi du dis : Si quelqu’un garde ma parole, il ne ver­ra jamais la mort ? Es-​tu plus grand que notre père Abraham, qui est mort ? Les pro­phètes aus­si sont morts ! (Jn 8, 53). Dans leur folie qui rejette la Vie, ils réitèrent leur blas­phème : Maintenant, nous voyons que tu as un démon en toi (Jn 8,52).

À Jésus, ils opposent Abraham et les pro­phètes, la Loi et les livres sacrés qui sont tout pour eux. Mais ces livres saints, ils ne les ont pas sai­sis : ils ne parlent que du Messie ! Ils ne les ont pas sai­sis, car seul celui qui est de Dieu entend la parole de Dieu ; et, conti­nue Jésus, parce que vous n’êtes pas de Dieu, vous ne l’en­ten­dez pas (Jn 8, 47). Aussi ces livres les accusent-​ils, avait-​Il déjà dit : Votre accu­sa­teur, c’est Moïse. Car si vous croyiez Moïse, vous me croi­riez aus­si, car c’est de moi qu’il a écrit (Jn 5, 37).

En appellent-​ils à Abraham ? Jésus invoque son témoi­gnage : Abraham votre père, a tres­sailli de joie de ce qu’il devait voir mon jour ; il l’a vu, et il s’est réjoui (Jn 8, 56). Admirable parole, en ce qu’elle sou­ligne tant l’immortalité d’Abraham que l’éternité du Fils de Dieu. A ces juifs qui ont pour seul hori­zon cette terre de misère, Jésus com­mence par dire com­bien Abraham, quoique mort, est vivant, tan­dis qu’eux-mêmes, quoique vivants, sont morts. Ils sont morts car Dieu, qui est la vie de l’âme, n’est plus en eux ; Abraham, quoique mort, vit dans le sein de Dieu.

Et depuis les limbes, le mys­tère de l’incarnation fait toute sa joie. Mais Jésus dit plus encore : alors même qu’il était sur terre, Abraham entre­vit le mys­tère tri­ni­taire, et ce fut sa plus grande joie.

Avant qu’Abraham fût…

Dans leur colère, les pha­ri­siens s’étaient excla­més : Qui prétends-​tu être ? (Jn 8,53) Comment à deux mille ans de dis­tance, peux-​tu te décla­rer contem­po­rain d’Abraham ? (Jn 8, 57) Splendide est la réponse de Jésus : Avant qu’Abraham fût, je suis (Jn 8, 58). Il ne dit pas : Avant qu’Abraham fût, j’étais, ce qu’aurait pu dire un ange. Non, le Christ est plus qu’un ange, Il est Dieu : Avant qu’Abraham fût, je suis. Le grec de saint Jean est pré­cis : avant qu’Abraham advint, je suis. Abraham, comme toute créa­ture, appa­rait dans le deve­nir. Jésus, étant Dieu, se situe dans l’être. Il est l’être-même sub­sis­tant, l’être éter­nel. C’est le nom même de Dieu, le nom par lequel II s’était dési­gné à Moïse (Ex 3, 14), le nom que la loi juive inter­di­sait de pro­non­cer, par res­pect. Et voi­ci que Notre-​Seigneur non seule­ment le pro­nonce, mais se l’attribue : Avant qu’Abraham fût, je suis. Les juifs ne s’y trompent pas, et c’est pour­quoi ils veulent lapi­der Jésus (Jn 8, 59). Refusant de l’adorer comme Dieu, ils le consi­dèrent comme blas­phé­ma­teur. Ils le diront ouver­te­ment à Pilate : Nous avons une loi, et, d’a­près notre loi, il doit mou­rir, parce qu’il s’est fait Fils de Dieu (Jn 19, 7).

Jésus se déro­ba à eux et sor­tit du temple (Jn 8, 59). Quel sym­bole ! Refuser obs­ti­né­ment la divi­ni­té et la sei­gneu­re­rie de Jésus, c’est se condam­ner soi-​même à la mort, à la mort défi­ni­tive : Il se déro­ba à leurs yeux, et sor­tit du temple. Parole ter­rible ! Dieu se dérobe aux yeux du pécheur, la conscience de ce der­nier s’aveugle. Dieu qui était sa lumière le quitte, Il sort de son âme comme II sort du temple.

Il peut paraître sur­pre­nant que Dieu per­mette l’étalage d’une telle haine à son endroit. Était-​Il donc impuis­sant à faire taire ses oppo­sants, n’aurait-Il pu les anéan­tir sur le champ ? De géné­ra­tion en géné­ra­tion la ques­tion se renou­velle, et peut-​être davan­tage encore en notre déchéance actuelle. C’est oublier que la puis­sance du phare se mani­feste dans la tem­pête, et que l’artiste use du contraste pour faire res­sor­tir son sujet prin­ci­pal. Ainsi Jésus a‑t-​Il uti­li­sé la haine de ces hommes pour révé­ler de façon inéga­lée la majes­té de sa divinité.

Source : Lou Pescadou n° 231

FSSPX

M. l’ab­bé Patrick de la Rocque est actuel­le­ment prieur de Nice. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions théo­lo­giques avec Rome entre 2009 et 2011.