Une seule goutte de sang versée par le Christ aurait suffi à racheter le monde de ses péchés. Alors pourquoi la Passion ?
« Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac, et va-t’en au pays de Moria, et là offre-le en holocauste sur l’une des montagnes que je t’indiquerai. »
(Genèse, chapitre XXII, verset 2)
1. Lorsqu’il célèbre le saint sacrifice de la messe, le prêtre offre à Dieu la victime immolée sur l’autel. Cette victime est Jésus Christ, réellement présent dans son état d’immolation, avec son Corps et son Sang, séparés l’un de l’autre par la double consécration, sous les espèces distinctes du pain et du vin. Le célébrant demande alors à Dieu de regarder d’un œil propice et favorable – « propitio ac sereno vultu respicere digneris » – et d’accepter l’offrande qui est désormais celle du pain sacré de la vie éternelle et du calice du salut perpétuel – « panem sanctum vitae aeternae et calicem salutis perpetuae ». Et la prière qu’il adresse en cet instant à la Sainte Trinité fait mémoire du sacrifice d’Abraham : daignez agréer, ce sacrifice de Jésus Christ, dit-il, « sicut accepta habere dignatus es sacrificium patriarchae nostri Abrahae », tout comme vous avez daigné agréer autrefois le sacrifice de notre saint patriarche Abraham.
2. Ce sacrifice d’Abraham nous est ainsi présenté par la liturgie comme la figure du saint sacrifice de la messe, qui est lui-même la réalisation non sanglante du sacrifice du Christ. Et ce point est de grande importance, si nous voulons avoir la juste intelligence du mystère de la Passion de Jésus, qui est le mystère de notre Rédemption. Cette juste intelligence nous est indiquée en tout premier lieu – car c’est le Magistère – par le Pape Pie XII dans l’Encyclique Haurietis aquas : « Le mystère de la Rédemption divine est, par une raison de premier ordre et toute naturelle, un mystère d’amour » [1]. Abraham immolant son propre fils est ainsi la figure de Dieu le Père livrant son propre Fils, le Verbe incarné, à la Passion, par amour. Dieu le Père, dit saint Thomas [2], a livré le Christ à la Passion, et il l’a donc immolé, comme Abraham a accepté d’immoler son propre fils Isaac, de trois manières. Premièrement Il a ordonné de toute éternité le Christ à souffrir la Passion ; deuxièmement, Il lui a inspiré la volonté de souffrir la Passion en lui donnant pour cela la charité requise ; troisièmement, Il l’a exposé à la Passion en n’empêchant pas que ses persécuteurs s’emparent de lui.
3. Comme l’a justement remarqué le Père Philippe de la Trinité (1908–1977) [3], avec Pie XII et saint Thomas, nous sommes loin de toutes les déformations de ce mystère d’amour, héritées de Luther et de Calvin. Le Père n’a pas puni Jésus-Christ à notre place, en voyant en lui un objet de malédiction. Par amour et par miséricorde, le Père a voulu faire subir à Jésus-Christ et Jésus-Christ a voulu subir à notre place, la juste peine méritée par nos péchés, afin d’offrir pour tous nos péchés la réparation la plus parfaite possible. De la sorte, à elle seule, la justice ne peut rien expliquer ici : à elle seule, c’est-à-dire au nom de ses propres exigences. Car la réparation du Christ est d’un genre absolument unique, sans commune mesure avec la justice prise comme telle. Il s’agit en effet d’une réparation – ou d’une satisfaction – que les théologiens qualifient de « vicaire », c’est à dire d’une véritable justice mais où c’est le Fils innocent de Dieu qui rend à Dieu, à la place des pécheurs impuissants, la réparation qui lui serait due pour le péché, et ce, en raison d’un amour de miséricorde.
4. Où est la miséricorde et où est la justice ? Elles sont l’une dans l’autre. La miséricorde est dans la justice comme dans son effet, car Dieu le Père, en immolant son Fils, porte remède à la misère où nous étions, dans notre incapacité de satisfaire. Et la justice est dans la miséricorde comme dans sa cause, puisque Dieu aurait pu ne pas exiger cette réparation et remettre le péché sans exiger aucune satisfaction. Si Dieu décide d’exiger cette satisfaction et s’Il en donne le moyen à l’humanité alors que celle-ci en est radicalement dépourvue, Dieu fait œuvre de miséricorde, à la manière d’un créancier riche qui donnerait à son débiteur la somme d’argent nécessaire pour qu’il lui paye sa dette. « Il était nécessaire », remarque Charles Journet, « que Dieu se fît homme pour que nous fussions rachetés, mais il n’était pas nécessaire que nous fussions rachetés. Nous pouvions être sauvés autrement » [4]. Le salut aurait été possible avec ou sans le Verbe Incarné, et avec le Verbe Incarné il aurait été possible avec ou sans la Passion. Sans la Passion, écrit saint Thomas [5], l’homme eût été délivré, mais il n’eût pas été racheté. La délivrance eût donc été possible sans la Rédemption.
Le prix de la Passion de Jésus n’était pas strictement exigé par la justice, et saint Bernard [6] en faisait déjà la remarque, bien avant l’Adoro Te de saint Thomas : une seule goutte de sang versée par le Christ aurait suffi, indépendamment de sa mort, à racheter le monde entier de tous ses péchés. Alors pourquoi la Passion et pourquoi la justice qui répare ? Pour diverses raisons, qui sont des raisons de pure convenance, dont celle-ci : « L’homme en reçoit plus de dignité car il se rachète lui-même dans la dépendance du Christ » [7]. D’où la profonde remarque d’un théologien fidèle à saint Thomas : « Dieu ne s’est pas fait homme pour dispenser l’homme de satisfaire et de réparer, mais au contraire pour lui permettre de le faire. De là vient, autant que nous puissions comprendre le profond mystère de la Croix, que la Volonté Divine a attaché notre salut à un acte qui par sa nature comporterait tout ce que l’humanité aurait eu à souffrir en vue de se purifier elle-même de ses fautes » [8].
5. Remarquons au passage que cela nous indique où est la véritable « dignité de l’homme » : c’est celle d’un pénitent. Mais remarquons surtout ceci : la Passion de Jésus est foncièrement l’œuvre de la miséricorde de Dieu, et cette miséricorde est ici – comme toujours [9] – au principe de la justice. Le mystère de la Passion de Jésus, dit encore Pie XII, est « un mystère d’amour miséricordieux de l’auguste Trinité et du divin Rédempteur à l’égard de tous les hommes : puisque ceux-ci étaient dans l’impuissance totale d’expier leurs crimes, le Christ, par les richesses insondables de ses mérites que, par l’effusion de son Sang très précieux, il s’est acquis, a pu rétablir et perfectionner ce pacte d’amitié entre Dieu et les hommes que la misérable faute d’Adam une première fois, puis les innombrables péchés du peuple élu avaient violé ».
6. Revenons-en alors au sacrifice d’Abraham figure exacte de celui de Jésus. Lors de la neuvième heure, nous rapportent saint Matthieu (XXVII, 46) et saint Marc (XV, 34), Jésus s’écria : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? ». L’expression de l’abandon (« dereliquisti me ») doit s’entendre au sens où Dieu a abandonné le Christ en l’exposant à sa Passion, au sens où Dieu le Père est en train d’immoler son Fils, tout comme Abraham immola Isaac. Dieu se trouve de la sorte montré partie prenante dans l’offrande de ce sacrifice. En frontispice de son livre Les sept paroles du Christ en Croix, le cardinal Charles Journet a voulu faire figurer la reproduction de l’œuvre du peintre Le Greco, une représentation de la Trinité où Dieu le Père, revêtu des insignes sacerdotaux de l’Ancien Testament, tient dans ses bras le corps exsangue de son Fils, descendu de la Croix. L’artiste a voulu manifester dans la physionomie du Père une expression de douce tristesse, la tristesse d’Abraham immolant son fils Isaac, rançon divine de l’amour miséricordieux.
- Pie XII, Encyclique Haurietis aquas du 25 mai 1956, AAS, t. 48, p. 321–322.[↩]
- Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, question 47, article 3.[↩]
- Philippe de la Trinité, La Rédemption par le sang, Paris, Fayard, 1959, collection « Je sais, je crois », n° 25.[↩]
- Charles Journet, L’Eglise du Verbe Incarné. II : sa structure interne et son unité catholique, Desclée de Brouwer, 1951, p. 194.[↩]
- Commentaire sur les Sentences, livre III, distinction 20, question 1, article 4, ad 1.[↩]
- Saint Thomas d’Aquin, Questions quodlibétales, Quodlibet secundum, question 2, article 2, deuxième Sed contra.[↩]
- Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, question 46, article 3.[↩]
- Marie-Joseph Nicolas, « La Doctrine de la Corédemption dans le cadre de la doctrine thomiste de la Rédemption » dans la Revue thomiste, 1947, p. 31.[↩]
- Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, 1a pars, question 21, article 4.[↩]