Le sacrifice d’Abraham

La Trinité par Le Greco, 1577. Domaine public. Dieu le Père, revêtu des insignes sacerdotaux de l’Ancien Testament, tient dans ses bras le corps exsangue de son Fils, descendu de la Croix.

Une seule goutte de sang ver­sée par le Christ aurait suf­fi à rache­ter le monde de ses péchés. Alors pour­quoi la Passion ?

« Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac, et va-​t’en au pays de Moria, et là offre-​le en holo­causte sur l’une des mon­tagnes que je t’indiquerai. »

(Genèse, cha­pitre XXII, ver­set 2)

1. Lorsqu’il célèbre le saint sacri­fice de la messe, le prêtre offre à Dieu la vic­time immo­lée sur l’autel. Cette vic­time est Jésus Christ, réel­le­ment pré­sent dans son état d’immolation, avec son Corps et son Sang, sépa­rés l’un de l’autre par la double consé­cra­tion, sous les espèces dis­tinctes du pain et du vin. Le célé­brant demande alors à Dieu de regar­der d’un œil pro­pice et favo­rable – « pro­pi­tio ac sere­no vul­tu respi­cere digne­ris » – et d’accepter l’offrande qui est désor­mais celle du pain sacré de la vie éter­nelle et du calice du salut per­pé­tuel – « panem sanc­tum vitae aeter­nae et cali­cem salu­tis per­pe­tuae ». Et la prière qu’il adresse en cet ins­tant à la Sainte Trinité fait mémoire du sacri­fice d’Abraham : dai­gnez agréer, ce sacri­fice de Jésus Christ, dit-​il, « sicut accep­ta habere digna­tus es sacri­fi­cium patriar­chae nos­tri Abrahae », tout comme vous avez dai­gné agréer autre­fois le sacri­fice de notre saint patriarche Abraham.

2. Ce sacri­fice d’Abraham nous est ain­si pré­sen­té par la litur­gie comme la figure du saint sacri­fice de la messe, qui est lui-​même la réa­li­sa­tion non san­glante du sacri­fice du Christ. Et ce point est de grande impor­tance, si nous vou­lons avoir la juste intel­li­gence du mys­tère de la Passion de Jésus, qui est le mys­tère de notre Rédemption. Cette juste intel­li­gence nous est indi­quée en tout pre­mier lieu – car c’est le Magistère – par le Pape Pie XII dans l’Encyclique Haurietis aquas : « Le mys­tère de la Rédemption divine est, par une rai­son de pre­mier ordre et toute natu­relle, un mys­tère d’a­mour » [1]. Abraham immo­lant son propre fils est ain­si la figure de Dieu le Père livrant son propre Fils, le Verbe incar­né, à la Passion, par amour. Dieu le Père, dit saint Thomas [2], a livré le Christ à la Passion, et il l’a donc immo­lé, comme Abraham a accep­té d’immoler son propre fils Isaac, de trois manières. Premièrement Il a ordon­né de toute éter­ni­té le Christ à souf­frir la Passion ; deuxiè­me­ment, Il lui a ins­pi­ré la volon­té de souf­frir la Passion en lui don­nant pour cela la cha­ri­té requise ; troi­siè­me­ment, Il l’a expo­sé à la Passion en n’empêchant pas que ses per­sé­cu­teurs s’emparent de lui.

3. Comme l’a jus­te­ment remar­qué le Père Philippe de la Trinité (1908–1977) [3], avec Pie XII et saint Thomas, nous sommes loin de toutes les défor­ma­tions de ce mys­tère d’amour, héri­tées de Luther et de Calvin. Le Père n’a pas puni Jésus-​Christ à notre place, en voyant en lui un objet de malé­dic­tion. Par amour et par misé­ri­corde, le Père a vou­lu faire subir à Jésus-​Christ et Jésus-​Christ a vou­lu subir à notre place, la juste peine méri­tée par nos péchés, afin d’offrir pour tous nos péchés la répa­ra­tion la plus par­faite pos­sible. De la sorte, à elle seule, la jus­tice ne peut rien expli­quer ici : à elle seule, c’est-à-dire au nom de ses propres exi­gences. Car la répa­ra­tion du Christ est d’un genre abso­lu­ment unique, sans com­mune mesure avec la jus­tice prise comme telle. Il s’agit en effet d’une répa­ra­tion – ou d’une satis­fac­tion – que les théo­lo­giens qua­li­fient de « vicaire », c’est à dire d’une véri­table jus­tice mais où c’est le Fils inno­cent de Dieu qui rend à Dieu, à la place des pécheurs impuis­sants, la répa­ra­tion qui lui serait due pour le péché, et ce, en rai­son d’un amour de miséricorde.

4. Où est la misé­ri­corde et où est la jus­tice ? Elles sont l’une dans l’autre. La misé­ri­corde est dans la jus­tice comme dans son effet, car Dieu le Père, en immo­lant son Fils, porte remède à la misère où nous étions, dans notre inca­pa­ci­té de satis­faire. Et la jus­tice est dans la misé­ri­corde comme dans sa cause, puisque Dieu aurait pu ne pas exi­ger cette répa­ra­tion et remettre le péché sans exi­ger aucune satis­fac­tion. Si Dieu décide d’exiger cette satis­fac­tion et s’Il en donne le moyen à l’humanité alors que celle-​ci en est radi­ca­le­ment dépour­vue, Dieu fait œuvre de misé­ri­corde, à la manière d’un créan­cier riche qui don­ne­rait à son débi­teur la somme d’argent néces­saire pour qu’il lui paye sa dette. « Il était néces­saire », remarque Charles Journet, « que Dieu se fît homme pour que nous fus­sions rache­tés, mais il n’était pas néces­saire que nous fus­sions rache­tés. Nous pou­vions être sau­vés autre­ment » [4]. Le salut aurait été pos­sible avec ou sans le Verbe Incarné, et avec le Verbe Incarné il aurait été pos­sible avec ou sans la Passion. Sans la Passion, écrit saint Thomas [5], l’homme eût été déli­vré, mais il n’eût pas été rache­té. La déli­vrance eût donc été pos­sible sans la Rédemption.

Le prix de la Passion de Jésus n’était pas stric­te­ment exi­gé par la jus­tice, et saint Bernard [6] en fai­sait déjà la remarque, bien avant l’Adoro Te de saint Thomas : une seule goutte de sang ver­sée par le Christ aurait suf­fi, indé­pen­dam­ment de sa mort, à rache­ter le monde entier de tous ses péchés. Alors pour­quoi la Passion et pour­quoi la jus­tice qui répare ? Pour diverses rai­sons, qui sont des rai­sons de pure conve­nance, dont celle-​ci : « L’homme en reçoit plus de digni­té car il se rachète lui-​même dans la dépen­dance du Christ » [7]. D’où la pro­fonde remarque d’un théo­lo­gien fidèle à saint Thomas : « Dieu ne s’est pas fait homme pour dis­pen­ser l’homme de satis­faire et de répa­rer, mais au contraire pour lui per­mettre de le faire. De là vient, autant que nous puis­sions com­prendre le pro­fond mys­tère de la Croix, que la Volonté Divine a atta­ché notre salut à un acte qui par sa nature com­por­te­rait tout ce que l’hu­ma­ni­té aurait eu à souf­frir en vue de se puri­fier elle-​même de ses fautes » [8].

5. Remarquons au pas­sage que cela nous indique où est la véri­table « digni­té de l’homme » : c’est celle d’un péni­tent. Mais remar­quons sur­tout ceci : la Passion de Jésus est fon­ciè­re­ment l’œuvre de la misé­ri­corde de Dieu, et cette misé­ri­corde est ici – comme tou­jours [9] – au prin­cipe de la jus­tice. Le mys­tère de la Passion de Jésus, dit encore Pie XII, est « un mys­tère d’a­mour misé­ri­cor­dieux de l’au­guste Trinité et du divin Rédempteur à l’é­gard de tous les hommes : puisque ceux-​ci étaient dans l’im­puis­sance totale d’ex­pier leurs crimes, le Christ, par les richesses inson­dables de ses mérites que, par l’ef­fu­sion de son Sang très pré­cieux, il s’est acquis, a pu réta­blir et per­fec­tion­ner ce pacte d’a­mi­tié entre Dieu et les hommes que la misé­rable faute d’Adam une pre­mière fois, puis les innom­brables péchés du peuple élu avaient violé ».

6. Revenons-​en alors au sacri­fice d’Abraham figure exacte de celui de Jésus. Lors de la neu­vième heure, nous rap­portent saint Matthieu (XXVII, 46) et saint Marc (XV, 34), Jésus s’écria : « Mon Dieu, mon Dieu, pour­quoi m’avez-vous aban­don­né ? ». L’expression de l’abandon (« dere­li­quis­ti me ») doit s’entendre au sens où Dieu a aban­don­né le Christ en l’exposant à sa Passion, au sens où Dieu le Père est en train d’immoler son Fils, tout comme Abraham immo­la Isaac. Dieu se trouve de la sorte mon­tré par­tie pre­nante dans l’offrande de ce sacri­fice. En fron­tis­pice de son livre Les sept paroles du Christ en Croix, le car­di­nal Charles Journet a vou­lu faire figu­rer la repro­duc­tion de l’œuvre du peintre Le Greco, une repré­sen­ta­tion de la Trinité où Dieu le Père, revê­tu des insignes sacer­do­taux de l’Ancien Testament, tient dans ses bras le corps exsangue de son Fils, des­cen­du de la Croix. L’artiste a vou­lu mani­fes­ter dans la phy­sio­no­mie du Père une expres­sion de douce tris­tesse, la tris­tesse d’Abraham immo­lant son fils Isaac, ran­çon divine de l’amour miséricordieux.

Notes de bas de page
  1. Pie XII, Encyclique Haurietis aquas du 25 mai 1956, AAS, t. 48, p. 321–322.[]
  2. Saint Thomas d’Aquin, Somme théo­lo­gique, ques­tion 47, article 3.[]
  3. Philippe de la Trinité, La Rédemption par le sang, Paris, Fayard, 1959, col­lec­tion « Je sais, je crois », n° 25.[]
  4. Charles Journet, L’Eglise du Verbe Incarné. II : sa struc­ture interne et son uni­té catho­lique, Desclée de Brouwer, 1951, p. 194.[]
  5. Commentaire sur les Sentences, livre III, dis­tinc­tion 20, ques­tion 1, article 4, ad 1.[]
  6. Saint Thomas d’Aquin, Questions quo­dli­bé­tales, Quodlibet secun­dum, ques­tion 2, article 2, deuxième Sed contra.[]
  7. Saint Thomas d’Aquin, Somme théo­lo­gique, ques­tion 46, article 3.[]
  8. Marie-​Joseph Nicolas, « La Doctrine de la Corédemption dans le cadre de la doc­trine tho­miste de la Rédemption » dans la Revue tho­miste, 1947, p. 31.[]
  9. Saint Thomas d’Aquin, Somme théo­lo­gique, 1a pars, ques­tion 21, article 4.[]

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.