Les Noces de Cana (7)

L'eau changée en vin, vitrail de Franz Meyer, 1920. Image : Pascal Deloche / Godong

Jésus leur dit : « Remplissez d’eau ces jarres. » Ils les rem­plirent jus­qu’au bord.

(Jn, 2, 7)

L’eau du Jourdain avait à peine séché sur la tête de Notre Seigneur qu’Il s’était reti­ré, conduit par l’Esprit, au désert, pour y être ten­té. Jésus, le Verbe divin, avait revê­tu l’armure de la chair, non pour res­ter oisif ou pour goû­ter les plai­sirs de sa créa­tion, mais pour lutter.

Ordonne de chan­ger ces pierres en pain… Après qua­rante jours de jeûne, le corps de cet homme devait être affa­mé. La ten­ta­tion était facile, mais elle était déjà inco­hé­rente. Comment cet ascète, s’il était le vrai Fils de Dieu, allait-​il d’abord conten­ter son corps avant de conten­ter son âme ? Satan som­mait Jésus de mettre au centre de la vie de ce grand reli­gieux, le sou­ci d’un corps affa­mé, aban­don­nant la soif éter­nel de ce Fils de se conten­ter de la Parole du Père éter­nel. La réponse du Seigneur fut immé­diate, spon­ta­née comme un prin­cipe vital, l’homme ne vit pas seule­ment de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. 

Jésus n’avait pas répon­du à la ques­tion du diable, mais il avait affir­mé qu’il était vrai homme et vrai Dieu. Et ce fai­sant, il avait affir­mé que la vraie reli­gion n’était pas sociale, si on entend par là que sa fonc­tion pri­mor­diale est de don­ner le pain maté­riel. La reli­gion de ce Fils est de don­ner la nour­ri­ture de l’âme, le pain divin. Pourtant à Cana, le Christ agi­ra dif­fé­rem­ment, il chan­ge­ra l’eau en vin pour les noces de ces pauvres époux.

Miracle de luxe, comme le diront cer­tains, qui cer­tai­ne­ment se rap­pe­laient la pre­mière réponse du Christ à Satan ? Quel inté­rêt de chan­ger l’eau en vin, d’autant plus que Notre Seigneur veille­ra à s’effacer ? Ce fut le pre­mier des signes, comme l’écrira saint Jean, par lequel Il mani­fes­ta sa gloire et ses dis­ciples crurent en Lui.

Le but d’un miracle est prin­ci­pa­le­ment de confir­mer la véri­té de celui qui enseigne et, sub­si­diai­re­ment, de mon­trer le carac­tère divin de celui qui accom­plit ce signe. Devant le miracle, il n’y a qu’une seule conclu­sion à tirer : Dieu est là. Il sanc­tionne la doc­trine en faveur de laquelle s’est pro­duit le pro­dige. Il rend témoi­gnage à celui qui l’a fait.

C’était le pre­mier signe, et saint Jean a vou­lu le rap­pe­ler, alors que les autres évan­gé­listes n’en avaient pas parlé.

La façon de don­ner, dit-​on, vaut mieux que ce que l’on donne. Ce qu’il faut admi­rer dans ce miracle, c’est moins le pro­dige lui-​même que la manière infi­ni­ment déli­cate dont Jésus l’opère. Jésus, le maître de toute la créa­tion qui com­mande à la tem­pête s’efface : Remplissez d’eau ces jarres… 

Il y avait à côté de lui six grandes jarres de plu­sieurs dizaines de litres, elles étaient vides, elles avaient ser­vi aux ablu­tions d’avant le repas. D’un regard, Il les désigne. Il suf­fit aux ser­vi­teurs de les rem­plir à ras bord : Jésus ne dira rien d’autre qu’un Puisez main­te­nant et portez-​en au maître du repas. Il ne parle pas de vin, Il n’annonce pas qu’Il va chan­ger l’eau… Il ne dira pas que le vin qu’Il vient de don­ner à cette noce en quan­ti­té est le meilleur que tous les autres vins que toute la terre don­ne­ra aux hommes. Il ne dira pas à ceux qui assistent qu’il faut croire en Lui. Il ne demande qu’une chose, que l’on fasse ce qu’Il demande.

Comme méca­ni­que­ment, les ser­vi­teurs vont s’exécuter et le miracle va se pro­duire dans le silence de leur obéis­sance. Personne ne s’en aper­ce­vra et, jusqu’à ce que le maître du repas goûte l’eau chan­gée en vin. Jésus s’est effacé.

Jean a vu la scène. Il avait sui­vi Jésus sur l’indication du Baptiste. Il avait écou­té le Maître par­ler… déjà il croyait en Lui. Il voit le Christ dévoi­ler len­te­ment, avec une telle dis­cré­tion sa divi­ni­té. Le maître du repas ne fera pas le lien, les ser­vi­teurs non plus : l’évangile ne nous dit pas qu’ils crurent mais seule­ment que ses dis­ciples, ceux qui déjà le sui­vaient, parce qu’Il était le Messie dési­gné par le bap­tiste, crurent en Lui.

Par la suite, les auteurs don­ne­ront de nom­breuses signi­fi­ca­tions spi­ri­tuelles à ce miracle. Pour l’instant, Jean et ses com­pa­gnons ont sim­ple­ment vu, et ils ont cru.

Comme ces époux qui man­quaient de vin pour leur noce, per­sonne ne conteste que les hommes ont besoin de pain. Lorsque la foule en man­que­ra cruel­le­ment au désert, le Seigneur le mul­ti­plie­ra encore, et à l’excès. Mais à Capharnaüm, il aver­ti­ra la foule qu’il n’ira pas plus loin… Vous me cher­chez… parce que vous avez man­gé du pain et que vous avez été ras­sa­siés. Cherchez non la nour­ri­ture qui périt mais celle qui sub­siste jusqu’à la vie éter­nelle. Mais, ici, il ne s’agit que de noces, il ne s’agit que de vin qui vient à manquer. 

Le regard scru­ta­teur de Jésus, vrai homme et vrai Dieu, dis­cerne dans la com­plexi­té de l’âme humaine, cette ten­dance fon­da­men­tale : les hommes, si fri­voles en appa­rence, sont avides d’un bon­heur sans mélange, sans limite et sans fin. Ils se jettent sur des biens éphé­mères, aspi­rant en secret à la béa­ti­tude éter­nelle. S’ils courent après des fan­tômes, des brumes éva­nes­centes, c’est qu’ils y croient y voir briller un reflet de l’infini.

Jésus a com­pris notre nature, Il l’a por­tée en Lui pour la rele­ver. Il a enten­du ce sou­pir pro­fond de l’âme qui com­pri­mée de toutes parts ici-​bas, vou­drait s’épanouir dans une vie meilleure. C’est ce vœu intime qu’Il est venu réa­li­ser. Des biens tem­po­rels, Il prend peu de sou­ci. Une seule chose importe, c’est le salut, ce sont les âmes. Mais Il connaît la vani­té de l’homme. Il faut aus­si qu’Il nous donne le moyen de l’acquérir : il faut croire en Lui, car c’est Lui qui se dévoile, car c’est Lui qui se révèle avec len­teur et pru­dence pour que notre âme apprenne à tout rece­voir et donc tout attendre de Lui.