Jésus leur dit : « Remplissez d’eau ces jarres. » Ils les remplirent jusqu’au bord.
(Jn, 2, 7)
L’eau du Jourdain avait à peine séché sur la tête de Notre Seigneur qu’Il s’était retiré, conduit par l’Esprit, au désert, pour y être tenté. Jésus, le Verbe divin, avait revêtu l’armure de la chair, non pour rester oisif ou pour goûter les plaisirs de sa création, mais pour lutter.
Ordonne de changer ces pierres en pain… Après quarante jours de jeûne, le corps de cet homme devait être affamé. La tentation était facile, mais elle était déjà incohérente. Comment cet ascète, s’il était le vrai Fils de Dieu, allait-il d’abord contenter son corps avant de contenter son âme ? Satan sommait Jésus de mettre au centre de la vie de ce grand religieux, le souci d’un corps affamé, abandonnant la soif éternel de ce Fils de se contenter de la Parole du Père éternel. La réponse du Seigneur fut immédiate, spontanée comme un principe vital, l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu.
Jésus n’avait pas répondu à la question du diable, mais il avait affirmé qu’il était vrai homme et vrai Dieu. Et ce faisant, il avait affirmé que la vraie religion n’était pas sociale, si on entend par là que sa fonction primordiale est de donner le pain matériel. La religion de ce Fils est de donner la nourriture de l’âme, le pain divin. Pourtant à Cana, le Christ agira différemment, il changera l’eau en vin pour les noces de ces pauvres époux.
Miracle de luxe, comme le diront certains, qui certainement se rappelaient la première réponse du Christ à Satan ? Quel intérêt de changer l’eau en vin, d’autant plus que Notre Seigneur veillera à s’effacer ? Ce fut le premier des signes, comme l’écrira saint Jean, par lequel Il manifesta sa gloire et ses disciples crurent en Lui.
Le but d’un miracle est principalement de confirmer la vérité de celui qui enseigne et, subsidiairement, de montrer le caractère divin de celui qui accomplit ce signe. Devant le miracle, il n’y a qu’une seule conclusion à tirer : Dieu est là. Il sanctionne la doctrine en faveur de laquelle s’est produit le prodige. Il rend témoignage à celui qui l’a fait.
C’était le premier signe, et saint Jean a voulu le rappeler, alors que les autres évangélistes n’en avaient pas parlé.
La façon de donner, dit-on, vaut mieux que ce que l’on donne. Ce qu’il faut admirer dans ce miracle, c’est moins le prodige lui-même que la manière infiniment délicate dont Jésus l’opère. Jésus, le maître de toute la création qui commande à la tempête s’efface : Remplissez d’eau ces jarres…
Il y avait à côté de lui six grandes jarres de plusieurs dizaines de litres, elles étaient vides, elles avaient servi aux ablutions d’avant le repas. D’un regard, Il les désigne. Il suffit aux serviteurs de les remplir à ras bord : Jésus ne dira rien d’autre qu’un Puisez maintenant et portez-en au maître du repas. Il ne parle pas de vin, Il n’annonce pas qu’Il va changer l’eau… Il ne dira pas que le vin qu’Il vient de donner à cette noce en quantité est le meilleur que tous les autres vins que toute la terre donnera aux hommes. Il ne dira pas à ceux qui assistent qu’il faut croire en Lui. Il ne demande qu’une chose, que l’on fasse ce qu’Il demande.
Comme mécaniquement, les serviteurs vont s’exécuter et le miracle va se produire dans le silence de leur obéissance. Personne ne s’en apercevra et, jusqu’à ce que le maître du repas goûte l’eau changée en vin. Jésus s’est effacé.
Jean a vu la scène. Il avait suivi Jésus sur l’indication du Baptiste. Il avait écouté le Maître parler… déjà il croyait en Lui. Il voit le Christ dévoiler lentement, avec une telle discrétion sa divinité. Le maître du repas ne fera pas le lien, les serviteurs non plus : l’évangile ne nous dit pas qu’ils crurent mais seulement que ses disciples, ceux qui déjà le suivaient, parce qu’Il était le Messie désigné par le baptiste, crurent en Lui.
Par la suite, les auteurs donneront de nombreuses significations spirituelles à ce miracle. Pour l’instant, Jean et ses compagnons ont simplement vu, et ils ont cru.
Comme ces époux qui manquaient de vin pour leur noce, personne ne conteste que les hommes ont besoin de pain. Lorsque la foule en manquera cruellement au désert, le Seigneur le multipliera encore, et à l’excès. Mais à Capharnaüm, il avertira la foule qu’il n’ira pas plus loin… Vous me cherchez… parce que vous avez mangé du pain et que vous avez été rassasiés. Cherchez non la nourriture qui périt mais celle qui subsiste jusqu’à la vie éternelle. Mais, ici, il ne s’agit que de noces, il ne s’agit que de vin qui vient à manquer.
Le regard scrutateur de Jésus, vrai homme et vrai Dieu, discerne dans la complexité de l’âme humaine, cette tendance fondamentale : les hommes, si frivoles en apparence, sont avides d’un bonheur sans mélange, sans limite et sans fin. Ils se jettent sur des biens éphémères, aspirant en secret à la béatitude éternelle. S’ils courent après des fantômes, des brumes évanescentes, c’est qu’ils y croient y voir briller un reflet de l’infini.
Jésus a compris notre nature, Il l’a portée en Lui pour la relever. Il a entendu ce soupir profond de l’âme qui comprimée de toutes parts ici-bas, voudrait s’épanouir dans une vie meilleure. C’est ce vœu intime qu’Il est venu réaliser. Des biens temporels, Il prend peu de souci. Une seule chose importe, c’est le salut, ce sont les âmes. Mais Il connaît la vanité de l’homme. Il faut aussi qu’Il nous donne le moyen de l’acquérir : il faut croire en Lui, car c’est Lui qui se dévoile, car c’est Lui qui se révèle avec lenteur et prudence pour que notre âme apprenne à tout recevoir et donc tout attendre de Lui.