Pour le meilleur et pour le pire

Les évè­ne­ments qu’ont tra­ver­sé les jésuites sont bien à leur image : hors normes.

La Compagnie de Jésus, recon­nue par Rome en 1540, a dès le début connu une ascen­sion ful­gu­rante tant par le nombre de ses membres que par son influence : ce fut un « siècle d’or » jus­qu’en 1640.

La période dorée (1540–1640)

En 1556, à la mort de saint Ignace, la socié­té compte mille membres, ce qui est déjà un exploit. Cent ans plus tard, ils étaient 15 000 avec 550 fon­da­tions. Les jésuites, sur­nom qui leur fut rapi­de­ment attri­bué puis­qu’il existe dès 1545, ont fait des jaloux dans le cler­gé car ils étaient par­tout, et se pla­çaient sur­tout au plus près du pou­voir. Ils étaient ain­si deve­nus les confes­seurs des sou­ve­rains catho­liques, pre­nant le relai des domi­ni­cains en France, tel le père Lachaise qui a don­né le nom du grand cime­tière pari­sien. Par l’é­du­ca­tion des élites, ils touchent tous les déci­deurs de l’é­poque. Un col­lège est ouvert à Rome dès 1551 et l’an­née sui­vante plus de 10 autres sont construits, si bien qu’en 1749 ils en auront créé 649, enca­drés par 15 000 pro­fes­seurs membres de la Compagnie. Les jésuites sont éga­le­ment puis­sants par leur rayon­ne­ment mon­dial, car ils ont été dès le début des mis­sion­naires hors pairs, soit dans les terres récem­ment tou­chées par le pro­tes­tan­tisme qu’ils ramènent à la foi, soit dans les nou­veaux pays mis en valeur à l’é­poque grâce aux pro­grès de la navi­ga­tion : Amérique, Indes, Afrique… Admirons un tableau un peu plus détaillé.

Le caractère propre de la Compagnie

L’organisation de cette socié­té reli­gieuse est basée sur les consti­tu­tions pré­pa­rées par saint Ignace et res­tées inchan­gées jus­qu’en 1965. La Compagnie de Jésus est diri­gée par un supé­rieur géné­ral, dit cou­ram­ment le géné­ral des Jésuites et sur­nom­mé le « pape noir », en rai­son de la cou­leur de sa sou­tane. En effet, comme tout jésuite, il ne doit pas se dis­tin­guer du cler­gé par son habit. Cet homme est élu à vie, nomme les supé­rieurs pro­vin­ciaux et détient une sorte de pou­voir abso­lu sur ses membres. Seule ins­tance qui le contrôle, la « congré­ga­tion géné­rale » est une assem­blée de supé­rieurs qui se réunit irré­gu­liè­re­ment, véri­fie l’ad­mi­nis­tra­tion de l’ins­ti­tu­tion et pro­pose le nou­veau supé­rieur général.

La devise de la com­pa­gnie « Pour une plus grande gloire de Dieu », résu­mée par ses ini­tiales latines A.M.D.G., exprime un esprit de dona­tion des reli­gieux avec l’in­ten­tion de ser­vir de manière à la fois ambi­tieuse et très réa­liste l’Église et le Pape. Les jésuites ont une très longue for­ma­tion, exi­geante à la fois au niveau intel­lec­tuel et pra­tique. Après deux ans de novi­ciat où il émet ses pre­miers vœux, le reli­gieux doit ensuite enchaî­ner 3 ans de phi­lo­so­phie et de science, puis deux ans d’ac­ti­vi­té apos­to­lique, sui­vis de 4 à 5 ans de théo­lo­gie avant de rece­voir le sacer­doce. Mais ce n’est pas ter­mi­né ! Après quelques années d’ac­ti­vi­té apos­to­lique, chaque jésuite ajoute une année de for­ma­tion spi­ri­tuelle pour enfin faire sa pro­fes­sion reli­gieuse défi­ni­tive, carac­té­ri­sée par l’a­jout aux 3 vœux clas­siques du vœu d’o­béis­sance au Pape. Ce der­nier point, addi­tion­né à un esprit d’o­béis­sance sans faille, fait de la com­pa­gnie une armée dis­ci­pli­née d’une incom­pa­rable puis­sance aux mains des Souverains Pontifes. Par leur for­ma­tion, leur sélec­tion, leur esprit de don total, leur ver­tu et leur esprit de corps, ils feront des mer­veilles pour la plus grande gloire de l’Église. Les jésuites consi­dèrent eux-​mêmes que leur véri­table âge d’or a débu­té en 1581 par l’ar­ri­vée d’un nou­veau jeune géné­ral de 37 ans, Claude Acquaviva, qui res­te­ra au pou­voir pen­dant 34 ans. Il impo­se­ra saint Thomas d’Aquin et Aristote dans les études, répan­dra les Exercices spi­ri­tuels hors de la Compagnie, ordon­ne­ra des carac­tères très spé­ci­fiques comme le rap­port entre la grâce et la liber­té. Grâce à lui, les membres passent de 5000 en 1581 à plus de 13 000 en 1615.

La reconquête face aux protestants

Dès leur créa­tion, les pré­di­ca­teurs jésuites sont envoyés dans toute l’Europe. Leur but : convaincre les âmes hési­tantes, ou de recon­ver­tir les âmes tom­bées dans l’hé­ré­sie, dans ces temps où le pro­tes­tan­tisme se déve­loppe dans toute l’Europe. Ainsi, saint Pierre Canisius obtient de très nom­breux suc­cès dans tout l’empire ger­ma­nique car des villes et des régions entières retournent en masse au catho­li­cisme. Par leur for­ma­tion, les jésuites ont réponse à toutes les objec­tions de la reli­gion pré­ten­du­ment réfor­mée et ils pro­posent par leurs mœurs la véri­table réforme de l’Église et sur­tout des hommes d’Église. Les théo­lo­giens de la Compagnie auront éga­le­ment un rôle capi­tal dans la réa­li­sa­tion du Concile de Trente. Citons ain­si les très com­pé­tents pères Jacques Lainez, géné­ral de l’ordre, et Salmeron, qui œuvre­ront pour défi­nir clai­re­ment et pré­ci­sé­ment la réponse catho­lique du mou­ve­ment dit de Contre-​Réforme face aux erre­ments pro­po­sés par les luthé­riens, cal­vi­nistes ou autres.

L’enseignement et la science

Très rapi­de­ment, les col­lèges jésuites vont se mul­ti­plier dans l’Europe et dans le monde, atti­rant l’é­lite par une édu­ca­tion laïque, au sens où les élèves ne sont pas des­ti­nés à la car­rière ecclé­sias­tique. Leur pre­mière mai­son de for­ma­tion est fon­dée en 1548 à Messine, en Sicile, et 8 ans plus tard, à la mort du fon­da­teur saint Ignace, les jésuites dirigent 45 col­lèges. En 1580, on peut en comp­ter 14 en France alors qu’ils sont venus dans notre pays qu’en 1562. Vers 1740, outre les col­lèges, la socié­té mène 24 uni­ver­si­tés et plus de 200 sémi­naires ou mai­sons d’é­tude. Leur méthode, assez stricte, est pro­gres­si­ve­ment résu­mée en une charte dénom­mée le « ratio stu­dio­rum ». L’éducation jésuite insiste sur la culture géné­rale et veut un cycle com­plet, en sciences ou dans les huma­ni­tés, si bien qu’ils accom­pagnent le mou­ve­ment huma­niste à leur manière, fai­sant sou­vent preuve d’a­van­cées éton­nantes pour leur époque. Ce mou­ve­ment d’é­du­ca­tion est mon­dial, on peut ain­si rela­ter les uni­ver­si­tés amé­ri­caines comme Georgetown aux États-​Unis ou Cordoba en Argentine.

Au niveau scien­ti­fique, les jésuites sont des som­mi­tés qui font avan­cer la connais­sance d’une manière spec­ta­cu­laire. Par exemple, en astro­no­mie, le père Scheiner découvre les taches solaires, le père Grassi s’op­pose avec de lourds argu­ments à Galilée sur cer­taines décou­vertes. Ce der­nier appré­cie­ra d’ailleurs le car­di­nal Jésuite saint Robert Bellarmin lors de son pre­mier pro­cès en 1616. Notons que les astro­nomes de la Compagnie s’op­posent dès le début aux théo­ries du cha­noine Copernic et évo­lue­ront ensuite. Les Jésuites forment dans toutes les dis­ci­plines de véri­tables spé­cia­listes, des mathé­ma­tiques à l’his­toire, de l’eth­no­lo­gie à l’as­tro­no­mie. Ceci est dû à leur for­ma­tion qui cherche à lier foi et rai­son, en res­pec­tant la vision que pro­po­sait l’Église avant la crise pro­tes­tante. Ils suivent donc Aristote dans la phy­sique ou Cicéron dans le style, et cherchent à res­tau­rer les gran­deurs de l’an­ti­qui­té sans son aspect païen. Cet élé­ment pour­ra ensuite être quel­que­fois mal per­çu, notam­ment dans la France à ten­dance jan­sé­niste du XVIIe.

Les missions

Commençons par rela­ter l’as­pect oublié mais si impor­tant des mis­sions de cam­pagne en Europe, éga­le­ment dénom­mées « mis­sions inté­rieures ». Les jésuites y sont mis de côté dans l’his­toire car d’autres ordres ont pu les mettre dans l’ombre, mais on ne peut que saluer l’ef­fi­ca­ci­té, dans notre seul pays, d’un Julien Maunoir en Bretagne (1606–1683) ou d’un saint Jean François Régis (1597–1640) dans le Sud-​Est. Au niveau inter­na­tio­nal, les jésuites sont cepen­dant imbat­tables car ils sont dès le début sur tous les conti­nents. Même en Europe ils sont d’in­tré­pides mis­sion­naires, notam­ment dans l’Angleterre éli­sa­bé­thaine où les pères jouent au chat et à la sou­ris avec la police pour conti­nuer à don­ner les sacre­ments. Ils offri­ront de nom­breux mar­tyrs, comme Edmond Campion, qui, après avoir été copieu­se­ment tor­tu­ré à la tour de Londres et inter­ro­gé par la reine en per­sonne, fut « pen­du, traî­né et équar­ri » en 1581. En Asie, si l’é­po­pée de saint François Xavier est connue de tous, n’ou­blions pas ses suc­ces­seurs : les mar­tyrs japo­nais de Nagasaki, ou le mécon­nu saint Robert Nobili en Inde. N’oublions pas les pré­di­ca­teurs de la Chine, avec Matteo Ricci, ce sur­doué qui, arri­vé dans ce pays en 1583, fut accueilli à la cour de l’empereur comme un grand savant et répan­dit la bonne nou­velle. N’oublions pas tous ces pion­niers comme Alexandre de Rhodes qui a créé l’ac­tuel alpha­bet viet­na­mien en 1623, les mis­sion­naires Grueber et Dorville qui atteignent Lhassa, la capi­tale tibé­taine, en 1661… Et tous les incon­nus ! Sans les per­sé­cu­tions et le ren­fer­me­ment de ces pays, les semences de chré­tien­tés dépo­sées par ces héros auraient dû engen­drer d’a­bon­dantes mois­sons d’âmes chrétiennes.

Les pre­miers mis­sion­naires à abor­der le Japon

En Amérique, si les domi­ni­cains et les fran­cis­cains étaient déjà actifs, les jésuites ont eu un rôle capi­tal, spé­cia­le­ment en Amérique latine. Ils ont pu s’ins­tal­ler au Pérou dès 1566, et au Mexique en 1572. La com­pa­gnie a pu par­ti­cu­liè­re­ment se faire connaître par son sys­tème de « réduc­tions » (redu­cere signi­fiant ras­sem­bler en latin) qui vise à séden­ta­ri­ser les groupes d’in­diens sans qu’ils soient exploi­tés, tout en assu­rant une vie com­mune qui les mène au salut. Le film « Mission » a pu créer une « légende dorée » des jésuites dans le monde moderne, mais leur tra­vail fut une réa­li­té qui a pu tou­cher les indiens Mojos, chi­qui­tos et sur­tout gua­ra­nis, pour qui la pre­mière réduc­tion a été créée en 1609. Au Brésil et au Paraguay, ces réduc­tions vont subir la répro­ba­tion des auto­ri­tés poli­tiques et devoir fer­mer en 1767. En Amérique du Nord, les pères jésuites ont mar­qué dura­ble­ment les tri­bus indiennes, notam­ment en Nouvelle France, et, fait sou­vent mécon­nu, les mis­sion­naires conti­nue­ront à consti­tuer de véri­tables « réduc­tions » encore au milieu du XIXe. La « conquête de l’Ouest » et la ruée vers l’or, avec l’ar­ri­vée de mul­tiples aven­tu­riers sans scru­pules, va hélas déclen­cher les guerres indiennes et réduire à néant tous leurs efforts. En Afrique, l’a­pos­to­lat des jésuites est moins connu, mais n’ou­blions pas la conver­sion des peuples du Congo ou des colo­nies por­tu­gaises, comme au Mozambique ou en Angola, dont l’ac­tuelle capi­tale Luanda a béné­fi­cié d’un col­lège dès 1574, soit à la même période que les pre­miers col­lèges fran­çais ! Enfin, une ten­ta­tive de conver­sion fut ten­tée dans le royaume chré­tien schis­ma­tique d’Éthiopie, sans succès.

L’apogée avant la dissolution (1640–1773)

Les jésuites s’at­tirent à force de nom­breux enne­mis, car la puis­sance mul­ti­plie les jaloux. Une mau­vaise répu­ta­tion leur est don­née suite à la publi­ca­tion men­son­gère en 1614 d’un ancien jésuite polo­nais qui a été chas­sé, et se venge en par­lant des pseudos-​secrets des jésuites et de leurs four­be­ries. En France, les milieux gal­li­cans ne sup­portent pas leur sou­tien incon­di­tion­nel au Pape. Plusieurs contro­verses théo­riques impor­tantes vont oppo­ser la Compagnie de Jésus aux XVIIe et XVIIIe. En pre­mier lieu, face au clan jan­sé­niste et sa concep­tion fata­liste, les jésuites vont défendre la liber­té humaine. Ils vont mal­heu­reu­se­ment aller trop loin par la théo­rie du jésuite Molina en 1588, qui res­treint trop le rôle de la grâce. Rome condam­ne­ra cepen­dant les jan­sé­nistes en 1713. Auparavant, Pascal repro­che­ra aux jésuites leur laxisme moral dans ses Provinciales, si bien qu’ils ont eu une répu­ta­tion de « casuistes », de confes­seur trop cou­lant. Reconnaissons que Rome a dû condam­ner cer­taines pro­po­si­tions morales jésuites au XVIIe, mais ajou­tons qu’en­suite Voltaire, qui, comme tous les « phi­lo­sophes », pas­se­ra son temps à détruire les jésuites dans ses écrits publics, leur a ren­du un dis­cret hom­mage dans ses lettres pri­vées puisque ceux-​ci l’ont for­mé dans leur col­lège pari­sien de Louis-​le Grand. Il écrit ain­si : «…, est-​ce par la satire ingé­nieuse des Lettres pro­vin­ciales que l’on doit juger de leur morale ? C’est assu­ré­ment par Bourdaloue…, par leurs mis­sion­naires. Rien de plus contra­dic­toire que d’ac­cu­ser de morale relâ­chée des hommes qui mènent en Europe la vie la plus dure et qui vont cher­cher la mort au bout de l’Asie et de l’Amérique. » Voltaire avait un véri­table culte pour ses anciens pro­fes­seurs, sur­tout pour le père Porée, mais il ne fal­lait sur­tout pas que cela se sache.

Au XVIIIe, Le père Lavalette a por­té un coup à la répu­ta­tion de la Compagnie. Ce pro­vin­cial de la Martinique avait fait de juteuses affaires mari­times puis fit faillite en 1760, la Compagnie refu­sant de payer ses dettes. Ce fut un magni­fique pré­texte pour la cour de Louis XV et tous les intri­gants du par­le­ment de Paris de sup­pri­mer en France la com­pa­gnie en 1762. En effet, depuis sa créa­tion en 1717, la Franc-​Maçonnerie s’im­pose dans les cours euro­péennes et veut écra­ser cette armée papale qui limite leur pou­voir. Les condam­na­tions poli­tiques se mul­ti­plient dans toute l’Europe jus­qu’en 1773 où le Pape Clément XIV se sent obli­gé de sup­pri­mer la Compagnie, tant la pres­sion est forte. Il y avait 23 000 jésuites, 700 col­lèges, 300 mis­sions… Triste déci­sion ! Beaucoup de pères devien­dront sécu­liers, et accueille­ront avec leur obéis­sance légen­daire le décret du Pape à qui ils s’é­taient comme consa­crés. Ils feront en silence leur tra­ver­sée du désert. La Russie et la Prusse pro­fitent de l’oc­ca­sion pour accueillir beau­coup de membres, qui répandent ain­si leur science dans ces pays non catholiques.

La reconstruction (1814–1880)

Suite à la fin de l’é­po­pée napo­léo­nienne et à la res­tau­ra­tion des monar­chies euro­péennes, le pape Pie VII res­taure offi­ciel­le­ment la com­pa­gnie, avec quelques cen­taines de membres actifs. En forte crois­sance lors de la seconde moi­tié du XIXe, on compte en France 1514 pères Jésuites diri­geants 46 éta­blis­se­ments en 1878. Ce n’est qu’un court répit car, en 1880 ils sont à nou­veau ban­nis du pays, suite aux lois contre les congré­ga­tions reli­gieuses de Jules Ferry. C’est à nou­veau l’exil ! Les jésuites fondent notam­ment leur mai­son de for­ma­tion à Jersey.

La série de lois de 1880, puis de 1901 à 1904 est une gigan­tesque chasse à « l’homme qui a fait des vœux », telle est la gloire des pré­ten­dus pro­tec­teurs des liber­tés fon­da­men­tales… Remarquons que l’ac­ti­vi­té de la Societas Jesu fut inter­dite léga­le­ment jus­qu’en 1956 en Norvège, 1973 en Suisse, et l’est encore actuel­le­ment en Ecosse selon une loi de 1689 : heu­reu­se­ment que les pro­tes­tants donnent des leçons de tolé­rance aux catho­liques ! Les jésuites conti­nuent alors leur tra­vail en insis­tant sur les mis­sions. Voilà l’é­po­pée de cet ordre qui jus­qu’à cette époque a sans cesse sou­te­nu fidè­le­ment le Saint Siège face à tout type d’adversités.

Les jésuites modernes

Après tous ces siècles de com­bat pour la foi et de vies ver­tueuses recon­nues, il faut recon­naître que le ver va entrer dans le fruit. Après avoir été des modèles d’o­béis­sance, les jésuites du XXe seront per­çus comme l’ordre reli­gieux à la pointe de la nou­veau­té, ayant éva­cué et com­bat­tu tout ce que leurs anciens ont défen­du avec acharnement.

Un vent de moder­nisme va souf­fler sur l’Église fin XIXe. Et si la France connaît bien le prêtre apos­tat Alfred Loisy, qui y fut le chantre de cette héré­sie des­truc­trice, il est bon de ne pas mécon­naître le père George Tyrrel, SJ. (1861–1909) qui sui­vit la même voie. Cet irlan­dais conver­ti du cal­vi­nisme rejette la sco­las­tique et affirme le plus pur moder­nisme condam­né par saint Pie X : la phi­lo­so­phie est celle de l’ac­tion (Blondel) et non de l’être (saint Thomas d’Aquin), la foi est une expé­rience qu’il faut inter­pré­ter en terme d’é­vo­lu­tion. Si Tyrrel est chas­sé de l’ordre et excom­mu­nié, il com­mence à mar­quer les esprits, sur­tout en France, où ce cou­rant se déve­loppe d’une manière sou­ter­raine, et tout spé­cia­le­ment dans les mai­sons de for­ma­tion jésuites. Ainsi, dans les années 20, voit le jour un groupe de jeunes jésuites fran­çais, La Pensée, dont les membres pro­fitent de leurs loi­sirs pour par­ler des phi­lo­sophes les plus pro­gres­sistes de la com­pa­gnie. La ten­ta­tive de leurs supé­rieurs de les sépa­rer échoue dans les années 30. Le mal pro­gresse si bien que dans les années 40 le Pape Pie XII en per­sonne apprend les dégâts des nou­velles théo­ries, qui viennent à reje­ter entre autres le péché ori­gi­nel, la divi­ni­té de Jésus, la pri­mau­té du Pape. Deux ency­cliques ne seront alors pas de trop pour condam­ner expli­ci­te­ment les erreurs sans nom­mer les auteurs : Mediator Dei en 1947, sur la litur­gie et sur­tout Humani Generis en 1950.

En cou­lisse de ces docu­ments romains qui tentent de remettre de l’ordre, c’est toute une guerre de théo­lo­giens qui se déploie, où l’on voit la hié­rar­chie ten­ter de limi­ter l’ex­plo­sion du can­cer néo-​moderniste. C’est ain­si que le trio jésuite des pères Daniélou, de l’ins­ti­tut Catholique de Paris, de Lubac, et Bouillard de Lyon (soit à la facul­té, soit à Fourvière), sont atta­qués par le domi­ni­cain tho­miste Garrigou-​Lagrange repré­sen­tant l’au­to­ri­té. Remarquons que ce n’est pas une guerre ran­gée des jésuites contre les domi­ni­cains, mais des supé­rieurs contre les jeunes nova­teurs, puisque les domi­ni­cains moder­nistes sont actifs, comme les pères Chenu et Congar. Quelques jésuites essaient de repous­ser la nou­veau­té, comme le père Charles Boyer, mais ce sera sur­tout la hié­rar­chie de la Compagnie, au début aveugle et impuis­sante, qui écar­te­ra pour un temps les dan­ge­reux héré­siarques par la force des ency­cliques papales. Pie XII fera un der­nier dis­cours mus­clé en 1957, à l’as­sem­blée des supé­rieurs des jésuites, afin de les mettre en garde contre les dévia­tions : Il mou­rut un an plus tard…

Il faut mettre à part le cas du célèbre père Pierre Teilhard de Chardin S.J., qui pro­po­sa en maints ouvrages la fusion du chris­tia­nisme et de l’é­vo­lu­tion­nisme. Ce paléon­to­logue qui connais­sait bien la Chine, reçut avec éton­ne­ment une sorte de pla­cet de la part de sa hié­rar­chie pour en faire une réfé­rence tant phi­lo­so­phique que théo­lo­gique. Pourtant, le nonce de Paris, qui n’é­tait autre que Mgr Roncalli, futur Jean XXIII, avait dénon­cé dans les années 40 les erre­ments du théo­lo­gien fran­çais. Plus tard, il sera mis de côté mais le mal sera fait et ses idées res­te­ront une réfé­rence pour la jeunesse.

Le basculement officiel dans la praxis moderniste

Outre cette évo­lu­tion vers la pen­sée moder­niste, trois autres élé­ments vont inter­ve­nir pour faire bas­cu­ler la Compagnie d’une posi­tion de défense de la pen­sée catho­lique à la révo­lu­tion moderne en marche. Nommons tout d’a­bord, la convo­ca­tion du Concile Vatican II en 1959 qui va ouvrir les vannes du chan­ge­ment, sur­tout après le « coup d’é­tat » des nova­teurs des pays rhé­nans. Dès l’ou­ver­ture du concile en 1962, ils remettent tota­le­ment en cause les sché­mas pré­vus à l’o­ri­gine et imposent leurs dis­cus­sions. En second point, le nou­veau « pape noir », nom­mé en 1965, Pedro Arrupe, est un nova­teur qui va faire ces­ser les coups de vis de la hié­rar­chie jésuite contre les modernes et va rapi­de­ment tout faire pour chan­ger l’es­prit de l’ordre de fond en comble. En troi­sième point, l’ap­pa­ri­tion de la Théologie de la Libération, qui est sur­tout une créa­tion des jésuites sud-​américains, puis­sants et nom­breux, et dont le virage « à gauche » va don­ner le ton à toute la compagnie.

Il n’est pas néces­saire de déve­lop­per le thème du Concile Vatican II, si sou­vent abor­dé mais tou­jours à connaître par les bons livres de votre biblio­thèque, cher lec­teur. Notons sim­ple­ment qu’aux pères déjà cités dans les para­graphes pré­cé­dents, qui devinrent tous « experts » après leur exil des années 50, il fau­drait ajou­ter notam­ment les jésuites alle­mands Karl Rahner et Augustin Bea. Le pre­mier sera le plus effi­cace des des­truc­teurs dans l’au­la conci­liaire, en tant que théo­lo­gien offi­cieux des évêques de langue alle­mande. Le père Congar avoua lui-​même que son influence sur le concile fut « énorme. Le cli­mat devint : Rahner le dit, donc c’est vrai ». Le puis­sant car­di­nal Bea devint un chantre de l’œ­cu­mé­nisme et s’op­po­sa direc­te­ment au car­di­nal Ottaviani sur ce sujet. L’américain John Courtnay Murray S.J., sera quant-​à-​lui un pro­ta­go­niste essen­tiel du texte sur la liber­té reli­gieuse de 1965, Dignitatis huma­nae. Les jésuites ont donc été au cœur de la manœuvre de dévia­tion au cours de Vatican II. Le père Pedro Arrupe, qui va rem­pla­cer le père Janssens en mai 1965, hérite d’une socié­té de Jésus à son som­met au niveau sta­tis­tique, avec 36 000 membres, contre 28 000 en 1946 : l’Église était donc bien en recon­quête avant Vatican II ! Un quart des pères vivent alors en Amérique du Nord. Non seule­ment les chiffres vont fondre, mais sur­tout Arrupe va détruire l’es­prit Jésuite conser­va­teur, qui ne sera main­te­nu que par une mino­ri­té. Les Jésuites sont actuel­le­ment moins de 16 000 membres dans le monde.

Exemple de nou­veau­té, le géné­ral Arrupe édite en 1978 une lettre sur l’in­cul­tu­ra­tion qui reflète sa pen­sée. Y est pro­po­sée une totale adap­ta­tion à la culture d’ac­cueil. Ainsi, des danses tra­di­tion­nelles sont intro­duites durant l’of­fer­toire de la messe en Indonésie et des sacri­fices de buffles lors de grandes céré­mo­nies. Bref, on ne chris­tia­nise pas des cultures locales, c’est le chris­tia­nisme qui est étouf­fé dans les par­ti­cu­la­rismes cultu­rels. Quand Arrupe parle de conver­sion aux membres de sa socié­té, c’est pour être des agents du chan­ge­ment pour se conver­tir contre la socié­té de consom­ma­tion et tous ceux qui s’en­ri­chissent injus­te­ment. En Amérique latine, il pousse la Compagnie à prendre sa part dans la lutte sociale et à s’en­ga­ger en faveur des pauvres, il sera donc un sou­tien sans faille à la Théologie de la Libération. Paul VI a essayé en vain de limi­ter cette désa­gré­ga­tion. Jean-​Paul II, qui connais­sait les consé­quences du mar­xisme, le désa­voue­ra presque offi­ciel­le­ment, et cher­che­ra à redres­ser la com­pa­gnie suite à l’AVC qui met­tra Arrupe en inca­pa­ci­té de conti­nuer ses fonc­tions. Le pape polo­nais enver­ra alors un délé­gué qui aura plein pou­voir sur la Compagnie, contre l’ha­bi­tude des jésuites, l’i­ta­lien Paolo Dezza. Mais celui-​ci ne par­vien­dra pas à réus­sir à rame­ner la mino­ri­té des jésuites conser­va­teurs au pouvoir.

Le père Malachi Martin, un jésuite qui se pré­sente comme assez tra­di­tion­nel, parle avec délice d’une dis­crète réunion ras­sem­blant les plus hauts chefs du Vatican, ayant eu lieu au prin­temps 1981, où Jean-​Paul II a failli prendre la déci­sion de la dis­so­lu­tion de la Compagnie, réité­rant l’acte de 1773, mais pour des motifs très dif­fé­rents. Les jésuites avaient comme allié le Cardinal Casaroli, secré­taire d’État, c’est-​à-​dire le ministre des affaires étran­gères du Vatican. Celui-​ci rap­pe­la avec insis­tance au Pape l’ac­cord dit de Metz, signé avec les sovié­tiques juste avant Vatican II, de ne pas les condam­ner. La Compagnie ne fut fina­le­ment que mena­cée par le Souverain Pontife. Le 13 mai, soit 3 semaines après cette confé­rence secrète, Ali Agça tira sur Jean-​Paul II, qui fut diri­gé « par erreur » vers l’hô­pi­tal public plu­tôt que son uni­té hos­pi­ta­lière réser­vée, et qui reçut une trans­fu­sion san­guine infec­tée, ce qui lui pro­vo­qua en outre une hépa­tite grave. On ne sut jamais offi­ciel­le­ment tous les des­sous de cette affaire où tout sem­blait réuni pour se débar­ras­ser rapi­de­ment d’un pape gênant et poli­ti­que­ment oppo­sé à l’Est. Une fois remis, le pape fit un voyage mémo­rable au Nicaragua, en vue de res­tau­rer la dis­ci­pline des Jésuites dont cer­tains étaient des ministres du gou­ver­ne­ment. Ce fut un fias­co, le pire de tous les voyages jamais entre­pris par le pon­tife polo­nais, qui fut comme étouf­fé par la pro­pa­gande sandiniste.

Depuis, les jésuites ont conti­nué leur ligne révo­lu­tion­naire, même si Jean-​Paul II et Benoit XVI avaient écar­té la théo­lo­gie de la Libération. Depuis le Pape François, cette der­nière ligne a non seule­ment retrou­vé son rang dans l’Église, mais elle est encou­ra­gée au nom de « l’op­tion pré­fé­ren­tielle pour les pauvres » qui a été théo­ri­sée durant Vatican II. Rappelons que le Pape François est per­son­nel­le­ment pour la « théo­lo­gie du peuple », une sorte de croi­se­ment de la Théologie de la libé­ra­tion et de la doc­trine sociale de l’Église assai­son­né d’une forte sauce péro­niste. Le der­nier Pape étant Jésuite, la Compagnie est reve­nue au centre de l’Église et sa revue, la Civiltà Cattolica est une voix incon­tour­nable. L’actuel supé­rieur géné­ral des Jésuites est le véné­zué­lien Arturo Soza. Il a été élu en 2016 et, en tant que sud-​américain, ne va pas chan­ger la ten­dance favo­ri­sant le mar­xisme dans la Compagnie de Jésus.

En France, même si les jésuites sont peu nom­breux, à tel point que La Croix a écrit en 2017 qu’ils ris­quaient de dis­pa­raître et que la Province de France a fusion­né avec la Belgique fran­co­phone, ils sont puis­sants par leur influence. Ils rayonnent par leurs centres spi­ri­tuels et les fameux Exercices, mais sur­tout par leur apos­to­lat intel­lec­tuel. Ils ont fon­dé en 1974 le Centre Sèvres, qui abrite les facul­tés jésuites pari­siennes. Le père Gaël Giraud, éco­no­miste de renom connu pour sa radi­ca­li­té éco­lo­gique, clai­re­ment situé à gauche et pré­sident d’hon­neur de l’ins­ti­tut Rousseau, a pu par exemple y sou­te­nir sa thèse. Leur revue Études compte 9000 abon­nés, le Ceras (Centre de recherche et d’ac­tions sociales) pos­sède sa propre revue Projet. Enfin, les Jésuites doivent désor­mais tra­vailler avec d’autres, comme le montre le très récent Centre Teilhard de Chardin, qui ouvre cette année à Saclay, en lien avec les évêques d’Île-​de-​France. Il existe éga­le­ment un Service Jésuite des Réfugiés, le JRS. Les jésuites de la haute hié­rar­chie de l’Église sont plus que jamais dan­ge­reux. Une des der­nières trou­vailles d’un des leurs, tout de même évêque de Luxembourg, est de remettre en cause la morale de l’Église, qui refuse le mariage des homo­sexuels, sous pré­texte que cela ne cor­res­pond plus à la socio­lo­gie actuelle… Voilà tout-​à-​fait leur men­ta­li­té : éva­cuer la doc­trine de tou­jours, basée ici sur des phrases expli­cites de Saint Paul, par une opi­nion socio­lo­gique à la mode.

Pauvre Saint Ignace ! Il doit se retour­ner dans sa tombe. Lui qui a fon­dé un ordre pour défendre l’Église de tou­jours, spé­cia­le­ment effi­cace face aux pro­tes­tants et aux ido­lâ­tries païennes, il voit le but de son œuvre tota­le­ment inversé.

Source : L’Hermine n° 63