LAB de l’ADEC n° 30 – Des esclaves consentants

Chers amis et bienfaiteurs

Les dan­gers et la noci­vi­té insi­dieuse mais bien réelle du monde numé­rique qui enva­hit, fas­cine et modi­fie le com­por­te­ment de tous les âges de la popu­la­tion sont sou­vent sous-​estimés par ceux qui ont charge d’é­du­ca­tion. L’enjeu est pour­tant de taille.

On ne peut nier qu’un usage régu­lier – pas même inten­sif – d’in­ter­net et des écrans numé­riques modi­fie en pro­fon­deur les habi­tudes de vie, la durée et la nature des loi­sirs, l’ob­jet des pré­oc­cu­pa­tions habi­tuelles de l’es­prit. Rares sont ceux qui aujourd’­hui échappent à l’emprise de cette pieuvre tentaculaire.

Qui peut dou­ter que la vie spi­ri­tuelle elle-​même n’en soit tou­chée ? L’esprit de prière et la vie de contem­pla­tion s’en trouvent inévi­ta­ble­ment dimi­nués, lésés. La vie spi­ri­tuelle a besoin de silence, de déta­che­ment, de renon­ce­ment et d’une ima­gi­na­tion mor­ti­fiée. Même si elle n’est pas une tech­nique, elle exige des condi­tions, un cadre, d’ordre natu­rel. Le silence pour les yeux lui est une condi­tion néces­saire, tout autant que le silence pour l’ouïe. Les mai­sons de prière, les églises, les monas­tères ont tou­jours été des lieux où l’on culti­vait avec soin le silence. L’âme chré­tienne, a for­tio­ri l’âme vouée à Dieu, doit être une mai­son de prière et, pour cela, évi­ter ce qui la rend esclave d’une tech­no­lo­gie qui per­turbe et excite l’imagination.

Le scin­tille­ment constant d’in­ter­net, sa varié­té infi­nie, pro­duisent une dépen­dance au chan­ge­ment et au diver­tis­se­ment. Ils habi­tuent le cer­veau à deman­der tou­jours plus de nou­veau­té, de sti­mu­li, d’ex­ci­ta­tion. La curio­si­té devient le moteur prin­ci­pal de l’a­gir d’un cer­veau qui n’est désor­mais plus dis­po­sé à réflé­chir, à syn­thé­ti­ser, à juger, à mémo­ri­ser, mais à réagir, selon des prin­cipes de plai­sir et de nouveauté.

La super­fi­cia­li­té, la paresse, l’é­goïsme, l’im­pa­tience, l’i­ras­ci­bi­li­té, l’or­gueil de pré­tendre tout savoir en quelques « clics », se déve­loppent chez les usa­gers des outils numé­riques ; sans oublier la perte du sens des conve­nances et de la poli­tesse élé­men­taire qui vou­draient que, lorsque l’on parle à quel­qu’un, on ne s’in­ter­rompe pas pour répondre immé­dia­te­ment à la moindre sol­li­ci­ta­tion de son télé­phone ou de sa messagerie.

Quant aux juge­ments de valeur que cer­tains véhi­culent dans les conver­sa­tions appau­vries qu’ils tiennent encore dans la « vraie vie », ils sont désor­mais dic­tés par les infor­ma­tions – brèves ! – par­cou­rues et mémo­ri­sées pour la durée d’une conver­sa­tion de pause-​café ou de repas. Au-​delà, tout est oublié, éva­cué, dis­sous. La mémoire, c’est désor­mais le smart­phone ou le moteur de recherche…

Les échanges ver­baux sont ain­si dic­tés par ce que l’on a aper­çu ou consul­té, par l’o­pi­nion de tous ceux qui croient que la majo­ri­té fait la véri­té, que les sen­ti­ments peuvent tenir lieu de pen­sée, que la vie sociale consiste à par­ta­ger les mêmes juge­ments ineptes sur le cours des choses, nive­lant toute réa­li­té au rang de l’in­si­gni­fiance et du renou­ve­lable, sacra­li­sant les faits divers au détri­ment du doc­tri­nal ou du phi­lo­so­phique, réper­cu­tant sans juge­ment l’o­pi­nion de ceux qui ont renon­cé à pen­ser aude­là de 140 signes…

L’avenir de l’in­tel­li­gence, pour reprendre une for­mule célèbre, est plu­tôt sombre puis­qu’on lui impose non seule­ment le rela­ti­visme et le sub­jec­ti­visme comme cadres phi­lo­so­phiques, mais sur­tout son rem­pla­ce­ment par la machine qui vient s’in­crus­ter dans les moindres inter­stices de la vie intel­lec­tuelle, pour en assu­mer la plus grande part.

Si la plu­part des ado­les­cents n’en­vi­sagent même plus la pos­si­bi­li­té de pou­voir vivre une jour­née sans leur smart­phone, car leur vie est connec­tée à de nom­breux réseaux sociaux, bien des adultes en sont réduits à pen­ser qu’un usage rai­son­nable du numé­rique les fera échap­per à la dérive que nous men­tion­nons. Pour être sûr que cet « usage rai­son­nable » de la tech­nique soit pos­sible, il res­te­ra à prou­ver que l’u­ti­li­sa­teur est encore capable de domi­ner l’u­ti­li­sa­tion de la machine et non l’in­verse, qu’il vou­dra bien s’en pas­ser, dès lors que demeurent à sa dis­po­si­tion les moyens « antiques » qui déve­lop­paient les poten­tia­li­tés de l’in­tel­li­gence humaine. Ce n’est pas impos­sible. Mais cela est deve­nu très dif­fi­cile pour beau­coup. Clercs et laïcs, beau­coup en sont déjà esclaves, avec les meilleures inten­tions du monde et la tran­quilli­té de conscience de celui qui est sûr de bien faire… puisque tout le monde le fait.

Un test pour­rait ser­vir d’a­ver­tis­se­ment et de repère : 1) Combien de fois par heure, par jour ou par semaine je consulte inter­net ou ma mes­sa­ge­rie élec­tro­nique ? 2) Combien de temps je passe sur ces outils ? 3) Combien de fois aurais-​je pu me dis­pen­ser de le faire ? 4) Combien de livres sérieux je lis par mois ? 5) Combien de temps je passe, par jour, à prier Dieu et la Vierge Marie ?

La peur de paraître réac­tion­naire, rin­gard ou laissé-​pour-​compte, mais sur­tout l’ad­dic­tion contrac­tée par l’u­sage régu­lier des machines, empêchent bien des remises en cause et bien des retours en arrière, même si cer­tains com­prennent encore que la dérive de cette vie nou­velle n’est pas la meilleure voie qui soit.

Paradoxalement, par­mi ceux qui remettent en cause et refusent la colo­ni­sa­tion des esprits par le numé­rique, beau­coup ont un idéal de vie qui n’est pas le nôtre. Mais ils ont au moins gar­dé l’i­dée ancrée en eux que la vie réelle vaut plus que le vir­tuel, que les facul­tés de pen­ser de l’homme, sa vie sociale et poli­tique sont plus pré­cieuses que le for­ma­tage tech­no­lo­gique et l’es­cla­vage de la toute-​puissance du numé­rique qui ont mis en place un tota­li­ta­risme consenti.

Qu’en sera-​t-​il de la géné­ra­tion des catho­liques tra­di­tio­na­listes à venir ?

Il faut l’in­for­mer des enjeux qui la concernent. L’avenir pro­fes­sion­nel appar­tient à ceux qui sau­ront lire, com­prendre ce qu’ils ont lu, réflé­chir, mettre en pers­pec­tive au regard de la phi­lo­so­phie et de l’his­toire, juger selon des prin­cipes vrais. C’est à eux que l’on s’a­dres­se­ra pour leur confier des emplois à res­pon­sa­bi­li­té car ils auront des com­pé­tences psy­cho­lo­giques, humaines et une vie morale deve­nues rares. L’Eglise compte aus­si sur leur géné­ro­si­té, leur fidé­li­té au com­bat doc­tri­nal, leur capa­ci­té à vivre à contre­cou­rant de la faci­li­té, leur sens du bien com­mun qui leur fera offrir leur vie à son ser­vice, si Dieu les y appelle, ou fon­der un foyer chrétien.

Parce qu’ils auront com­pris que l’es­cla­vage qu’on leur pré­pare est un piège redou­table, ce sont eux qui se sou­vien­dront que l’homme est des­ti­né au Ciel et que cette fina­li­té exige la pré­ser­va­tion de leur intel­li­gence, de leur mémoire et de leur volon­té ordon­nées à Dieu, pour que l’œuvre de la grâce croisse en eux et avec eux.

Abbé Philippe Bourrat, Directeur de l’en­sei­gne­ment du District de France de la FSSPX

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