L’illusion fatale du monde numérique

Alors que les rap­ports inter­na­tio­naux s’accumulent pour sou­li­gner l’échec glo­bal du sys­tème sco­laire fran­çais à l’école pri­maire et au col­lège, le débat sur la res­pon­sa­bi­li­té des nou­velles tech­no­lo­gies dans l’affaiblissement des niveaux sco­laires se pose et se fait plus urgent.

Le der­nier rap­port, en date du 29 novembre 2016, s’est inté­res­sé aux capa­ci­tés des élèves de CM1 et de Terminale S, en mathé­ma­tiques et en sciences. L’enquête inter­na­tio­nale Timss (Trends in International Mathematics and Science Study), révèle Le Monde, pointe du doigt la fai­blesse des Français : « Les 4 870 élèves de l’échantillon fran­çais ont obte­nu un score moyen de 488 points en mathé­ma­tiques et de 487 points en sciences. C’est en deçà de la moyenne inter­na­tio­nale (500) et euro­péenne (525) [1]. » Des résul­tats qu’il peut être utile de rela­ti­vi­ser, les pro­grammes n’étant pas iden­tiques d’un pays à l’autre. Mais le détail des tests pro­po­sés aux élèves de CM1 laisse son­geur : « Donnez-​leur une suite chif­frée, « 6, 13, 20, 27… » ; demandez-​leur de la pour­suivre, ils sont seule­ment 59 % à avoir su répondre « 34 ». Ils sèchent encore plus sur les frac­tions : 15 % sont capables d’identifier, par­mi quatre camem­berts décou­pés en parts, celui cor­res­pon­dant à la frac­tion « 3/​8 ». En sciences, 53 % par­viennent à iden­ti­fier, sur des images, un canard et une gre­nouille comme ovi­pares et non comme mam­mi­fères. [2] »

On ne peut cepen­dant même pas se conso­ler de ces piètres résul­tats par une éven­tuelle maî­trise de la langue fran­çaise. Là encore, la chute est impres­sion­nante. La même dic­tée réa­li­sée en 1987 et en 2007 sur des mil­liers d’enfants de CM2 révèle que 46 % d’entre eux fai­saient 15 fautes et plus en 2007, contre 26 % en 1987. La solu­tion appor­tée ? Il fal­lait y pen­ser : une sim­pli­fi­ca­tion de l’orthographe datant de 1990, réac­ti­vée à grand ren­fort de publi­ci­té et de polé­miques stu­pides ! En gram­maire, les conju­gai­sons sont mas­sa­crées, les accords gram­ma­ti­caux deviennent aléa­toires. On voit dans cette dérive les consé­quences de l’abandon des appren­tis­sages sys­té­ma­tiques de ces disciplines.

Alors, à qui la faute ? Plusieurs fac­teurs se conjuguent sans doute pour expli­quer la chute du niveau sco­laire des Français. Mais la sur­con­som­ma­tion des écrans (télé­phone, réseaux sociaux, inter­net, vidéo, télé­vi­sion) est de plus en plus sou­vent mon­trée du doigt. Les alertes se mul­ti­plient venant des milieux les plus divers : médi­caux et para­mé­di­caux, ensei­gnants libres de leur parole et milieux favo­rables à une sor­tie du monde ultra­li­bé­ral et consu­mé­riste, pour une vie humaine plus res­pec­tueuse des res­sources de la pla­nète, vision de type éco­lo­giste et volon­tiers pan­théiste, qui recherche une nou­velle sagesse humaine de vie, avec ou sans dieu.

De fait, les jeunes pos­sèdent presque tous un ordi­na­teur ou y ont un accès facile à la mai­son (99% des élèves de 15 ans en 2012), sans comp­ter les télé­phones por­tables, les tablettes.

Soucieuse de pro­duire de plus en plus de consom­ma­teurs qui four­ni­ront des débou­chés aux socié­tés d’informatique, l’Education natio­nale a lan­cé un énième plan numé­rique, fai­sant le pari de don­ner une tablette à 175 000 élèves et col­lé­giens à la ren­trée de sep­tembre 2016. L’objectif annon­cé est de per­mettre à tous les élèves d’accéder aux pré­ten­dus avan­tages péda­go­giques des outils numériques.

Mais de plus en plus de cher­cheurs tirent la son­nette d’alarme. La tech­no­lo­gie induit une modi­fi­ca­tion de notre cer­veau qui sait s’adapter aux pra­tiques aux­quelles on le sou­met. L’usage régu­lier d’internet et de la com­mu­ni­ca­tion numé­rique modi­fie le cer­veau et dérègle bien des équi­libres phy­siques et psy­chiques. Pour l’écriture, par exemple, les enfants écrivent fina­le­ment beau­coup, mais mal, avec les mes­sa­ge­ries élec­tro­niques. Les abré­via­tions, les expres­sions codées du lan­gage de mes­sa­ge­rie consti­tuent un ersatz de langue et appau­vrissent la pen­sée. Les logi­ciels d’écriture réduisent la créa­ti­vi­té de la pro­duc­tion elle-​même puisqu’ils forcent le cer­veau à réagir aux sug­ges­tions pro­po­sées. On accepte ou l’on refuse le mot ou l’expression que la machine sug­gère. Cela fait appel à la par­tie du cer­veau qui gère la réac­ti­vi­té et toutes sti­mu­la­tions de la sen­si­bi­li­té, et non à celle qui crée, qui syn­thé­tise, qui fait mémo­ri­ser à long terme. On ne réflé­chit pas, on réagit. Au fond, la cor­rec­tion ortho­gra­phique du logi­ciel sup­pose, pour être effi­cace, une connais­sance préa­lable des règles ortho­gra­phiques et gram­ma­ti­cales, d’autant plus que les cor­rec­teurs inté­grés sont plus ou moins fiables. S’ils peuvent repé­rer un cer­tain nombre de fautes, ils ne font pas pour autant assi­mi­ler les règles et leur appli­ca­tion à leurs uti­li­sa­teurs. Dans les pro­grammes sco­laires d’aide des­ti­nés à amé­lio­rer l’orthographe des élèves, les exer­cices pro­po­sés pri­vi­lé­gient l’aspect ludique sur la réflexion et bloquent fina­le­ment les pro­ces­sus d’assimilation à long terme des savoirs, au pro­fit d’un jeu aléa­toire et binaire (vrai/​faux).

Passer de plus en plus d’heures devant un écran n’est donc pas sans risque. Philippe Bihouix et Karine Mauvilly viennent de publier Le désastre de l’école numé­rique – Plaidoyer pour une école sans écrans [3]. L’essai annonce la cou­leur dans son titre. Reprenant les cli­chés ser­vis par les défen­seurs de l’utilisation mas­sive des outils numé­riques, les auteurs démontrent la réa­li­té sou­vent oppo­sée, d’après des études récentes, et relèvent la fai­blesse des argu­ments qui sont avan­cés pour jus­ti­fier la poli­tique gou­ver­ne­men­tale en la matière.

La cor­ré­la­tion entre le temps d’exposition d’un enfant aux écrans et ses dif­fi­cul­tés sco­laires est mise en lumière par un cer­tain nombre d’études, sans oublier les risques sani­taires (acti­vi­té phy­sique insuf­fi­sante et risque d’obésité, som­meil per­tur­bé, troubles récur­rents de la vue, etc.) et les per­tur­ba­tions psy­chiques que l’addiction aux tech­no­lo­gies entraîne (manque de confiance en soi, stress, dépres­sion, perte de concen­tra­tion, impa­tience crois­sante, inca­pa­ci­té de lire et de com­prendre des textes de plus de vingt lignes). Enfin, l’individualisme induit par ces pra­tiques coupe du réel et fait perdre le contact avec un pro­chain en chair et en os.

Autrement dit, un enfant qui joue (sans écran !) en plein air et fré­quente d’autres enfants se por­te­ra mieux et réus­si­ra mieux que celui qui vit sans cesse connec­té. Un enfant qui observe la nature ou la réa­li­té qu’il découvre, apprend à la com­men­ter et à décrire ce qu’il voit, la trans­crit par un des­sin ou un texte, que l’on inter­roge et qui assi­mile le savoir par le dis­cours oral, se révèle plus apte à réus­sir sco­lai­re­ment que celui qui clique ou agite ses doigts à lon­gueur de temps sur un écran numérique.

Ainsi, contrai­re­ment à ce que mar­tèlent ses par­ti­sans, le numé­rique ne per­met pas de mieux apprendre. Le rap­port PISA 2015 (Programme International pour le Suivi des Acquis des élèves) de l’OCDE est for­mel : « En moyenne, au cours des 10 der­nières années, les pays qui ont consen­ti d’im­por­tants inves­tis­se­ments dans les tech­no­lo­gies de l’in­for­ma­tion et de la com­mu­ni­ca­tion dans le domaine de l’é­du­ca­tion n’ont enre­gis­tré aucune amé­lio­ra­tion notable des résul­tats de leurs élèves en com­pré­hen­sion de l’é­crit, en mathé­ma­tiques et en sciences. » Les capa­ci­tés de com­pré­hen­sion d’un enfant face à lec­ture d’un texte et même la qua­li­té d’utilisation de sa navi­ga­tion sur inter­net sont inver­se­ment pro­por­tion­nelles à la fré­quence de l’utilisation de l’ordinateur à l’école.

Même si d’autres fac­teurs entrent en ligne de compte pour la réus­site sco­laire d’un enfant (atten­tion et sou­tien appor­tés par les parents à sa sco­la­ri­té, mise en valeur de l’effort et du tra­vail dans la famille, accès aux livres, niveau cultu­rel des conver­sa­tions dans lequel il baigne depuis son plus jeune âge et fré­quence des échanges oraux qu’il aura avec ses proches, les­quels struc­turent la syn­taxe et enri­chissent le lexique dis­po­nible, nature des loi­sirs mis à sa dis­po­si­tion, contact in situ avec d’autres enfants, etc.), l’intrusion mas­sive des pra­tiques numé­riques montre à quel point cette tech­no­lo­gie, entrée pré­co­ce­ment dans les pro­ces­sus d’apprentissage, révo­lu­tionne, per­turbe et fina­le­ment met en péril la vie des enfants et leurs capa­ci­tés intel­lec­tuelles pro­fondes.

C’est sans doute pour­quoi, en Californie de nom­breux parents qui tra­vaillent dans les nou­velles tech­no­lo­gies, dans la Silicon Valley mettent leurs enfants dans des écoles… sans écran ou en usage tar­dif et faible dans la sco­la­ri­té. Philippe Bihouix rap­porte dans son essai le fait sui­vant : « Dans un repor­tage de NBC, on découvre l’un des parents d’élèves, un vice-​président de Google, « connec­té 24 heures sur 24 » mais « qui ne veut pas cela pour ses enfants. » « Je crois que nous leur offrons une enfance créa­tive, qui n’est pas contrainte pas la tech­no­lo­gie, et où nous fai­sons confiance aux enfants », témoigne ce parent. Plus étrange encore, dans un clas­se­ment des dix lycées les plus connec­tés des Etats-​Unis, on ne trouve pas un seul éta­blis­se­ment cali­for­nien. Ces diri­geants qui inondent le monde d’objets connec­tés auraient-​ils com­pris quelque chose qui nous échappe ? [4]»

La dénon­cia­tion de l’essai se pro­longe éga­le­ment pour sou­li­gner le désastre éco­lo­gique que repré­sente l’explosion de la consom­ma­tion de maté­riaux rares qui entrent dans les pro­ces­sus de fabri­ca­tion des objets numé­riques et dont cer­tains sont objec­ti­ve­ment dan­ge­reux pour la san­té. Enfin, l’essai pro­pose un cer­tain nombre de solu­tions alter­na­tives pour une école sans écran. Les mesures de bon sens côtoient quelques pré­co­ni­sa­tions déma­go­giques et poli­ti­que­ment cor­rectes mais l’essai n’en demeure pas moins utile à lire.

Comme on le voit, toutes ces consi­dé­ra­tions font abs­trac­tion de la dimen­sion morale des usages numé­riques et de leurs conte­nus. Mais même dans une pers­pec­tive natu­ra­liste et libé­rale qui carac­té­rise la plu­part de ces alertes, on trouve une dénon­cia­tion inté­res­sante de la dérive actuelle du « tout numé­rique ». Le manque de réflexion édu­ca­tive peut mal­heu­reu­se­ment com­pro­mettre dans cer­taines familles catho­liques l’avenir de leurs enfants. Influencés par les modes et les slo­gans consu­mé­ristes ambiants, les parents ne per­çoivent pas tou­jours l’enjeu à moyen terme de leurs pra­tiques fami­liales en matière technologique.

Il peut être encore temps de prendre en main son ave­nir et celui de ses enfants pour évi­ter un désastre édu­ca­tif et social à long terme [5].

Abbé Philippe BOURRAT, prêtre de la FSSPX, Directeur de l’en­sei­gne­ment du District de France

Notes de bas de page

  1. Le Monde du 29/​11/​16[]
  2. ibi­dem[]
  3. Editions du Seuil, 2016[]
  4. Ph. Bihouix, K. Mauvilly, Le désastre de l’école numé­rique, p.47–48 []
  5. Autres ouvrages inté­res­sants sur cette ques­tion :
    – Franck Amadieu et André Tricot, Apprendre avec le numé­rique. Mythes et réa­li­tés, Retz, 2014
    – Cédric Biagini, L’emprise numé­rique, Editions L’Echappée, 2012
    – Nicholas Carr, Internet rend-​il bête ?, Robert Laffont, 2011
    – Michel Desmurget, TV Lobotomie : La véri­té scien­ti­fique sur les effets de la télé­vi­sion, Max Milo, 2011, Edition de poche : J’ai lu, 2013[]