Décédé il y a un an, Mgr Jacques Noyer (1927–2020), 101e évêque d’Amiens (1987–2003), livre dans un ouvrage posthume « Le goût de l’Evangile » [1] son dernier témoignage. Grâce au pape François, ce prélat porteur durant toute sa vie d’une « Eglise nouvelle » a enfin retrouvé l’espoir d” éradiquer la Tradition.
Jacques, Moïse, Eugène Noyer est né le 17 avril 1927 au Touquet (Pas-de-Calais) où ses parents étaient blanchisseurs, rue de Londres. Avant de s’installer là, sa famille appartenait à un village qui, comme tant d’autres, « étaient fiers d’une pratique religieuse quasi unanime. Le curé y avait plus d’autorité que le maire. L’instituteur, « ch’clerc » comme on disait parfois, jouait de l’harmonium à la messe du dimanche. Pourtant mes parents avaient quitté le village pour la ville, qui ne leur offrait plus un cadre aussi assuré pour leur vie chrétienne. » L’enfant Noyer trouvera dans cette petite ville les premiers ingrédients qui vont influencer sa jeune âme. De son aveu, ses parents commerçants vont y prendre une triste habitude, espérant ainsi favoriser leurs affaires. Ils apprennent à Jacques « à sourire au client quels que soient ses propos. Dès mon enfance, ajoute-t-il, ma pratique religieuse refusait d’être un combat. Je souffrais de ce que l’école libre que je fréquentais me coupât des copains de l’autre école […] j’ai appris à ne jamais faire de la foi chrétienne une rupture dans la cité. » Malgré cette atmosphère familiale teinte d’un peu de respect humain, l’enfant du Touquet reçut une éducation catholique tout à fait traditionnelle, « ce qu’on me disait de l’Eglise me rendait fier d’en faire partie. J’avais du respect et de l’admiration pour les prêtres. J’avançais sur le chemin du catéchisme et des sacrements avec joie […]. Les récits enflammés des missionnaires de passage racontaient comment des peuples lointains et inconnus recevaient la présence de l’Eglise. L’histoire de l’Eglise dessinait le progrès fulgurant de son expansion, comment elle avait résisté à toutes les attaques, comment elle avait vaincu tous ses ennemis. » On sent presque, à travers quelques pointes d’ironie à l’encontre du Pape Pie XII, de la nostalgie lorsqu’il évoque ses pieux souvenirs de jeunesse : « On me racontait la vie de Jésus et on m’invitait à prier Marie […] C’était l’Eglise qui me donnait Jésus dans l’hostie. C’était elle qui me disait qu’il était le Fils de Dieu. C’était elle qui proclamait sa puissance en chantant « Christus vincit, Christus regnat » dans les processions. C’était en elle que je devais croire pour avoir la vie éternelle. »
L’Eglise de De Gaulle
Jacques est un jeune garçon de 13 ans lorsque survient la débâcle de l’été 1940, en quelques jours les Allemands déferlent sur la France dont les armées sont écrasées avec une rapidité stupéfiante. Puis vint l’Occupation avec toutes les misères matérielles et morales qu’elle comporte, « il fallait apprendre à se méfier de tout et ne plus faire confiance à personne. Les murs ont des oreilles, alors tais-toi ! Même en famille : ne dis rien à ta tante ! Ce cousin est un traître ! » Les autorités ecclésiastiques sont à ce moment majoritairement loyales envers le gouvernement du maréchal Pétain à qui les députés de la IIIe République ont transmis légalement les pleins pouvoirs, trop heureux de ne pas avoir à assumer les conséquences de la terrible défaite. Auréolé du prestige de la victoire de Verdun (1916), on pense que cet homme déjà âgé de 84 ans est le seul interlocuteur qui pourra en imposer aux Allemands et, en temporisant, rendre possible une reprise ultérieure des combats afin de délivrer le sol français. Pourtant, au fil des années de guerre, les français se divisent sur les manières de résister et une lutte fratricide s’engage à côté de celle contre l’ennemi commun. A partir de 1943, le général De Gaulle est définitivement reconnu par les Alliés et s’impose comme le chef des réseaux résistants de France. Le Maréchal, lui, a de plus en plus de mal à contenir la virulence des exigences allemandes mais se refuse à quitter la métropole et « brûle sa gloire » afin de limiter au maximum leurs exactions sur le sol français occupé. Il n’est pas lieu ici de prononcer un jugement sur des évènements historiques complexes, mais de comprendre le choix déterminant de Jacques Noyer à cette époque, « porté par les circonstances, encouragé par l’audace de certains chrétiens proches, je faisais un choix entre ce que j’aimais appeler l’Eglise de Pétain et l’Eglise de De Gaulle. » La première, selon lui, « cherchait à retrouver sa place en faisant porter la responsabilité de la défaite sur les francs-maçons, les communistes, et bientôt les juifs […] elle se retrouvait dans la devise de l’Etat : « Travail, Famille, Patrie ». Pour garder un peu de paix, elle invitait à la docilité. » Son regard sur la seconde laisse transparaître ce qui sera sa posture future, « l’Eglise de De Gaulle était condamnée à la clandestinité, elle n’avait d’existence évidemment que dans le cœur de ses fidèles. Elle se reconnaissait dans la désobéissance et l’appel à l’engagement. Elle était choix, confiance, solidarité, au-delà des castes, milieux et écoles. La devise de la République « Liberté, égalité, fraternité » ne lui faisait pas peur. »
L’idée que Jacques Noyer se faisait de l’Eglise devait forcément conduire celle-ci à entrer en rébellion aux côtés de De Gaulle. Il ressentit une profonde déception lorsque son désir se heurta à réalité (le Saint-Siège lui-même maintint son ambassade auprès du Maréchal jusqu’en 1944), « l’idée de devenir prêtre m’avait habité depuis longtemps. Cet effondrement de l’Eglise de mon enfance avait découragé mon projet. » À partir de ce moment il décida de contribuer à façonner l’Eglise dont il rêvait, « pourtant, j’avais trouvé autour de moi quelques éducateurs, quelques amis, quelques lectures qui présentaient le rêve d’une Eglise différente. Dans l’euphorie de la Libération, dans l’enthousiasme d’une France à relever, j’entrais au séminaire pour construire cette Eglise nouvelle. » Ce qu’il y a d‘inquiétant dans cette conception, c’est que l’Eglise n’est pas considérée comme une société fondée par Dieu pour transmettre un enseignement immuable, mais davantage comme une œuvre humaine à modeler selon des idées temporelles. Elle peut évoluer dans tous les sens, se contredire avec son passé même, l’essentiel étant qu’elle réponde aux aspiration attribuées aux hommes à chaque époque donnée.[2] Le choix de « l’Eglise de De Gaulle » impliquait donc nécessairement pour Jacques le choix « d’une Eglise nouvelle. » Il fut loin d’être le seul, car le rejet de la politique de Vichy jugée réactionnaire conduira les catholiques progressistes à rejoindre en masse le gaullisme considéré par eux comme plus ouvert à leurs projets. Les évêques et responsables catholiques en fonction durant l’Occupation vont connaître une purge massive à l’heure de la Libération par représailles pour leur loyalisme, « en 1945, le diocèse dans lequel j’entrais avait son évêque en prison », victime de l’Epuration, « et nous ne le vénérions pas comme un martyr. »
Au séminaire
En ces temps d’après-guerre, les vocations sacerdotales abondaient dans le diocèse d’Arras (250 séminaristes en 1947), « le séminaire de cette année-là était une caserne pleine à ras bord. Le grand bâtiment était trop petit pour accueillir chaque année les promotions fournies par les trois petits séminaires du diocèse. » L’état d’esprit est manifestement atteint par la tendance de « l’Eglise nouvelle » chère à Jacques, loin de se préparer à être des prêtres selon les normes traditionnelles éprouvées, il affirme que « nous voulions devenir des prêtres d’un nouveau style […] les paraliturgies, les nouvelles approches du catéchisme, les audaces des prêtres-ouvriers, la partage de la vie spirituelle en équipe, tout cela nourrissait notre foi au moins autant que les exercices prévus par le règlement. » Cet amour prononcé pour les méthodes novatrices dans l’apostolat a toujours éveillé la prudence de l’Eglise car elle a suffisamment d’expérience pour savoir que cela peut aboutir aux pires erreurs. A chaque fois qu’elle a voulu opérer une réforme qu’elle jugeait bonne, elle s’est au contraire recentrée sur ses fondamentaux les plus traditionnels, en premier lieu le Saint Sacrifice de la Messe. On perçoit donc le danger de l’atmosphère nouvelle à laquelle adhère plein d’enthousiasme notre jeune séminariste. Plus grave encore, le corps enseignant du séminaire semble atteint par les idées néo-modernistes pourtant condamnées par le pape saint Pie X quarante ans plus tôt, « les professeurs eux-mêmes n’étaient pas indifférents à ces rêves […] Le professeur d’Ecriture Sainte s’ouvrait à une exégèse critique du texte. Le professeur de théologie, qui présentait l’histoire des dogmes et des sacrements, cassait l’image statique d’une Eglise éternelle. Le professeur de philosophie, tout en nous présentant saint Thomas, montrait sa sympathie pour le personnalisme naissant, contribuant à entretenir chez nous l’espérance d’autre chose. » Quelle responsabilité ont ces formateurs – déformateurs ? – dans la crise de l’Eglise actuelle ! Ils ont paisiblement « rêvé » et maintenant les jeunes générations en subissent les conséquences, ayant la tâche titanesque de relever, Dieu aidant, une Eglise dévastée et déboussolée. L’égoïsme d’une génération dévorée par l’orgueil des nouveautés se paye toujours chez les suivantes car l’héritage n’est pas transmis…
Pour bien comprendre, il faut savoir que le modernisme est un évolutionnisme doctrinal décrit par saint Pie X comme « l’égout collecteur de toutes les hérésies », d’autant plus périlleux qu’il se diffuse de façon sournoise. Avant Vatican II, les papes successifs essayèrent de déjouer son complot contre l’Eglise. Jacques Noyer, qui avoue franchement se sentir concerné, s’en souvient : « Bien entendu, ces petits pas de travers avaient encore quelque chose de clandestin. Officiellement il n’y avait rien de changé. Rome ne devait rien savoir. Pas même l’évêque […] Ce climat un peu hypocrite dans lequel nous avons grandi n’a pas été sans conséquence par la suite. A chaque pas dans les ordres, il nous fallait prononcer le serment anti-moderniste, ce qui nous était de plus en plus difficile, mais que nous avons accepté dans la honte de nos consciences. » Les clercs modernistes, parjures devant Dieu, feront évidemment abolir la prestation obligatoire de ce serment anti-moderniste seulement deux ans après leur prise de pouvoir au concile Vatican II (en 1967), il n’est plus aujourd’hui en vigueur que dans les maisons de la Fraternité Saint-Pie X.
Jugé bon élève par de tels professeurs, l’abbé Noyer est ordonné prêtre le 2 juillet 1950 puis envoyé obtenir une licence de philosophie à l’Université grégorienne de Rome. Le but est d’en faire à son retour un professeur au Grand Séminaire, « tout se serait sans doute passé ainsi si un incident n’en avait décidé autrement. Au séminaire français de Rome, un jour, un évêque français voit par hasard dans le courrier destiné aux séminaristes deux ou trois exemplaires d’Esprit et s’étonne que des séminaristes lisent cette revue » – elle est en effet profondément subversive et n’a rien d’anodin – « j’ai écrit à mon évêque. Ai-je été maladroit ? J’ai reçu une lettre incendiaire me reprochant de vouloir passer au-dessus de la décision de mon Supérieur et m’interdisant cette lecture. » Mais Jacques trouve un complice moderniste bien placé, « mon ancien professeur de philo, à qui je racontais cette algarade, m’a dit de transférer la revue à son nom et que je pourrais la trouver aux vacances. Il n’empêche que lorsque je suis rentré de Rome quelques mois plus tard, il ne fut plus question de me nommer au Grand Séminaire, mais je fus nommé professeur de philosophie dans un collège à l’autre bout du diocèse » : durant onze ans il enseignera au collège d’Halfreingue à Boulogne-sur-Mer. Désormais il se sait repéré, « pendant des années j’ai senti le soupçon sur moi ».
Et le concile arriva
La mort du pape Pie XII en 1958 et l’élection de son successeur Jean XXIII furent lourdes de conséquences pour l’Eglise. Jusque-là Pie XII contint tant bien que mal la marée montante du modernisme, mais le « bon pape Jean » lui ouvrit les portes dans un esprit libéral et les suspects d’hier s’emparèrent des postes d’autorité pour répandre leurs idées, « avec la mort de Pie XII et l’arrivée de Jean XXIII, l’ambiance ecclésiale se transforma assez rapidement. Les rêveurs petit à petit osèrent dire au grand jour ce qu’ils murmuraient entre eux. Les croyants malheureux que nous étions se mirent à respirer à plein poumons. Très concrètement, un nouvel évêque me rappela au Grand Séminaire d’abord comme professeur de philosophie et très vite comme Supérieur. » Ce que l’Eglise avait toujours condamné se mit à être loué à partir du concile Vatican II (1962–1965) et ce qu’elle avait toujours loué n’allait pas tarder à être condamné, l’ère de la persécution pouvait commencer pour les catholiques fidèles à la Tradition multiséculaire de l’Eglise, ils allaient être sanctionnés comme les pires hérétiques.
Pour Jacques Noyer, l’apothéose des « rêveurs », a bien eu lieu à Vatican II. Le barrage catholique a cédé, c’est un triomphe qui dépasse ses espérances : « L’ouverture du concile, la conversion des évêques qui s’y opéra, le nouveau regard porté sur la liturgie, le ministère, la Parole de Dieu, la mission dans le monde, tout cela mettait joie et enthousiasme dans mon cœur de croyant. La vague de l’aggiornamento dépassait de loin mes petits rêves que je croyais audacieux. Rome en quelques mois, devenait le moteur du changement au lieu d’être le centre de l’inertie. » Rome, en quelques mois, devint occupée par les modernistes, exit les vingt siècles de Tradition. Le comble fut alors de voir les révolutionnaires masqués, apôtres de la rébellion contre l’autorité dans l’Eglise, devenir une fois leurs erreurs triomphantes, les chantres de l’obéissance à Vatican II, « les petits révoltés que nous pensions être devenaient les plus zélés et les plus obéissants du concile. En quelques années, je me retrouvais parmi les principaux témoins du concile, mobilisés pour le mettre en acte. » C’est ainsi que l’on va démolir l’Eglise depuis les postes d’autorité et au nom de l’obéissance, ce que Mgr Lefebvre n’hésita pas à nommer « le coup de maître de Satan ». Jacques Noyer ne s’en cache d’ailleurs pas et avoue avec cynisme : « comme tout changement décidé d’en haut, celui-ci montrait des résistances, mais les gens depuis des siècles avaient l’habitude d’obéir. On leur disait qu’ils devaient maintenant parler et ils opinaient sans rien dire. » Son propos montre que le concile répondait dans ses aboutissements aux aspirations portées par un certain courant, mais non aux besoins réels du peuple chrétien qui, généralement fort peu enthousiaste des nouveautés, déserta d’ailleurs discrètement les églises : « La réception du concile a sans doute été marquée par cette difficulté majeure : on changeait les habits mais les moines ne bougeaient guère. »
Les révolutionnaires ne maîtrisent généralement pas toutes les conséquences de leurs actes et doivent se méfier des retours de flammes : « Il nous est arrivé de nous retrouver contraints de jouer les pompiers alors que nous voulions mettre le feu. Les évènements de Mai 68, par la violence des contestations, par la folle anarchie des rêves et des projets, nous amenaient à prendre le camp de l’ordre et de l’autorité […] On commença à avoir peur de ce que nous réalisions. Les appels à la prudence se multiplièrent : N’allez pas trop vite ! ». Jacques Noyer n’ignore pas la réaction des catholiques de Tradition, mais, mettant de côté cette fois-ci son dogme de la tolérance, il choisit de la traiter par le mépris le plus complet : « Mgr Lefebvre organisait sa contre-Eglise et initiait le schisme que l’on sait. » Ce désir d’ostraciser ainsi à tout prix les prêtres et les fidèles perplexes est révélateur d’un certain état d’esprit : il faut impressionner, terroriser, pour empêcher toute résistance.
Et le concile chancela
En 1987, Jacques Noyer est nommé évêque d’Amiens, « quand, après dix ans comme curé de paroisse, je fus appelé à partager le ministère épiscopal, je trouvais encore pour m’accueillir à l’assemblée des évêques les artisans du concile, toujours aussi porteurs de l’Esprit Conciliaire. C’étaient leurs voix qu’on entendait. » Les postes-clés sont alors aux mains des apôtres de « l’Eglise nouvelle ». Mais voilà, Mgr Noyer déplore un abandon progressif au fil des années de l’ardeur initiale, il faut dire que les effets se font cruellement sentir… « Mais très vite, des voix plus jeunes, témoins d’une nouvelle époque sans doute, ont remplacé les premières. Le concile Vatican II perdait de son actualité et les papes qui se sont succédés ont doucement encensé le concile pour mieux l’enterrer », ce jugement est sûrement un peu sévère car Jean-Paul II comme Benoît XVI se sont efforcés d’en appliquer les principes, par exemple lors de la réunion interreligieuse d’Assise en 1986 ou encore lors de la prière à la Mosquée Bleue d’Istanbul en 2006. Malgré tout, les actes spectaculaires du pape François cachent mal le fait que le concile perd indéniablement du terrain dans l’Eglise et s’essouffle avec le temps, ne serait-ce que faute de combattants, les conciliaires les plus convaincus étant généralement âgés. Mgr Noyer est lucide devant le constat qui s’impose à lui, « nous ne pouvons éviter, même si nous cherchons à le cacher, d’admettre avoir perdu une bataille. Certes on ne reviendra jamais tout à fait comme avant. L’Eglise est sortie de la chrétienté […] mais le rêve qui m’a poussé à m’engager en 1945 se reconnaît mal dans ce que je trouve très souvent dans l’Eglise d’aujourd’hui. Si je ne réagis pas, je vais rejoindre la masse de désespérés qui ont quitté l’Eglise pour rejoindre le réalisme du monde. » Le modernisme est encore aux commandes mais – trop fin pour l’ignorer – il sent que la dynamique est en faveur de la Tradition et que l’Eglise finira bien par retrouver son état normal, ce que nous appellerions la « bonne santé ».
Une bataille perdue, mais pas encore la guerre
Au soir de sa vie, Mgr Noyer dresse le bilan, « voilà quinze ans que j’ai quitté la responsabilité d’un diocèse. Je me retrouve spectateur d’une histoire dont je fus un acteur engagé […] Je me retrouve hors course et mon avis n’a plus de poids. Il m’arrive encore d’applaudir aux entreprises et aux succès de mes jeunes frères qui continuent à porter l’Eglise dans les méandres de l’actualité. Mais j’ai le droit d’être sincère et d’avouer que nous avons perdu. » Oui, perdu car « la génération sortie de la guerre avec l’envie de changer les choses disparaît lentement et le paysage retourne à sa tradition. » Prophète, il ajoute : « Le jour de mon enterrement, quelqu’un sauvera mon honneur en disant : « En son temps il n’avait pas tout à fait tort ! Il a courageusement été fidèle à ses illusions ! Prions pour lui : tout le monde peut se tromper ! » Mais dans la célébration, les clercs auront chassé les laïcs du chœur, on communiera sur la langue, les chants seront réservés aux chanteurs et les femmes prépareront le lunch pour ceux qui se seront déplacés de loin. »
Après le bilan, l’analyse : « Mais reconnaître son échec n’a d’intérêt que si on essaye de le comprendre. Il m’apparaît comme une évidence que nous n’avons pas pris la bonne méthode. » Mgr Noyer va-t-il nous livrer un remord, une conversion ? Que nenni ! Son seul regret est de n’avoir pas été assez détaché de la Tradition de l’Eglise – oui ! – jusque dans sa structure et sa pratique même, son examen de conscience est celui d’une inconscience : « Nous avons espéré qu’un concile ait assez d’autorité pour changer le peuple chrétien. Nous avons cru qu’on pouvait changer les choses d’en haut, par décret, en définissant les choses comme elles devaient être. J’ai moi-même passé trop de temps à décrire l’Eglise de mon cœur devant une Eglise engoncée dans ses habitudes. On a voulu réussir Vatican II avec les méthodes de Vatican I. Pour oser du nouveau, il a fallu prouver que ça s’était déjà fait […] Le concile paraissait avoir l’audace que lui donnait l’Esprit, il tremblait à vrai dire à l’idée d’offenser le passé. On voulait passer le gué mais jamais sans perdre pied, sans s’appuyer sur le sol des certitudes. Au milieu du gué, on s’est affolé, et le gros de la troupe a regagné la rive. Les quelques audacieux qui avaient traversé se sont trouvés perdus, isolés : ils avaient quitté l’Eglise sans le vouloir. » On n’a pas été assez modernistes, voilà la cause de l’échec du modernisme…
Mgr Noyer n’a pourtant pas perdu sa volonté hardie, « la tentation à mon âge est de continuer le combat avec quelques anciens combattants. On peut ensemble chanter l’espoir commun qui nous portait et critiquer les jeunots sans expérience qui détruisent le peu que nous avons réussi. Je ne pense pas que cette attitude de vieux bougon soit utile à quelque chose. » Sa mélancolie laisse place à une vague d’espoir car « la figure du pape François se lève à l’horizon. Il porte lui aussi le rêve d’une Eglise libérée […] Il ne parle plus guère du concile et n’en fait jamais un argument d’autorité. » Aurait-il tiré les leçons de l’échec des anciens pour mieux faire avancer la cause moderniste ? L’ancien évêque d’Amiens se plaît à le penser, « il m’aide à comprendre notre erreur : nous voulions faire la leçon au peuple de Dieu pour le changer selon notre rêve, changer la doctrine pour la rendre moderne. Nous restions quoi que nous pensions à l’intérieur de l’Eglise. Même un texte aussi ouvert que Gaudium et Spes demeurait un document interne. » Le pape argentin, lui, va beaucoup plus loin, « avec François, on attend que l’Eglise change simplement en entendant les cris et les prières du monde […] Ma foi au Christ retrouve ainsi un nouvel élan. Nous avons perdu une bataille mais nous n’avons pas perdu la guerre. Le combat continue. » À bon entendeur, salut !
Mgr Noyer en bref
- 17 avril 1927 Naissance au Touquet
- 1939 ‑1945 Seconde guerre mondiale
- 1945 ‑1950 Séminariste à Arras
- 2 juillet 1950 Ordonné prêtre pour le diocèse d’Arras
- 1950 ‑1952 Etudes à Rome
- 1952 ‑1963 Professeur de philosophie à Boulogne-sur-Mer
- 1962 ‑1965 Concile Vatican II
- 1963 ‑1970 Directeur du grand séminaire d’Arras
- 1967 Nommé vicaire épiscopal
- 1976 ‑1987 Curé du Touquet
- 31 octobre 1987 Nommé évêque d’Amiens
- 13 décembre 1987 Sacre épiscopal
- 10 mars 2003 Démission pour limite d’âge
- 1995 ‑2004 Membre du Conseil pontifical pour les migrants
- 2 juin 2020 Décès à Rang-du-Fliers
- 11 juin 2020 Obsèques à la cathédrale d’Amiens où il est inhumé
Abbé Gabin Hachette
Source : Le Serviteur d’Amiens n° 8