The Angelus : Quelle a été votre première réaction lorsque vous avez appris que vous étiez l’un des prêtres choisis par Mgr Lefebvre pour le sacre épiscopal ?
Mgr Fellay : Ma première réaction a été de penser qu’il devait exister de meilleurs candidats ; – si possible, que ce calice s’éloigne de moi ! –. J’ai ensuite pensé à mes confrères, à mes frères prêtres, car il est évident que c’est une croix lourde à porter : il s’agit de se dévouer aux autres.
Vous rappelez-vous vos sentiments et votre état d’esprit le 30 juin 1988, après avoir été sacré évêque des mains de Monseigneur ?
Je ne me rappelle pas grand-chose de mes propres sentiments et émotions, mais je me souviens combien l’assemblée était électrisée. L’atmosphère était véritablement électrique. Je n’ai jamais rien vu de pareil. Je m’en souviens bien, autant au cours de la cérémonie qu’après : une joie immense, rien d’autre. C’était bouleversant.
Dans son Itinéraire spirituel, Mgr Lefebvre parle d’un rêve qu’il a eu dans la cathédrale de Dakar. Pouvez-vous nous expliquer en quoi les sacres de 1988 furent une réalisation de ce rêve ?
Chose étonnante, je dirai que je ne vois même pas de lien entre les deux évènements. En effet, je ne crois pas qu’il y en ait un. Je ne pense pas que la consécration des évêques soit directement liée à l’œuvre même de Monseigneur : c’est simplement un moyen de survie. Ce n’est pas essentiel à l’œuvre qui est de former et d’édifier des prêtres selon le Cœur de Jésus. Là est l’essentiel.
Il est vrai que sans évêques, il ne pourrait y avoir de prêtres, mais ce n’est pas l’élément essentiel de l’œuvre. C’est essentiel pour survivre, mais non pas pour la nature de l’œuvre. Evidemment la question se pose aujourd’hui autrement au vu de tous les développements dans notre apostolat et de la situation de l’Eglise !
Mgr Lefebvre insistait sur le caractère extraordinaire de sa décision de sacrer et la distinguait aussi d’un acte schismatique en soulignant le fait qu’il ne prétendait transmettre aucune juridiction épiscopale, mais seulement le pouvoir d’ordre. Au cours des dernières vingt-cinq années, certains ont critiqué le choix d’un de ces évêques comme supérieur général, disant qu’une telle élection suppose la revendication d’un pouvoir de juridiction pour l’évêque. Pouvez-vous répondre à cet argument et expliquer comment le rôle du supérieur général n’implique pas une telle revendication ?
Tout d’abord, pourquoi Mgr Lefebvre, au moment des sacres, ne voulait-il pas qu’un évêque devienne supérieur général ? C’était précisément pour faciliter les relations avec Rome. Si le supérieur général était évêque, il serait l’objet d’une sanction de la part de Rome, ce qui rendrait les discussions plus difficiles que s’il était simple prêtre comme M. l’abbé Schmidberger, notre supérieur à ce moment-là. Sa décision se basait clairement sur les circonstances, et ce n’était pas l’expression d’un principe. C’était une question de prudence et il ne s’agissait pas d’exclure directement la possibilité qu’un évêque devienne supérieur général à l’avenir.
Il faut toutefois distinguer deux types de juridiction. Il existe une juridiction normale, ordinaire qu’un supérieur général exerce auprès de ses membres et d’autre part la juridiction ordinaire de l’évêque. En tant qu’évêques, nous ne possédons pas de juridiction ordinaire actuellement, mais en tant que supérieur général, je possède bien l’autre type de juridiction. Elles ne sont pas les mêmes.
L’esprit de Mgr Lefebvre
Y a‑t-il un souvenir particulier que vous gardez de Monseigneur et que vous aimeriez nous faire partager ?
D’un côté, sa simplicité et son bon sens, de l’autre, sa très haute vision des choses. Celle-ci était toujours surnaturelle : il se tournait toujours vers Dieu. Il est évident qu’il était guidé par la prière, par la Foi, par l’union à Dieu. Pour lui, c’était normal et évident d’être, dans les actions ordinaires, toujours uni à Notre Seigneur.
Comment développez-vous auprès de vos prêtres et séminaristes l’esprit remarquable de Mgr Lefebvre en ce qui concerne la piété sacerdotale, la solidité doctrinale et l’action contre-révolutionnaire ?
D’abord nous essayons dans la mesure du possible de mettre les séminaristes en contact avec Mgr Lefebvre lui-même : sa voix, ses enseignements, ses livres… Nous possédons les enregistrements de ses conférences aux séminaristes. Les Français ont là un avantage ! Mais nous sommes en train de les traduire pour que tous les séminaristes puissent y avoir accès. En anglais, certaines de ces conférences ont déjà été publiées en forme de livre : Ils l’ont découronné, La Sainteté sacerdotale, La Messe de toujours.
Ensuite, nous cherchons à réaliser et à appliquer dans nos séminaires les moyens qu’il nous a lui-même donnés : le plan des études et des conférences qu’il a préparé, par exemple ; il a déterminé leur ordre et la façon dont elles se structurent. Notre philosophie et notre théologie sont ainsi fondées sur l’enseignement de saint Thomas, comme le recommande l’Eglise. Les Actes du Magistère forment un cours particulièrement cher à Monseigneur ; l’on y étudie les encycliques des grands papes du 19e siècle jusqu’à Pie XII, ainsi que leur combat contre l’introduction des principes des Lumières dans l’Eglise et dans la société. Nous continuons fidèlement tout cela avec fruit.
Le développement de la Fraternité depuis 1988
Quels ont été dans la Fraternité, depuis les sacres de 1988, les changements positifs et négatifs les plus importants ?
Je ne sais pas s’il y a eu beaucoup de changements. Nous devenons un peu plus âgés, bien que nous restions une congrégation jeune. Mais nous avons maintenant des prêtres âgés, ce que nous n’avions pas en 1988. C’est un changement superficiel, direz-vous. Nous avions alors quatre évêques et nous en avons maintenant trois. C’est aussi un changement. Mais en soi il n’y a rien de fondamental, rien d’essentiel. Nous avons plus de maisons dans davantage de pays, mais cela est moins un changement que le développement normal d’une œuvre.
Nous restons fidèles à la ligne de conduite de Mgr Lefebvre. En regardant les quelques dernières années, de fait, Monseigneur a dit en 1988 que Rome viendrait à nous 5 ou 6 ans après les sacres ; cela a duré 24 ou 25 ans, et de toute évidence la situation n’est pas encore mûre. Les changements dans l’Eglise que Mgr Lefebvre espérait – le retour à la Tradition – n’existent pas encore. Mais à l’évidence, si les autorités ecclésiastiques continuent comme elles le font, la destruction s’aggravera et un jour elles devront faire demi-tour, et alors ce jour-là elles reviendront vers nous.
D’un autre côté, regardez ce qui s’est passé en quelques années : on a reconnu que la messe de toujours n’avait pas été abrogée, les « excommunications » de 1988 ont été levées et nous avons acquis une influence dans l’Eglise que nous n’avions jamais eue auparavant. Sans parler de la critique toujours plus importante du Concile, même à Rome, en-dehors des cercles de la Fraternité ; ce qui est, à cette échelle, un phénomène relativement nouveau.
La croissance nécessaire
Pourriez-vous décrire les projets et les travaux qui ont été réalisés au cours des dernières 25 années grâce aux sacres ?
C’est simple : depuis les sacres, les évêques de la Fraternité Saint-Pie X ont ordonné plus de prêtres qu’il n’y en avait à l’époque des sacres de 1988. Il est donc clair que les évêques étaient nécessaires pour le développement de l’apostolat de la Fraternité. Sans les évêques, la Fraternité serait mourante : ses évêques sont indispensables à la continuation de l’œuvre. Il y a aussi les confirmations qui font les soldats du Christ prêts à se battre pour Dieu et son royaume. Enfin, nous ne pouvons nier l’existence de cette influence sur l’Eglise entière pour que la Tradition retrouve ses droits.
Certaines critiques de la Fraternité la comparent aux communautés Ecclesia Dei, qui n’ont pas d’évêques (exception faite de Campos) et elles tirent la conclusion que les sacres n’étaient pas nécessaires puisque, sans évêques propres, ces communautés continuent bien à exister. Dans quelle mesure la différence entre l’histoire de la Fraternité et celle des communautés Ecclesia Dei, au cours des dernières 25 années, démontre-t-elle plus clairement de nos jours le bien-fondé du jugement de Monseigneur, à savoir qu’un évêque de la Fraternité, était nécessaire, non seulement pour assurer la survie de la Fraternité, mais aussi pour sauvegarder l’intégrité de sa mission ?
Tout d’abord, tous les membres d’Ecclesia Dei comprennent que si nous n’avions pas d’évêques, eux-mêmes n’existeraient pas. Directement ou indirectement, ils dépendent de la vie de la Fraternité. Cela est très clair. Mais actuellement, les fruits de leur apostolat sont totalement assujettis à la bonne volonté des évêques diocésains. Ceux-ci limitent de façon radicale tout désir ferme d’établir une vie catholique traditionnelle en restreignant les possibilités de l’apostolat en ce sens. Les communautés Ecclesia Dei sont obligées de se mêler aux nouveautés de Vatican II, du monde et du Novus Ordo. Là se trouve la grande différence entre la Fraternité et les communautés Ecclesia Dei.
Je constate toutefois que certaines communautés Ecclesia Dei se rapprochent de nous. Cependant, c’est loin d’être le cas pour toutes.
Mgr Lefebvre s’était épuisé en voyages à travers le monde au cours des années qui ont précédé les sacres, puisqu’il était le seul évêque traditionnel (à l’exception de Mgr de Castro Mayer qui limitait généralement son apostolat à son propre diocèse). Par conséquent il choisit de sacrer quatre évêques plutôt qu’un seul. L’effectif des fidèles de la Tradition a grandi au cours des 25 dernières années ; cependant et malheureusement le nombre d’évêques de la Fraternité se trouve maintenant réduit à trois. Y a‑t-il assez de trois évêques pour assumer le travail ? Faut-il en consacrer davantage ?
Depuis 2009, en effet, nous travaillons avec trois évêques seulement. De toute évidence, cela marche. Il est donc clair que nous pouvons fonctionner avec trois. Il n’y a pas de raison urgente ou de grande nécessité pour en sacrer un autre.
Bien sûr, nous devons nous poser la question de l’avenir, même si actuellement la nécessité n’existe pas. Ma réponse est très simple : quand et si les circonstances qui ont amené Mgr Lefebvre à prendre une telle décision se présentent de nouveau, nous prendrons les mêmes moyens.
L’initiative romaine d’une normalisation canonique
Bien que Mgr Lefebvre ait toujours souhaité parvenir à une relation paisible avec les autorités romaines, les sacres ont été suivis d’hostilités et de persécutions renouvelées. Au cours de la dernière décennie au moins, vous avez cherché à mettre fin à ces hostilités et à ces persécutions, sans toutefois mettre en péril les principes de la mission de la Fraternité. Jusqu’à présent ces efforts ont échoué malgré votre bonne volonté : pourquoi, à votre avis ?
Tout d’abord, j’aimerais préciser que l’initiative d’une normalisation est venue de Rome et non pas de nous. Je n’ai pas fait le premier pas. J’ai essayé de voir si la situation était telle que nous puissions aller de l’avant sans perdre notre identité. De toute évidence, cela n’est pas encore le cas.
Pourquoi ? Les autorités se cramponnent toujours aux principes dangereux et empoisonnés qui ont été introduits dans l’Eglise au moment du Concile. C’est pour cela que nous ne pouvons pas les suivre.
Je n’ai aucune idée du temps qu’il faudra, ou combien de tribulations nous devrons souffrir pour arriver à ce moment. Dix ans peut-être ; peut-être moins, peut-être plus. Cela est dans les mains de Dieu.
Restez-vous ouvert à de nouveaux contacts de la part de Rome et en particulier du nouveau pape ?
Bien sûr je demeure ouvert ! C’est l’Eglise de Dieu. Le Saint-Esprit est toujours là pour passer par dessus les obstacles semés dans l’Eglise après Vatican II. Si Notre Seigneur veut redresser les choses, Il le fera. Dieu seul sait quand, mais nous devons toujours être prêts. Une solution entière et véritable ne peut venir que lorsque les autorités travailleront de nouveau en ce sens.
Quels signes doit-on attendre qui nous montreraient que le retour à la Tradition s’est accomplie, ou du moins a commencé chez les autorités romaines ?
Il est très difficile de dire par où cela commencera. Nous avons eu avec le pape Benoît XVI tout d’abord le grand signe de la liturgie, et peut-être aussi quelques autres efforts moins soutenus. Cela a eu lieu malgré une forte opposition. Evidemment l’initiative n’a pas abouti au résultat espéré, comme nous le voyons maintenant. Mais le mouvement devra nécessairement venir de la tête.
Cependant un mouvement peut aussi venir d’en bas : des évêques, des prêtres et des fidèles du Novus Ordo qui veulent revenir à la Tradition. Je crois même que cette tendance est déjà en marche, bien qu’encore réduite. Ce n’est pas encore le courant dominant, mais c’est certainement un signe. Le changement profond devra venir d’en haut, du pape. Il pourrait venir de plusieurs côtés, mais finalement il visera à remettre Dieu et Notre-Seigneur Jésus-Christ à leur place dans l’Eglise, c’est-à-dire au centre.
Supposons la conversion depuis le sommet, à Rome, comment la restauration de l’Eglise entière pourrait-elle se dérouler ?
C’est bien difficile à dire. Pour l’instant, si rien ne change, on pourrait bien vivre une persécution interne et de grandes luttes à l’intérieur même de l’Eglise, comme au temps de l’Arianisme. Si quelque chose d’autre se passait, s’il y avait par exemple une persécution et que par la suite le pape revenait à la Tradition, la situation pourrait être complètement différente. Dieu sait quel plan Il suivra pour remettre son Eglise en bon ordre !
Que peut-on faire pour accélérer un tel retour à la Tradition ?
Prier, faire pénitence ! Chacun devrait accomplir son devoir d’état, encourager la dévotion au Cœur Immaculé de Marie et réciter le chapelet. Quant au chapelet : je ne suis pas opposé à une nouvelle croisade.
Que diriez-vous à ceux qui vous accusent de vouloir – ou d’avoir voulu – compromettre les principes de la Fraternité concernant le Concile et l’Eglise postconciliaire ?
C’est de la propagande pure et simple répandue par ceux qui veulent diviser la Fraternité. Je ne sais pas d’où ils tirent ces idées-là. Bien sûr, ils ont profité de la situation très délicate de l’année dernière pour accuser le Supérieur de choses qu’il n’a jamais faites et qu’il n’a jamais eu l’intention de faire. Je n’ai jamais eu l’intention de compromettre les principes de la Fraternité.
Quoi qu’il en soit, posez-vous la question : à qui profiterait une division dans la Fraternité, sinon à ses ennemis ? Ceux-là qui divisent la Fraternité par leur dialectique, devraient réfléchir aux motifs de leurs actions. Par ceux-là, je veux dire Mgr Williamson et les prêtres qui le suivent.
Avec le recul, y a‑t-il quelque chose que vous auriez fait différemment au cours de l’année passée ?
Oh, certainement, on est toujours plus sage après la bataille. J’aurais insisté davantage sur ce que j’ai toujours dit et ne croyais pas nécessaire de souligner : quel que soit l’accord, il y aura toujours une condition sine qua non : pas de compromis, c’est impossible ! Nous restons tels que nous sommes. C’est ce qui nous fait catholiques, et nous voulons rester catholiques.
J’aurais aussi amélioré les communications et j’y ai déjà travaillé. J’ai été paralysé par les fuites. Je ferais les choses autrement maintenant.
Au delà des relations avec Rome, quels sont vos espoirs pour la Fraternité et l’Eglise pour les 25 prochaines années ?
Que dans les 25 ans qui viennent, nous voyions le retour de l’Eglise à sa Tradition, afin de voir une nouvelle floraison de l’Eglise.
Comment fidèles et prêtres peuvent-ils honorer et commémorer ce 25e anniversaire des consécrations ?
Honorer notre cher Fondateur et chercher à imiter ses vertus : sa belle humilité, sa pauvreté, sa prudence et sa foi. De plus, étudier les enseignements de Mgr Lefebvre afin de comprendre les principes qui nous guident : l’amour de Notre Seigneur, de l’Eglise, de Rome, de la Messe et du Cœur Immaculé de Marie.
Entretien réalisé par The Angelus, le 20 avril 2013
Sources : FSSPX/MG/USA – Traduit de l’anglais – DICI du 07/06/13