Bâtir une cathédrale

Nef de la cathédrale Notre-Dame de Paris en 2008. Crédit : P. Delisse / Godong

Soyons les bâtis­seurs de notre cathé­drale intérieure.

Jésus aimait la soli­tude. Lui qui sur­mon­tait sa fatigue pour ensei­gner plus lon­gue­ment la foule, savait se cacher d’elle à cer­tains moments… Il se reti­rait dans les soli­tudes et priait. Il a prié seul au désert où il vécut qua­rante jours, sur la mon­tagne toute une nuit avant de choi­sir ses apôtres, à Gethsémani, quand il fut sur le point d’en­trer dans sa passion.

Quand il vou­lait avoir un moment d’in­ti­mi­té avec ses dis­ciples, il les emme­nait avec lui, loin des hommes. C’est à l’é­cart qu’il attire ses apôtres pour se don­ner à eux plus à loi­sir. C’est à l’é­cart aus­si qu’il leur explique les para­boles. C’est à l’é­cart qu’il conduit Pierre, Jacques et Jean, les témoins de sa Transfiguration et de son agonie.

En toutes choses, c’est l’exemple de Jésus qui nous guide. Nous vou­lons imi­ter Jésus, nous vou­lons entendre sa voix… Alors regar­dons com­ment il s’en­tre­tient avec ceux qu’il aime, et nous com­pren­drons que c’est à l’é­cart du monde et de nous-​mêmes que nous le trouverons.

Pourtant me direz-​vous… quand on vit dans le monde, c’est dif­fi­cile de trou­ver ce à l’é­cart. Tout y est pré­ci­pi­té, tout y est déter­mi­né, tout y est devoir et exi­gence… il y a tel­le­ment de bruit, il y a tel­le­ment peu d’es­pace pour lais­ser son âme se repo­ser et s’en­vo­ler près de Dieu. Trouver Dieu à l’ins­tant de la prière, lorsque toute la jour­née a été en ten­sion, est bien dif­fi­cile. La prière est une habi­tude, une atti­tude pro­fonde de l’être qui se tient à dis­po­si­tion de son créa­teur. La vie dans le monde paraît incom­pa­tible avec une vie chré­tienne pro­fonde… le monde, c’est une agi­ta­tion où le Seigneur ne se retrouve pas, c’est un empres­se­ment d’ac­ti­vi­tés qu’un jour Notre Seigneur repro­cha à Marthe.

Avec jus­tesse, vous avouez les dif­fi­cul­tés que vous ren­con­trez pour gar­der le sen­ti­ment de la pré­sence de Dieu ; avec jus­tesse, vous avouez ce besoin de vous iso­ler de temps à autre pour reprendre mieux de cette pré­sence… mais voi­là quand la pos­si­bi­li­té s’offre à vous, si la fatigue n’a pas rai­son de vos réso­lu­tions, les affaires du monde, comme disait saint Paul conti­nuent de pol­luer le sou­ci des affaires du Seigneur. Et cer­tains s’en­fuient de ce dilemme en s’en­ivrant encore plus d’ac­ti­vi­té, d’a­gi­ta­tion et de bruit. N’y arri­vant pas, ils se consolent en pen­sant que la vie inté­gra­le­ment chré­tienne n’est pas pour eux, sinon a mini­ma, qu’elle est réser­vée aux autres, aux reli­gieux, à ceux que le Seigneur s’est choi­sis. Combien de fois avons-​nous enten­du que nous avions de la chance, nous, de pou­voir dis­po­ser de notre temps pour nous don­ner à Dieu… Et ils se consolent en pro­fi­tant des quelques ins­tants de paix d’une mai­son reli­gieuse, d’un office, por­tés par la prière des autres. Tout compte fait, leur vie et leur labeur ne seraient-​ils pas comme sacri­fiés pour per­mettre à ces âmes choi­sies de se trou­ver en paix près de Dieu…

C’est une vision bien pes­si­miste du monde et de l’homme, et c’est un peu pares­seux en fait. Être dans le monde, sans être du monde, est-​il un tel obs­tacle qu’on ne peut y trou­ver la pré­sence de Dieu ? Non. La vision chré­tienne est opti­miste. Bien que recon­nais­sant la pré­sence du mal dans le monde et ses effets néga­tifs sur la condi­tion humaine, la concep­tion chré­tienne refuse de faire du mal une réa­li­té posi­tive, une fata­li­té. Le mal est une néga­tion, une sorte d’ac­ci­dent qui atteint l’être humain, certes très pro­fon­dé­ment, qui peut même l’as­ser­vir, mais sans jamais com­pro­mettre défi­ni­ti­ve­ment ses pos­si­bi­li­tés. Car tout est pos­sible pour Dieu. Il n’y a pas de fata­lisme pour un chré­tien. Si le mal est entré dans le monde, s’il y agit pré­sen­te­ment, la foi chré­tienne sait que la Christ l’a vain­cu. Cette pen­sée enve­loppe l’âme d’une douce et sur­na­tu­relle espé­rance que le mal peut être sur­mon­té et qu’il le sera défi­ni­ti­ve­ment avec l’aide de Dieu. La vision chré­tienne ne met pas à éga­li­té le bien et le mal.

Face à la nature, et face à sa nature, l’homme tra­vaille, c’est sa contri­bu­tion d’embellissement de l’œuvre de Dieu. Le péché ori­gi­nel n’y a rien chan­gé, sauf que le châ­ti­ment a ren­du ce tra­vail pénible.

Derrière la créa­tion, der­rière la nature de toutes choses, il y a la main créa­trice de Dieu, il y a aus­si le main­tien conti­nuel dans l’exis­tence de ces choses et de nous-​même, il y a enfin la Providence divine. À la sueur de son front, au prix de dif­fi­cul­tés sur­mon­tées et de la mono­to­nie de tâches ingrates et rébar­ba­tives, l’homme peut libé­rer son âme et se rap­pro­cher de Dieu. C’est une œuvre qui burine nos âmes. Ce n’est pas un asser­vis­se­ment à la matière, c’est un appri­voi­se­ment de soi, dont l’homme reste le maître. Il peut spi­ri­tua­li­ser ses tâches quotidiennes.

Tout n’est alors qu’une ques­tion de point de vue. Nous connais­sons cer­tai­ne­ment l’his­toire de Charles Péguy, pèle­rin sur la route de Chartres. Etait-​ce une fable ? En che­min, il voit un homme fati­gué, suant, qui casse des cailloux. S’approchant de lui, il lui demande : « Que faites-​vous, mon­sieur ? – Vous voyez bien, je casse les cailloux, c’est dur, j’ai mal au dos, j’ai soif, j’ai chaud. Je fais un sous métier, je suis un sous-​homme. » Continuant son che­min, il voit un autre homme qui casse les cailloux, lui aus­si ; mais celui-​là n’a pas l’air mal. « Que faites-​vous, mon­sieur ? demande-​t-​il encore – Eh bien, je gagne ma vie. Je casse des cailloux, je n’ai pas trou­vé d’autre métier pour nour­rir ma famille, je suis bien content d’a­voir celui-​là ». Péguy pour­suit son che­min… voi­ci qu’il s’ap­proche d’un troi­sième homme, lui aus­si cas­seur de cailloux. Son visage irra­die de bon­heur. Il sou­rit et regarde avec plai­sir les éclats de pierre. « Que faites-​vous ? demande une der­nière fois Péguy – Moi, mon­sieur, je bâtis une cathédrale ! »

C’est une ques­tion de choix. Ce der­nier homme voyait l’in­vi­sible. Qu’est-​ce qui pour­rait empê­cher le chré­tien de voir dans son quo­ti­dien la volon­té du Père et de s’en conso­ler, sinon lui-même ?

C’est vrai qu’au­jourd’­hui, les condi­tions du tra­vail, qu’il soit phy­sique ou intel­lec­tuel, qu’il soit domes­tique ou pro­fes­sion­nel, asser­vissent l’homme à la maté­ria­li­té, le rédui­sant à une pers­pec­tive ali­men­taire. Mais encore une fois, c’est une ques­tion de point de vue et d’acte de Foi pour le chrétien.

Le mal est entré dans le monde, lorsque le ten­ta­teur a pro­mis aux pre­miers parents qu’ils auraient la science de Dieu. La science du bien et du mal, cela ne veut pas dire grand chose, sinon qu’ils seraient leur propre maître, leur créa­teur de valeur comme l’on dit. C’était une pro­messe impos­sible, mais ils y ont cru parce que c’é­tait un ailleurs… quelque chose qui rom­pait avec la simple charge d’en­tre­te­nir le jar­din d’Eden, comme une dis­trac­tion de leur condi­tion originelle.

Loin d’y gagner un nou­veau savoir, les pre­miers parents ont fait l’a­mère et pre­mière expé­rience que le meilleur n’é­tait pas cet ailleurs illu­soire dans une nou­veau­té ima­gi­née, mais que le meilleur était là où le Bon Dieu vou­lait qu’ils soient.

D’où vient que de nos jours la dis­trac­tion soit deve­nue si impor­tante ? On tra­vaille pour faire autre chose, pour se détendre ou pour les vacances, quand on ne passe pas son temps de tra­vail sur son télé­phone ou sur inter­net. La nou­veau­té du télé­tra­vail n’a fait que confir­mer cet état d’es­prit… Perte de temps à par­ler de choses inutiles… perte de temps à faire autre chose. Cette fré­né­sie de la dis­trac­tion a fait entrer un peu plus l’in­di­vi­du dans l’as­ser­vis­se­ment à la matière. Les anciens y voyaient le signe de l’a­cé­die. La dis­trac­tion, c’est de l’i­nac­ti­vi­té spi­ri­tuelle, disait le phi­lo­sophe Josef Pieper, c’est du temps de cer­veau humain dis­po­nible à autre chose que lui-​même… C’est une conspi­ra­tion contre la vie inté­rieure et comme le disait encore un publi­ci­taire, c’est du temps ven­du à Coca Cola.

Lorsqu’il est spi­ri­tua­li­sé, le tra­vail per­met ce que le monde moderne a oublié, le vrai loi­sir. Ici, l’exemple des moines bâtis­seurs nous ins­truit encore. Entre le tra­vail et la prière, il y avait Votium, le loi­sir, ce moment de liber­té où l’âme tou­chée par Dieu, dans une autre acti­vi­té, se livrait à la créa­tion. Le loi­sir était la contem­pla­tion récep­tive de la réa­li­té. Nos pay­sages, nos églises comme ces vieilles mai­sons, sont l’œuvre de ces moments de créa­tion, tout comme la poé­sie et le chant qui les fai­saient vivre. Et ce loi­sir était aus­si un tra­vail. L’homme moderne, lui, ne lit plus, il ne contemple plus… et il n’en éprouve plus le manque.

La maté­ria­li­té n’est pas une fata­li­té, c’est nous qui choi­sis­sons ou non de nous y sou­mettre. L’homme est spi­ri­tuel quand il répond à la volon­té de Dieu, quand il la com­prend, quand il la choi­sit – l’o­béis­sance nous élè­ve­ra tou­jours. Alors le dilemme est simple : être pour un père de famille un rouage d’une machine gigan­tesque, comme Charlot dans les temps modernes – être pour une mère de famille, la ména­gère cible de toutes les modes, ou être comme cet homme sur la route de Chartres, bâtis­seur de notre cathé­drale intérieure.

Redonnons chaque jour sa dimen­sion spi­ri­tuelle aux tâches que nous avons à rem­plir. C’est la prière qui nous élève, c’est le tra­vail qui nous y pré­pare. Certes le tra­vail n’est pas la prière. Dans la devise des moines, Ora et Labora, ces deux acti­vi­tés sont bien dis­tinctes, mais elles sont liées, comme si l’une n’é­tait pas pos­sible sans l’autre et inversement.

C’est parce qu’il est homme de prière, que le chré­tien est un homme de devoir. Être à l’heure, tenir sa parole et ses enga­ge­ments, faire ce que l’on doit faire jus­qu’au bout et du mieux que l’on peut, tenir sa mai­son comme lais­ser en ordre son lieu de tra­vail… et savoir se repo­ser, se recréer… tel est le tra­vail chré­tien dans toute son hon­nê­te­té spi­ri­tuelle. Séparer le spi­ri­tuel du tra­vail, c’est s’en­fon­cer dans un cercle vicieux où l’âme s’é­puise et où elle n’a d’autre repos que de se diver­tir, d’autre but que les vacances et le bon­heur cou­ché… Exit le vrai loi­sir, exit la dis­po­ni­bi­li­té à Dieu dans le recueille­ment. Les dis­trac­tions de notre condi­tion sont nom­breuses aujourd’­hui et si acces­sibles… elles sont tou­jours du temps de cer­veau ven­du à l’en­ne­mi de notre âme.

Quel était le point com­mun de tous ceux que Notre-​Seigneur a appe­lé dans l’é­van­gile ? Pierre et André étaient des pêcheurs. Ils étaient à leur tâche lorsque le Christ les a choi­sis, et ils l’ont sui­vi parce qu’ils étaient dis­po­nibles, libres d’eux-mêmes.

Source : La part des anges n°8