Soyons les bâtisseurs de notre cathédrale intérieure.
Jésus aimait la solitude. Lui qui surmontait sa fatigue pour enseigner plus longuement la foule, savait se cacher d’elle à certains moments… Il se retirait dans les solitudes et priait. Il a prié seul au désert où il vécut quarante jours, sur la montagne toute une nuit avant de choisir ses apôtres, à Gethsémani, quand il fut sur le point d’entrer dans sa passion.
Quand il voulait avoir un moment d’intimité avec ses disciples, il les emmenait avec lui, loin des hommes. C’est à l’écart qu’il attire ses apôtres pour se donner à eux plus à loisir. C’est à l’écart aussi qu’il leur explique les paraboles. C’est à l’écart qu’il conduit Pierre, Jacques et Jean, les témoins de sa Transfiguration et de son agonie.
En toutes choses, c’est l’exemple de Jésus qui nous guide. Nous voulons imiter Jésus, nous voulons entendre sa voix… Alors regardons comment il s’entretient avec ceux qu’il aime, et nous comprendrons que c’est à l’écart du monde et de nous-mêmes que nous le trouverons.
Pourtant me direz-vous… quand on vit dans le monde, c’est difficile de trouver ce à l’écart. Tout y est précipité, tout y est déterminé, tout y est devoir et exigence… il y a tellement de bruit, il y a tellement peu d’espace pour laisser son âme se reposer et s’envoler près de Dieu. Trouver Dieu à l’instant de la prière, lorsque toute la journée a été en tension, est bien difficile. La prière est une habitude, une attitude profonde de l’être qui se tient à disposition de son créateur. La vie dans le monde paraît incompatible avec une vie chrétienne profonde… le monde, c’est une agitation où le Seigneur ne se retrouve pas, c’est un empressement d’activités qu’un jour Notre Seigneur reprocha à Marthe.
Avec justesse, vous avouez les difficultés que vous rencontrez pour garder le sentiment de la présence de Dieu ; avec justesse, vous avouez ce besoin de vous isoler de temps à autre pour reprendre mieux de cette présence… mais voilà quand la possibilité s’offre à vous, si la fatigue n’a pas raison de vos résolutions, les affaires du monde, comme disait saint Paul continuent de polluer le souci des affaires du Seigneur. Et certains s’enfuient de ce dilemme en s’enivrant encore plus d’activité, d’agitation et de bruit. N’y arrivant pas, ils se consolent en pensant que la vie intégralement chrétienne n’est pas pour eux, sinon a minima, qu’elle est réservée aux autres, aux religieux, à ceux que le Seigneur s’est choisis. Combien de fois avons-nous entendu que nous avions de la chance, nous, de pouvoir disposer de notre temps pour nous donner à Dieu… Et ils se consolent en profitant des quelques instants de paix d’une maison religieuse, d’un office, portés par la prière des autres. Tout compte fait, leur vie et leur labeur ne seraient-ils pas comme sacrifiés pour permettre à ces âmes choisies de se trouver en paix près de Dieu…
C’est une vision bien pessimiste du monde et de l’homme, et c’est un peu paresseux en fait. Être dans le monde, sans être du monde, est-il un tel obstacle qu’on ne peut y trouver la présence de Dieu ? Non. La vision chrétienne est optimiste. Bien que reconnaissant la présence du mal dans le monde et ses effets négatifs sur la condition humaine, la conception chrétienne refuse de faire du mal une réalité positive, une fatalité. Le mal est une négation, une sorte d’accident qui atteint l’être humain, certes très profondément, qui peut même l’asservir, mais sans jamais compromettre définitivement ses possibilités. Car tout est possible pour Dieu. Il n’y a pas de fatalisme pour un chrétien. Si le mal est entré dans le monde, s’il y agit présentement, la foi chrétienne sait que la Christ l’a vaincu. Cette pensée enveloppe l’âme d’une douce et surnaturelle espérance que le mal peut être surmonté et qu’il le sera définitivement avec l’aide de Dieu. La vision chrétienne ne met pas à égalité le bien et le mal.
Face à la nature, et face à sa nature, l’homme travaille, c’est sa contribution d’embellissement de l’œuvre de Dieu. Le péché originel n’y a rien changé, sauf que le châtiment a rendu ce travail pénible.
Derrière la création, derrière la nature de toutes choses, il y a la main créatrice de Dieu, il y a aussi le maintien continuel dans l’existence de ces choses et de nous-même, il y a enfin la Providence divine. À la sueur de son front, au prix de difficultés surmontées et de la monotonie de tâches ingrates et rébarbatives, l’homme peut libérer son âme et se rapprocher de Dieu. C’est une œuvre qui burine nos âmes. Ce n’est pas un asservissement à la matière, c’est un apprivoisement de soi, dont l’homme reste le maître. Il peut spiritualiser ses tâches quotidiennes.
Tout n’est alors qu’une question de point de vue. Nous connaissons certainement l’histoire de Charles Péguy, pèlerin sur la route de Chartres. Etait-ce une fable ? En chemin, il voit un homme fatigué, suant, qui casse des cailloux. S’approchant de lui, il lui demande : « Que faites-vous, monsieur ? – Vous voyez bien, je casse les cailloux, c’est dur, j’ai mal au dos, j’ai soif, j’ai chaud. Je fais un sous métier, je suis un sous-homme. » Continuant son chemin, il voit un autre homme qui casse les cailloux, lui aussi ; mais celui-là n’a pas l’air mal. « Que faites-vous, monsieur ? demande-t-il encore – Eh bien, je gagne ma vie. Je casse des cailloux, je n’ai pas trouvé d’autre métier pour nourrir ma famille, je suis bien content d’avoir celui-là ». Péguy poursuit son chemin… voici qu’il s’approche d’un troisième homme, lui aussi casseur de cailloux. Son visage irradie de bonheur. Il sourit et regarde avec plaisir les éclats de pierre. « Que faites-vous ? demande une dernière fois Péguy – Moi, monsieur, je bâtis une cathédrale ! »
C’est une question de choix. Ce dernier homme voyait l’invisible. Qu’est-ce qui pourrait empêcher le chrétien de voir dans son quotidien la volonté du Père et de s’en consoler, sinon lui-même ?
C’est vrai qu’aujourd’hui, les conditions du travail, qu’il soit physique ou intellectuel, qu’il soit domestique ou professionnel, asservissent l’homme à la matérialité, le réduisant à une perspective alimentaire. Mais encore une fois, c’est une question de point de vue et d’acte de Foi pour le chrétien.
Le mal est entré dans le monde, lorsque le tentateur a promis aux premiers parents qu’ils auraient la science de Dieu. La science du bien et du mal, cela ne veut pas dire grand chose, sinon qu’ils seraient leur propre maître, leur créateur de valeur comme l’on dit. C’était une promesse impossible, mais ils y ont cru parce que c’était un ailleurs… quelque chose qui rompait avec la simple charge d’entretenir le jardin d’Eden, comme une distraction de leur condition originelle.
Loin d’y gagner un nouveau savoir, les premiers parents ont fait l’amère et première expérience que le meilleur n’était pas cet ailleurs illusoire dans une nouveauté imaginée, mais que le meilleur était là où le Bon Dieu voulait qu’ils soient.
D’où vient que de nos jours la distraction soit devenue si importante ? On travaille pour faire autre chose, pour se détendre ou pour les vacances, quand on ne passe pas son temps de travail sur son téléphone ou sur internet. La nouveauté du télétravail n’a fait que confirmer cet état d’esprit… Perte de temps à parler de choses inutiles… perte de temps à faire autre chose. Cette frénésie de la distraction a fait entrer un peu plus l’individu dans l’asservissement à la matière. Les anciens y voyaient le signe de l’acédie. La distraction, c’est de l’inactivité spirituelle, disait le philosophe Josef Pieper, c’est du temps de cerveau humain disponible à autre chose que lui-même… C’est une conspiration contre la vie intérieure et comme le disait encore un publicitaire, c’est du temps vendu à Coca Cola.
Lorsqu’il est spiritualisé, le travail permet ce que le monde moderne a oublié, le vrai loisir. Ici, l’exemple des moines bâtisseurs nous instruit encore. Entre le travail et la prière, il y avait l’otium, le loisir, ce moment de liberté où l’âme touchée par Dieu, dans une autre activité, se livrait à la création. Le loisir était la contemplation réceptive de la réalité. Nos paysages, nos églises comme ces vieilles maisons, sont l’œuvre de ces moments de création, tout comme la poésie et le chant qui les faisaient vivre. Et ce loisir était aussi un travail. L’homme moderne, lui, ne lit plus, il ne contemple plus… et il n’en éprouve plus le manque.
La matérialité n’est pas une fatalité, c’est nous qui choisissons ou non de nous y soumettre. L’homme est spirituel quand il répond à la volonté de Dieu, quand il la comprend, quand il la choisit – l’obéissance nous élèvera toujours. Alors le dilemme est simple : être pour un père de famille un rouage d’une machine gigantesque, comme Charlot dans les temps modernes – être pour une mère de famille, la ménagère cible de toutes les modes, ou être comme cet homme sur la route de Chartres, bâtisseur de notre cathédrale intérieure.
Redonnons chaque jour sa dimension spirituelle aux tâches que nous avons à remplir. C’est la prière qui nous élève, c’est le travail qui nous y prépare. Certes le travail n’est pas la prière. Dans la devise des moines, Ora et Labora, ces deux activités sont bien distinctes, mais elles sont liées, comme si l’une n’était pas possible sans l’autre et inversement.
C’est parce qu’il est homme de prière, que le chrétien est un homme de devoir. Être à l’heure, tenir sa parole et ses engagements, faire ce que l’on doit faire jusqu’au bout et du mieux que l’on peut, tenir sa maison comme laisser en ordre son lieu de travail… et savoir se reposer, se recréer… tel est le travail chrétien dans toute son honnêteté spirituelle. Séparer le spirituel du travail, c’est s’enfoncer dans un cercle vicieux où l’âme s’épuise et où elle n’a d’autre repos que de se divertir, d’autre but que les vacances et le bonheur couché… Exit le vrai loisir, exit la disponibilité à Dieu dans le recueillement. Les distractions de notre condition sont nombreuses aujourd’hui et si accessibles… elles sont toujours du temps de cerveau vendu à l’ennemi de notre âme.
Quel était le point commun de tous ceux que Notre-Seigneur a appelé dans l’évangile ? Pierre et André étaient des pêcheurs. Ils étaient à leur tâche lorsque le Christ les a choisis, et ils l’ont suivi parce qu’ils étaient disponibles, libres d’eux-mêmes.
Source : La part des anges n°8