L’encyclique Dilexit nos magnifie le cœur, au risque de discréditer l’âme.
A l’occasion du jubilé des 350 ans des apparitions de Paray-le-Monial, dans lesquelles le Sauveur a demandé la dévotion à son Sacré-Cœur, le pape François a publié une encyclique, Dilexit nos [1], datée du 24 octobre 2024, qui se présente comme un vaste enseignement sur le « cœur » dans la psychologie humaine et sur le culte à rendre à Notre Seigneur Jésus-Christ dans ce résumé de son amour divin et humain qu’est son Cœur sacré.
De fait, ce long texte de François fait référence aux textes précédents du Magistère sur le sujet, et même – chose exceptionnelle ! – au Magistère antérieur au Concile : Pie VI, Léon XIII, Pie XI, Pie XII sont mentionnés. Mais non content de rappeler d’importants éléments de la doctrine du Sacré-Cœur [2], François y ajoute des éléments nouveaux. Un parcours (c.1) des divers usages sacrés et profanes de la notion de « cœur » permet d’évoquer ses multiples nuances : le cœur désigne les désirs profonds, et même le fond le plus intime de la personnalité, la capacité à comprendre autrui de l’intérieur, le fondement de ce qu’il peut y avoir de légitimement irrationnel dans notre vie (le jeu, la poésie), etc. Le 2e chapitre montre ensuite comment le Fils de Dieu a lui-même montré qu’il « avait du cœur », et qu’il savait toucher les cœurs de ceux qui ont bénéficié de sa présence. Les autres chapitres, moins innovants, exposent la vraie nature du culte du Sacré-Cœur (c.3) et les conséquences de cette dévotion dans la vie spirituelle de chacun (c.4) et dans les rapports avec autrui (c.5).
Tous ces apports sont précieux pour éclairer les exigences de la vie chrétienne : l’importance de se montrer en vérité plutôt que de vivre sous des masques, l’exercice souple de la prudence pour tenir compte des possibilités et des besoins du prochain, le fait que « la bouche parle aux oreilles, mais le cœur parle au cœur » (saint François de Sales). C’était une heureuse idée que celle de reprendre la doctrine traditionnelle du Sacré-Cœur et de la compléter ainsi.
Pourtant, comme c’était le cas chez Blaise Pascal, on peut regretter que cette notion de cœur embrasse trop de choses à la fois : chez Pascal, le cœur désigne au fond toute la vie intérieure à l’exclusion de l’exercice froid de la raison, comme dans les mathématiques. Moyennant quoi il embrasse de multiples aspects de notre psychologie au risque de les confondre.
Sainte Thérèse d’Avila, après avoir consulté des théologiens, se réjouissait au contraire de pouvoir distinguer les diverses facultés avec leurs divers actes pour interpréter ses propres expériences mystiques et faire la différence entre ce qui lui venait de Dieu, et ce qui était le fait d’une imagination ou d’une tendance au discours intérieur mal maîtrisées, voire ce qui venait du diable[3]. Sans aller aussi loin que la grande mystique espagnole, il nous est bon de distinguer les rôles des diverses facultés.
Outre les facultés spirituelles, proprement humaines, que sont l’intelligence et la volonté, l’homme jouit de facultés qui lui sont communes avec les animaux : celles de la sensibilité, comme l’imagination ou les facultés des émotions. Quoiqu’elles ne soient pas entièrement maîtrisées par la raison, elles jouent un rôle dans la vie de l’intelligence et de la volonté. Les émotions colorent notre connaissance des choses en les présentant comme favorables ou nuisibles ; elles nous permettent, si elles sont ordonnées, de poser des jugements de prudence judicieux, et de comprendre autrui comme intuitivement. C’est à juste titre que le pape insiste (DN 21) sur le fait que l’homme est le tout composé du corps et de l’âme avec toutes ces facultés, et non un pur esprit malencontreusement enfermé dans un corps. Une personne qui n’aurait jamais d’émotion, en particulier si elle était indifférente à toutes les émotions de son entourage, serait à bon droit qualifiée d’inhumaine.
Cependant il est regrettable que François discrédite l’intelligence et la volonté comme risquant de conduire au « moralisme autosuffisant[4] ». En effet les vertus théologales de foi, d’espérance et de charité, ne sont pas dans la sensibilité, mais précisément dans l’intelligence et dans la volonté. Il peut tout à fait arriver que, là où le « cœur », en l’occurrence la sensibilité, fait défaut de quelque manière, le comportement à adopter soit déterminé par la volonté éclairée par l’intelligence. Par exemple dans le cas des « nuits » mystiques où Dieu laisse une âme agir sans le confort d’une sensibilité qui rassure et se porte spontanément vers le bien[5], ou encore lorsqu’une personne a subi de tels traumatismes dans ses affections qu’elle doit les reconstruire entièrement. C’est le cas des abus sexuels, des phénomènes d’emprise et de chantage affectif, bref tout ce qui fait brutalement violence aux affections les plus profondes et les plus naturelles au point qu’on ne croit plus pouvoir leur laisser libre cours, tant elles ont été avilies et faussées. Dans ces cas, le recours à la conduite de la raison peut être le seul recours pour réapprendre à aimer.
Il est juste d’insister sur l’unité de l’homme, corps et âme, mais le propre de l’homme restera toujours sa partie spirituelle, celle qui entre la mort et la Résurrection sera jugée par Dieu et commencera sans le corps à éprouver sa destinée éternelle.
- Notée dans la suite DN.[↩]
- En particulier au c.4 sur la vraie nature du culte du Sacré-Cœur, ainsi que des éléments sur la notion de réparation, DN 201, etc.[↩]
- Cf. Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, Je veux voir Dieu, éd. du Carmel, 1956, pp.42–43.[↩]
- « Devant le Cœur de Jésus vivant et présent, notre esprit comprend, éclairé par l’Esprit, les paroles de Jésus. Notre volonté se met donc en mouvement pour les mettre en pratique. Mais cela pourrait rester une forme de moralisme autosuffisant. Sentir et goûter le Seigneur, et l’honorer, est une affaire de cœur. Seul le cœur est capable de mettre les autres facultés et passions, et toute notre personne, dans une attitude de révérence et d’obéissance amoureuse au Seigneur. » DN 27[↩]
- Par exemple la grande épreuve contre la foi que sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus eut à souffrir dans les derniers mois de sa vie.[↩]