Le cœur suffit-il ?

La transverbération de sainte Thérèse d'Avila par Horace Blanc (1621). Crédit photo : Philippe Alès, wikimedia CC

L’encyclique Dilexit nos magni­fie le cœur, au risque de dis­cré­di­ter l’âme.

A l’occasion du jubi­lé des 350 ans des appa­ri­tions de Paray-​le-​Monial, dans les­quelles le Sauveur a deman­dé la dévo­tion à son Sacré-​Cœur, le pape François a publié une ency­clique, Dilexit nos [1], datée du 24 octobre 2024, qui se pré­sente comme un vaste ensei­gne­ment sur le « cœur » dans la psy­cho­lo­gie humaine et sur le culte à rendre à Notre Seigneur Jésus-​Christ dans ce résu­mé de son amour divin et humain qu’est son Cœur sacré.

De fait, ce long texte de François fait réfé­rence aux textes pré­cé­dents du Magistère sur le sujet, et même – chose excep­tion­nelle ! – au Magistère anté­rieur au Concile : Pie VI, Léon XIII, Pie XI, Pie XII sont men­tion­nés. Mais non content de rap­pe­ler d’importants élé­ments de la doc­trine du Sacré-​Cœur [2], François y ajoute des élé­ments nou­veaux. Un par­cours (c.1) des divers usages sacrés et pro­fanes de la notion de « cœur » per­met d’évoquer ses mul­tiples nuances : le cœur désigne les dési­rs pro­fonds, et même le fond le plus intime de la per­son­na­li­té, la capa­ci­té à com­prendre autrui de l’intérieur, le fon­de­ment de ce qu’il peut y avoir de légi­ti­me­ment irra­tion­nel dans notre vie (le jeu, la poé­sie), etc. Le 2e cha­pitre montre ensuite com­ment le Fils de Dieu a lui-​même mon­tré qu’il « avait du cœur », et qu’il savait tou­cher les cœurs de ceux qui ont béné­fi­cié de sa pré­sence. Les autres cha­pitres, moins inno­vants, exposent la vraie nature du culte du Sacré-​Cœur (c.3) et les consé­quences de cette dévo­tion dans la vie spi­ri­tuelle de cha­cun (c.4) et dans les rap­ports avec autrui (c.5).

Tous ces apports sont pré­cieux pour éclai­rer les exi­gences de la vie chré­tienne : l’importance de se mon­trer en véri­té plu­tôt que de vivre sous des masques, l’exercice souple de la pru­dence pour tenir compte des pos­si­bi­li­tés et des besoins du pro­chain, le fait que « la bouche parle aux oreilles, mais le cœur parle au cœur » (saint François de Sales). C’était une heu­reuse idée que celle de reprendre la doc­trine tra­di­tion­nelle du Sacré-​Cœur et de la com­plé­ter ainsi.

Pourtant, comme c’était le cas chez Blaise Pascal, on peut regret­ter que cette notion de cœur embrasse trop de choses à la fois : chez Pascal, le cœur désigne au fond toute la vie inté­rieure à l’exclusion de l’exercice froid de la rai­son, comme dans les mathé­ma­tiques. Moyennant quoi il embrasse de mul­tiples aspects de notre psy­cho­lo­gie au risque de les confondre.

Sainte Thérèse d’Avila, après avoir consul­té des théo­lo­giens, se réjouis­sait au contraire de pou­voir dis­tin­guer les diverses facul­tés avec leurs divers actes pour inter­pré­ter ses propres expé­riences mys­tiques et faire la dif­fé­rence entre ce qui lui venait de Dieu, et ce qui était le fait d’une ima­gi­na­tion ou d’une ten­dance au dis­cours inté­rieur mal maî­tri­sées, voire ce qui venait du diable[3]. Sans aller aus­si loin que la grande mys­tique espa­gnole, il nous est bon de dis­tin­guer les rôles des diverses facultés.

Outre les facul­tés spi­ri­tuelles, pro­pre­ment humaines, que sont l’intelligence et la volon­té, l’homme jouit de facul­tés qui lui sont com­munes avec les ani­maux : celles de la sen­si­bi­li­té, comme l’imagination ou les facul­tés des émo­tions. Quoiqu’elles ne soient pas entiè­re­ment maî­tri­sées par la rai­son, elles jouent un rôle dans la vie de l’intelligence et de la volon­té. Les émo­tions colorent notre connais­sance des choses en les pré­sen­tant comme favo­rables ou nui­sibles ; elles nous per­mettent, si elles sont ordon­nées, de poser des juge­ments de pru­dence judi­cieux, et de com­prendre autrui comme intui­ti­ve­ment. C’est à juste titre que le pape insiste (DN 21) sur le fait que l’homme est le tout com­po­sé du corps et de l’âme avec toutes ces facul­tés, et non un pur esprit mal­en­con­treu­se­ment enfer­mé dans un corps. Une per­sonne qui n’aurait jamais d’émotion, en par­ti­cu­lier si elle était indif­fé­rente à toutes les émo­tions de son entou­rage, serait à bon droit qua­li­fiée d’inhumaine.

Cependant il est regret­table que François dis­cré­dite l’intelligence et la volon­té comme ris­quant de conduire au « mora­lisme auto­suf­fi­sant[4] ». En effet les ver­tus théo­lo­gales de foi, d’espérance et de cha­ri­té, ne sont pas dans la sen­si­bi­li­té, mais pré­ci­sé­ment dans l’intelligence et dans la volon­té. Il peut tout à fait arri­ver que, là où le « cœur », en l’occurrence la sen­si­bi­li­té, fait défaut de quelque manière, le com­por­te­ment à adop­ter soit déter­mi­né par la volon­té éclai­rée par l’intelligence. Par exemple dans le cas des « nuits » mys­tiques où Dieu laisse une âme agir sans le confort d’une sen­si­bi­li­té qui ras­sure et se porte spon­ta­né­ment vers le bien[5], ou encore lorsqu’une per­sonne a subi de tels trau­ma­tismes dans ses affec­tions qu’elle doit les recons­truire entiè­re­ment. C’est le cas des abus sexuels, des phé­no­mènes d’emprise et de chan­tage affec­tif, bref tout ce qui fait bru­ta­le­ment vio­lence aux affec­tions les plus pro­fondes et les plus natu­relles au point qu’on ne croit plus pou­voir leur lais­ser libre cours, tant elles ont été avi­lies et faus­sées. Dans ces cas, le recours à la conduite de la rai­son peut être le seul recours pour réap­prendre à aimer.

Il est juste d’insister sur l’unité de l’homme, corps et âme, mais le propre de l’homme res­te­ra tou­jours sa par­tie spi­ri­tuelle, celle qui entre la mort et la Résurrection sera jugée par Dieu et com­men­ce­ra sans le corps à éprou­ver sa des­ti­née éternelle.

Notes de bas de page
  1. Notée dans la suite DN.[]
  2. En par­ti­cu­lier au c.4 sur la vraie nature du culte du Sacré-​Cœur, ain­si que des élé­ments sur la notion de répa­ra­tion, DN 201, etc.[]
  3. Cf. Père Marie-​Eugène de l’Enfant-Jésus, Je veux voir Dieu, éd. du Carmel, 1956, pp.42–43.[]
  4. « Devant le Cœur de Jésus vivant et pré­sent, notre esprit com­prend, éclai­ré par l’Esprit, les paroles de Jésus. Notre volon­té se met donc en mou­ve­ment pour les mettre en pra­tique. Mais cela pour­rait res­ter une forme de mora­lisme auto­suf­fi­sant. Sentir et goû­ter le Seigneur, et l’honorer, est une affaire de cœur. Seul le cœur est capable de mettre les autres facul­tés et pas­sions, et toute notre per­sonne, dans une atti­tude de révé­rence et d’obéissance amou­reuse au Seigneur. » DN 27[]
  5. Par exemple la grande épreuve contre la foi que sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus eut à souf­frir dans les der­niers mois de sa vie.[]