Quel regard sur le trisomique ? – Cahiers Saint-​Raphaël n°158

L’état de la recherche. L’accueil. Les bons comportements.

Editorial

par le doc­teur Philippe de Geofroy

« À quel moment es-​tu le plus heu­reux ? – Tous les matins quand je me lève ! » Dans le numé­ro hors-​série de Valeurs Actuelles de novembre 2024, Jean-​Marie le Méné rap­porte ce dia­logue qu’il a eu avec un jeune tri­so­mique à la consul­ta­tion médi­cale de l’Institut Jérôme Lejeune. Au début du film, Aux plus petits d’entre les miens, qui retrace la car­rière excep­tion­nelle de ce méde­cin qui a consa­cré sa vie aux « malades de l’in­tel­li­gence », on remarque un pro­fes­seur de danse qui enseigne son art à de jeunes tri­so­miques. Ça n’est pas tant leur talent pour la danse qui frappe cette femme que leur capa­ci­té excep­tion­nelle à tout voir de façon posi­tive. Vous avez enten­du par­ler des Café Joyeux ! Il s’agit d’une chaîne de res­tau­ra­tion rapide qui s’est déve­lop­pée depuis 2017 et qui a éga­le­ment colo­ni­sé quelques machines à café sur les aires d’autoroute. Le fonc­tion­ne­ment de ces éta­blis­se­ments repose sur des employés han­di­ca­pés, essen­tiel­le­ment tri­so­miques qui, par ce tra­vail, arrivent à acqué­rir une cer­taine auto­no­mie. L’adjectif « joyeux » n’a pas été choi­si par hasard ; allez‑y, vous com­pren­drez. Et pour­tant c’est bien au nom du mal­heur qui s’abattrait sur ces han­di­ca­pés et sur leur famille que l’ensemble de la socié­té s’est liguée contre eux avant leur nais­sance. Vous connais­sez la fameuse phrase que le dépu­té socia­liste Olivier Dussopt avait pro­non­cée en 2011, à l’occasion de la révi­sion des lois de bioé­thique : « Quand j’entends que “mal­heu­reu­se­ment” 96 % des gros­sesses pour les­quelles la tri­so­mie 21 est repé­rée se ter­minent par une inter­rup­tion de gros­sesse, la vraie ques­tion que je me pose c’est pour­quoi il en reste 4 % ? ». Voilà la vision pré­na­tale de la tri­so­mie que la pro­pa­gande et les médias ont infli­gée à la socié­té. « On ne peut pas impo­ser ça aux familles et ils seront mal­heu­reux ! » C’est l’argumentation que j’ai sou­vent enten­due dans mon milieu pro­fes­sion­nel. Et pour­tant les tri­so­miques ne sont pas plus mal­heu­reux que les autres, loin de là, nous l’avons vu par quelques exemples. Quant à leurs familles, j’ai eu l’occasion d’en côtoyer quelques-​unes (pas seule­ment de la « galaxie catho­lique réac­tion­naire » comme l’écrivent les contemp­teurs des Café Joyeux) sans y voir, loin de là, plus de mal­heurs que dans les autres. Difficultés ? Oui ! Épreuve ? Certainement ! Mais mal­heur, non ! Et d’ailleurs, quoi qu’il arrive, le mal­heur ne jus­ti­fie­rait pas l’élimination du mal­heu­reux. Bertrand de Lapasse, dans le numé­ro 144 des Cahiers Saint-​Raphaël, dans un article inti­tu­lé « Déception ou Bénédiction ? » nous écri­vait : « En tous cas, si jamais le Ciel l’a vou­lu ain­si, ne vous acca­blez pas, ne vous lamen­tez pas, ne déses­pé­rez pas, une fois la sur­prise pas­sée, embras­sez cette petite croix de tout votre amour, et vous ver­rez com­bien vous rece­vez en retour. »

On retrouve des repré­sen­ta­tions de cette mala­die qui est sans doute aus­si ancienne que le chro­mo­some 21, jusque dans des images et sculp­tures antiques[1]. En dehors de ces images, il n’y a pas de témoi­gnage cer­tain sur la façon dont on trai­tait ces petits malades dont l’espérance de vie n’a beau­coup aug­men­té que récem­ment[2]. La vision néga­tive sur la tri­so­mie et les tri­so­miques exis­tait pro­ba­ble­ment avant leur éli­mi­na­tion pré­na­tale pla­ni­fiée actuelle. En revanche, nous en savons plus concer­nant une époque récente. Avant la décou­verte de la cause chro­mo­so­mique de cette mala­die, beau­coup de fan­tasmes cou­raient autour d’une hypo­thé­tique tare fami­liale hon­teuse. On chan­geait de trot­toir quand on croi­sait un tri­so­mique. Si un pre­mier aper­çu cli­nique est fait en 1838, par un méde­cin fran­çais, Jean Étienne Esquirol, c’est en 1866 que John Langdon Down, méde­cin bri­tan­nique, décri­ra plus pré­ci­sé­ment cette mala­die dans son trai­té Observation sur une clas­si­fi­ca­tion eth­nique des idiots. Il y décrit chez les « idiots » une varié­té éthio­pienne, une varié­té malaise mais éga­le­ment une varié­té mon­go­lienne, terme qui mal­heu­reu­se­ment pas­se­ra à la pos­té­ri­té. Si sa des­crip­tion cli­nique est de qua­li­té, son inter­pré­ta­tion, issue du dar­wi­nisme, est plus que dis­cu­table (son fils, lui-​même méde­cin, l’a contes­tée, sug­gé­rant que cette mala­die est acci­den­telle et indi­vi­duelle). Il ima­gine que lors du déve­lop­pe­ment intra-​utérin, l’embryon passe par dif­fé­rents stades asso­ciés à dif­fé­rentes races avant d’aboutir au « ter­mi­nus de la per­fec­tion cau­ca­sienne ». Tout sim­ple­ment, le « mon­go­lien », selon le terme de l’époque, ne serait pas arri­vé au bout du voyage embryo-​fœtal. Au XXe siècle, Raymond Turpin envi­sage, sans pou­voir le prou­ver au début, une ori­gine géné­tique à la mala­die. Il recrute Jérôme Lejeune en 1953, dans son ser­vice de pédia­trie, pour s’occuper des enfants « mon­go­liens ». Marthe Gauthier ramène ensuite des États-​Unis des tech­niques de culture cel­lu­laire. Cela leur per­met­tra de mettre en évi­dence l’existence de ce « petit chro­mo­some en plus » ; la décou­verte sera publiée dans le compte ren­du de l’Académie des Sciences en jan­vier 1959.

Sa décou­verte, et sur­tout la grande cha­ri­té avec laquelle il trai­tait ces petits malades, a com­men­cé à faire chan­ger le regard d’une par­tie de la socié­té sur cette patho­lo­gie et son atti­tude vis-​à-​vis de ce han­di­cap. Il les consi­dé­rait comme des êtres humains à part entière. Les témoi­gnages de nom­breux parents qui sont venus à sa consul­ta­tion avec leur enfant han­di­ca­pé vont dans ce sens. Il leur a don­né non seule­ment un espoir mais aus­si une espé­rance. Il a mal­heu­reu­se­ment été rapi­de­ment tour­men­té, et même déchi­ré, lorsqu’il s’est ren­du compte de l’instrumentalisation qui serait faite de sa décou­verte et du risque d’instauration d’un eugé­nisme repo­sant, selon son expres­sion, sur un véri­table « racisme chro­mo­so­mique ». Le drame s’est joué en 1969 lors de la récep­tion du pres­ti­gieux prix William Allen qui lui a été attri­bué pour ses tra­vaux en géné­tique. Dans un célèbre dis­cours pro­non­cé alors à l’hôtel Sheraton de San Francisco il n’a pas caché ses inquié­tudes en affir­mant que l’embryon, comme le fœtus, est un être humain à part entière et donc que l’avortement est un meurtre. À par­tir de ce moment, la com­mu­nau­té scien­ti­fique inter­na­tio­nale s’est peu à peu détour­née de lui et l’a consi­dé­ré comme un paria. Il n’a pas renon­cé à dire la véri­té ; il a renon­cé aux hon­neurs d’ici-bas mais il a gar­dé sa liberté !

Un regard super­fi­ciel sur notre socié­té qui n’a que le mot inclu­sion à la bouche pour­rait nous lais­ser à pen­ser qu’il n’y a plus de pro­blème aujourd’hui avec la tri­so­mie 21. Mais si l’on enlève sa paire de lunettes roses, c’est une autre his­toire. C’est juste oublier que cette affir­ma­tion ne concerne que les 4 % de sur­vi­vants qui cha­grinent mon­sieur Dussopt. Tous les autres, de la phase pré-​embryonnaire à la veille de l’accouchement ont été broyés par la machine eugé­nique. Si l’on gratte un peu le ver­nis cra­que­lé qui pro­tège la bonne conscience de la socié­té, on met faci­le­ment en évi­dence une énorme ambi­va­lence. L’histoire de la vidéo « Dear future Mom », édi­tée par la fon­da­tion Lejeune, en est un symp­tôme écla­tant. Elle met­tait en évi­dence de jeunes adultes tri­so­miques de dif­fé­rents pays qui remer­ciaient leur maman de les avoir lais­sés vivre parce qu’ils étaient heu­reux. Elle a eu un grand suc­cès. Il fal­lait donc y mettre un coup d’ar­rêt, ce qu’a fait le conseil supé­rieur de l’audiovisuel (CSA) en inter­di­sant sa dif­fu­sion sur les chaînes de télé­vi­sion natio­nales. L’affaire est allée, mal­heu­reu­se­ment sans suc­cès, jusqu’à la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH). Quel était le pro­blème de mon­trer des tri­so­miques heu­reux ? Cela pou­vait trou­bler la conscience des femmes qui « avaient fait un autre choix ». Il sem­ble­rait donc qu’il ne faille pas trou­bler une conscience, sur­tout quand elle est mau­vaise, même au nom de la sacro-​sainte liber­té d’expression (qui reste à géo­mé­trie variable, en fonc­tion des besoins). Ce genre de contra­dic­tion insur­mon­table se retrouve dans la très grande majo­ri­té des avan­cées socié­tales qui nous sub­mergent les unes après les autres. Et ces contra­dic­tions ne sont pas intel­lec­tuel­le­ment très confor­tables ; « Cachez cette inco­hé­rence que je ne sau­rais voir ! ». Alors, en géné­ral, on invente un pré­texte pour inhi­ber l’expression d’une véri­té trop gênante et on rajoute sur la dis­cor­dance trop voyante un petit coup de badi­geon vite fait avec un slo­gan bâclé du type « mon corps, mon choix ! » ou « mariage pour tous » qui sert de cache-​sexe aux tur­pi­tudes de l’époque et suf­fit à assou­pir la majo­ri­té des consciences… « L’inclusion » actuelle des han­di­ca­pés sur­vi­vants, et plus par­ti­cu­liè­re­ment des tri­so­miques relève de ce même méca­nisme. Accueil sur­joué ou traque pré­na­tale ? Inclusion ou géno­cide ? Il faut choisir !

Découvrez les Cahiers Saint Raphaël

Les Cahiers Saint Raphaël, publi­ca­tion de l’ACIM (Association catho­lique des infir­mières, méde­cins et pro­fes­sion­nels de san­té) depuis une qua­ran­taine d’années, est une revue ori­gi­nale, qui répond aux ques­tions que posent les grands pro­blèmes contem­po­rains d’éthique médi­cale. Sont éga­le­ment abor­dés des thèmes médi­caux et de société.

La revue s’adresse aux pro­fes­sion­nels de san­té mais aus­si à cha­cun d’entre nous qui vivons ces pro­blèmes au quotidien.

Vous pen­sez que ces ques­tions (avor­te­ment, contra­cep­tion, clo­nage, mani­pu­la­tions géné­tiques, eutha­na­sie etc…) sont fon­da­men­tales pour l’avenir de notre société ?

Vous sou­hai­tez avoir des réponses qui se réfèrent à la loi natu­relle et à la doc­trine catho­lique pour vous-​mêmes, afin de vivre chré­tien­ne­ment, mais aus­si pour vos enfants, pour tous ceux que vous côtoyez afin de les éclai­rer sur le sens et la valeur de la vie ? 

Abonnez-​vous aux Cahiers Saint Raphaël !

Pour s’abonner

Abonnement simple : 25 euros – Abonnement de sou­tien : 30 euros – Réabonnement : 25 euros – Abonnement reli­gieux, étu­diants : 20 euros

Règlement par chèque : ACIM, 2, route d’Equihen, 62360 Saint-​Etienne-​au Mont.

Les Cahiers Saint Raphaël sont éga­le­ment en vente aux Editions Clovis.

Contact

2 route d’Equihen, 62360 Saint-​Etienne-​au-​Mont
bernadette.​dickes@​gmail.​com ou pdegeofroy@​gmail.​com

Notes de bas de page
  1. Histoire des sciences médicales-​tome XLVII‑N°1–2013 L’ancienneté de la tri­so­mie et sa repré­sen­ta­tion dans les arts visuels, André Stahl et Pierre Tourame[]
  2. Nous avons évo­qué, dans le numé­ro 156 des Cahiers, une hypo­thé­tique prise en charge de cette mala­die chez l’homme de Néandertal…[]

Cahiers Saint Raphaël

Association catholique des infirmières, médecins et professionnels de santé