Entretien avec le Supérieur général de la Fraternité Sacerdotale Saint-​Pie X

Au sujet de la publi­ca­tion de Mater Populi fidelis.

« La néga­tion du titre de “coré­demp­trice” équi­vaut à décou­ron­ner la très sainte Vierge. Cela frappe l’âme catho­lique dans ce qu’elle a de plus cher. »

FSSPX.Actualités : Monsieur le Supérieur géné­ral, un docu­ment du Dicastère pour la Doctrine de la Foi (ci-​après « DDF ») restrei­gnant l’usage de cer­tains titres tra­di­tion­nel­le­ment attri­bués à la sainte Vierge a été publié le 4 novembre der­nier sous le titre Mater Populi fide­lis. Quelle a été votre pre­mière réac­tion à ce sujet ?

Don Davide Pagliarani : J’avoue avoir été sous le choc. Si, d’un côté, le pape Léon XIV avait déjà mani­fes­té une volon­té de conti­nui­té avec son pré­dé­ces­seur, je ne m’attendais pas à un docu­ment d’un dicas­tère romain des­ti­né à res­treindre l’usage des titres, si riches de signi­fi­ca­tion, que l’Église attri­bue tra­di­tion­nel­le­ment à la Vierge. Ma pre­mière réac­tion a été celle de célé­brer une messe de répa­ra­tion pour cette nou­velle attaque contre la Tradition et, qui plus est, contre la très sainte Vierge Marie. 

De fait, il n’y a pas que l’usage des titres de « coré­demp­trice » et de « média­trice de toutes les grâces » qui est remis en ques­tion ; c’est la signi­fi­ca­tion tra­di­tion­nelle de ces titres qui est déna­tu­rée. Cela est beau­coup plus grave encore, car la néga­tion de ces véri­tés équi­vaut à décou­ron­ner la très sainte Vierge, et cela frappe l’âme catho­lique dans ce qu’elle a de plus cher. En effet, la très sainte Vierge repré­sente, avec la sainte Eucharistie, le don le plus pré­cieux que Notre-​Seigneur nous a légué.

Qu’est-ce qui vous a le plus choqué ?

Tout d’abord, le fait de consi­dé­rer l’usage du terme « coré­demp­trice » comme « tou­jours inop­por­tun », ce qui, dans la pra­tique, revient à l’interdire. La rai­son qui est don­née est la sui­vante : « Lorsqu’une expres­sion néces­site des expli­ca­tions nom­breuses et constantes, afin d’éviter qu’elle ne s’écarte d’un sens cor­rect, elle ne rend pas ser­vice à la foi du peuple de Dieu et devient gênante[1]. »

Or nous ne nous trou­vons pas face à un terme exo­tique sug­gé­ré par une voyante après une appa­ri­tion dou­teuse, mais bel et bien face à une expres­sion que l’Église uti­lise depuis des siècles, et dont la signi­fi­ca­tion exacte a été clai­re­ment éta­blie par les théo­lo­giens. De plus, plu­sieurs papes ont fait usage de cette expres­sion. Ce qui est para­doxal, c’est que Jean-​Paul II lui-​même a uti­li­sé ce titre plu­sieurs fois. Dans son magis­tère, saint Pie X défi­nit de manière très claire le fon­de­ment et la por­tée de la coré­demp­tion de Notre-​Dame, même s’il n’utilise pas direc­te­ment ce terme, mais celui de « répa­ra­trice de l’humanité déchue ».

Que dit-​il exactement ?

Dans son ency­clique mariale Ad diem illum (2 février 1904), saint Pie X traite direc­te­ment et très clai­re­ment de la coré­demp­tion et même de la média­tion uni­ver­selle de Marie. Laissons-​lui la parole : 

« Et quand vint pour Jésus l’heure suprême, on vit la Vierge “debout auprès de la croix, sai­sie sans doute par l’horreur du spec­tacle, heu­reuse pour­tant de ce que son Fils s’immolait pour le salut du genre humain, et, d’ailleurs, par­ti­ci­pant tel­le­ment à ses dou­leurs que de prendre sur elle les tour­ments qu’il endu­rait lui eût paru, si la chose eût été pos­sible, infi­ni­ment pré­fé­rable[2]”.

« La consé­quence de cette com­mu­nau­té de sen­ti­ments et de souf­frances entre Marie et Jésus, c’est que Marie “méri­ta très légi­ti­me­ment de deve­nir la répa­ra­trice de l’humanité déchue[3]” et, par­tant, la dis­pen­sa­trice de tous les tré­sors que Jésus nous a acquis par sa mort et par son sang. Certes, l’on ne peut nier que la dis­pen­sa­tion de ces tré­sors ne soit un droit propre et par­ti­cu­lier de Jésus-​Christ, car ils sont le fruit exclu­sif de sa mort, et lui-​même est, de par sa nature, le média­teur de Dieu et des hommes. Toutefois, en rai­son de cette socié­té de dou­leurs et d’angoisses, déjà men­tion­née, entre la Mère et le Fils, a été don­né à cette auguste Vierge “d’être auprès de son Fils unique la très puis­sante média­trice et avo­cate du monde entier[4]”.

« La source est donc Jésus-​Christ : “de la plé­ni­tude de qui nous avons tout reçu[5]” ; “par qui tout le corps, lié et ren­du com­pact moyen­nant les join­tures de com­mu­ni­ca­tion, prend les accrois­se­ments propres au corps et s’édifie dans la cha­ri­té[6]”. Mais Marie, comme le remarque jus­te­ment saint Bernard, est l’“aqueduc[7]” ; ou, si l’on veut, cette par­tie médiane qui a pour propre de rat­ta­cher le corps à la tête et de trans­mettre au corps les influences et effi­ca­ci­tés de la tête, Nous vou­lons dire le cou. Oui, dit saint Bernardin de Sienne, “elle est le cou de notre chef, moyen­nant lequel celui-​ci com­mu­nique à son corps mys­tique tous les dons spi­ri­tuels[8]”.

« Il s’en faut donc gran­de­ment, on le voit, que Nous attri­buions à la Mère de Dieu une ver­tu pro­duc­trice de la grâce, ver­tu qui est de Dieu seul. Néanmoins, parce que Marie l’emporte sur tous en sain­te­té et en union avec Jésus-​Christ, et qu’elle a été asso­ciée par Jésus-​Christ à l’œuvre de la rédemp­tion, elle nous mérite de congruo, comme disent les théo­lo­giens, ce que Jésus-​Christ nous a méri­té de condi­gno, et elle est le ministre suprême de la dis­pen­sa­tion des grâces. “Lui, Jésus, siège à la droite de la majes­té divine dans la subli­mi­té des cieux[9].” Elle, Marie, se tient à la droite de son Fils, “refuge si assu­ré et secours si fidèle contre tous les dan­gers, que l’on n’a rien à craindre, à déses­pé­rer de rien sous sa conduite, sous ses aus­pices, sous son patro­nage, sous son égide[10][11]. »

Cette cita­tion est certes longue, mais elle contient les réponses aux conclu­sions for­mu­lées dans la note doc­tri­nale du DDF. D’ailleurs, il faut noter que cette ency­clique de saint Pie X est sim­ple­ment men­tion­née dans une note en fin de texte, mais qu’elle n’est jamais citée. On en com­prend aisé­ment la rai­son : elle n’est pas com­pa­tible avec la nou­velle orien­ta­tion théologique.

Mais quelle est d’après vous la vraie rai­son pour laquelle le DDF consi­dère à pré­sent comme « tou­jours inop­por­tun » le concept de corédemption ?

La rai­son est tout d’abord œcu­mé­nique. Il faut bien com­prendre que la notion de coré­demp­tion, de même que celle de média­tion uni­ver­selle, sont abso­lu­ment incom­pa­tibles avec la théo­lo­gie et l’esprit pro­tes­tants. Ces notions avaient déjà été mises de côté au moment du Concile, après avoir été l’objet d’un débat achar­né, alors qu’une par­tie des pères conci­liaires deman­daient la défi­ni­tion de la média­tion uni­ver­selle comme dogme de foi. 

Cette mise à l’écart ins­pi­rée par l’œcuménisme a eu pour effet désas­treux une dimi­nu­tion de la foi. En effet, si l’on ne rap­pelle pas régu­liè­re­ment l’enseignement tra­di­tion­nel sur la très sainte Vierge, on finit par le perdre. Autrement dit, ceux qui ont rédi­gé ce docu­ment sont réel­le­ment convain­cus que l’on a affaire à des termes dan­ge­reux pour la foi. Cela est catastrophique. 

Le texte, dans son inté­gra­li­té, répète conti­nuel­le­ment que la très sainte Vierge ne doit d’aucune manière offus­quer l’unicité et la cen­tra­li­té de la média­tion de Notre-​Seigneur et de son rôle unique de Rédempteur. Ce sou­ci paraît presque patho­lo­gique, une sorte de para­noïa spi­ri­tuelle, inex­pli­cable chez un catho­lique. En effet, aucun fidèle ins­truit des véri­tés de la foi, qui recourt à la très sainte Vierge et se laisse gui­der par elle, ne peut cou­rir le risque de trop la véné­rer au détri­ment de Notre-​Seigneur. La dévo­tion mariale, éclai­rée par la foi, n’a qu’un but : nous per­mettre de péné­trer davan­tage le mys­tère de Notre-​Seigneur et de la Rédemption. On l’avait bien com­pris – et pra­ti­qué – jusqu’au Concile. On est ici face à un cercle vicieux qui confine à l’absurde : on nous met en garde contre un moyen pré­su­mé abu­sif pour atteindre un but, alors que ce moyen nous a été don­né pré­ci­sé­ment pour ce but.

Pensez-​vous que le sou­ci œcu­mé­nique soit la seule rai­son de cette démarche du Vatican ?

Je pense qu’il faut prendre en compte une autre rai­son. Les expres­sions incri­mi­nées dans le docu­ment romain ont une rela­tion directe au mys­tère de la Rédemption et de la grâce qui en découle. Or, tra­gi­que­ment, la notion de Rédemption n’est plus la même aujourd’hui. En effet, les notions de « sacri­fice expia­toire pour nos péchés » et de « sacri­fice satis­fac­toire de la jus­tice divine » sont de plus en plus aban­don­nées. On n’accepte pas l’idée d’un sacri­fice offert à Dieu pour apai­ser sa jus­tice. Dans la pers­pec­tive moderne, Notre-​Seigneur n’a pas vrai­ment besoin de méri­ter, ni de satis­faire pour nos péchés, ni d’offrir un sacri­fice expia­toire, car la misé­ri­corde de Dieu ne change pas devant la réa­li­té du péché des hommes : elle est incon­di­tion­nelle. Dieu par­donne tou­jours, par pure libéralité. 

Par consé­quent, Notre-​Seigneur est Rédempteur dans un sens com­plè­te­ment nou­veau : sa mort n’est rien de plus que la mani­fes­ta­tion ultime et suprême de cet amour misé­ri­cor­dieux du Père[12]. Il ne faut donc pas s’étonner si, de cette défor­ma­tion de la Rédemption, découle inévi­ta­ble­ment une inca­pa­ci­té fon­cière à com­prendre com­ment et pour­quoi la Vierge aurait pu y être asso­ciée par ses souffrances. 

À ce pro­pos, le texte du DDF com­porte un aver­tis­se­ment révé­la­teur : « Il faut évi­ter les titres et les expres­sions qui se réfèrent à Marie et qui la pré­sentent comme une sorte de “para­ton­nerre” devant la jus­tice du Seigneur, comme si Marie était une alter­na­tive néces­saire à l’insuffisante misé­ri­corde de Dieu[13]. »

Revenons à la notion de « coré­demp­tion ». Pourquoi vous paraît-​elle si importante ?

Elle est d’abord l’expression d’une évo­lu­tion homo­gène du dogme catho­lique, et elle était consi­dé­rée comme une conclu­sion théo­lo­gique com­mune, voire, pour cer­tains, comme une véri­té défi­nis­sable comme dogme de foi. Elle a sa source dans l’Évangile même et elle mani­feste la por­tée exacte de l’association à l’œuvre de la Rédemption que Notre-​Seigneur a vou­lue pour sa Mère. 

Il ne s’agit ni d’une Rédemption paral­lèle, ni de quelque chose que l’on ajou­te­rait à l’œuvre de Notre-​Seigneur, comme une cer­taine cari­ca­ture vou­drait nous le faire croire à tort. Il s’agit tout sim­ple­ment d’une incor­po­ra­tion abso­lu­ment unique à l’œuvre du Christ, sans équi­valent pos­sible, qui recon­naît à Notre-​Dame sa place propre et qui en tire les consé­quences qui s’imposent.

Quels sont les argu­ments d’autorité que le texte du DDF utilise ?

Cette note théo­lo­gique cite l’avis défa­vo­rable du Cardinal Josef Ratzinger, qui trou­vait que la notion de coré­demp­tion n’était pas suf­fi­sam­ment enra­ci­née dans la sainte Écriture. Cependant, nous ne devons pas oublier que le Cardinal Ratzinger lui-​même a tenu, sur le sujet de la Rédemption, des théo­ries qui n’étaient pas tra­di­tion­nelles[14].

Mais la note se fonde sur­tout sur l’autorité du Pape François. Recueillons ses paroles, telles qu’elles sont citées dans le texte : « Marie “n’a jamais vou­lu prendre pour elle quelque chose de son Fils. Elle ne s’est jamais pré­sen­tée comme co-​rédemptrice. Non, dis­ciple”. L’œuvre rédemp­trice a été par­faite et n’a besoin d’aucun ajout. C’est pour­quoi “la Vierge n’a vou­lu obte­nir aucun titre de Jésus […]. Elle n’a pas deman­dé d’être elle-​même une quasi-​rédemptrice ou une co-​rédemptrice : non. Il n’y a qu’un seul Rédempteur et ce titre ne se dédouble pas”. Le Christ “est l’unique Rédempteur : il n’y a pas de co-​rédempteurs avec le Christ”[15]. »

Ces paroles sont affli­geantes. Elles sont une cari­ca­ture des vraies rai­sons sur les­quelles se fonde la coré­demp­tion. Disons sim­ple­ment qu’il ne s’agit pas de savoir ce que Notre-​Dame aurait sou­hai­té être – cela serait ridi­cule. Il s’agit de recon­naître ce que la Sagesse divine lui a don­né et lui a deman­dé d’être : dans l’œuvre unique de la Rédemption, il lui fut don­né d’offrir pour nous une satis­fac­tion de conve­nance pen­dant que Jésus-​Christ satis­fai­sait pour nous en jus­tice stricte ; à cause de sa cha­ri­té par­faite et de son union unique avec Dieu, il lui fut don­né de méri­ter pour nous ce que Notre-​Seigneur a méri­té en stricte justice.

Y a‑t-​il un lien entre la coré­demp­tion et la média­tion de toutes les grâces ?

Il est évident qu’il existe un lien entre ces deux notions : c’est d’ailleurs pour cette rai­son que le titre de « média­trice de toutes les grâces » est lui aus­si remis en ques­tion, car son usage est désor­mais consi­dé­ré comme dan­ge­reux, et donc for­te­ment décon­seillé, comme nous allons le voir plus en détail.

À cause de l’association de Notre-​Dame à l’œuvre de la Rédemption, et parce qu’elle nous a méri­té aus­si, bien qu’à un titre dif­fé­rent, tout ce que Notre-​Seigneur nous a méri­té, elle a été éta­blie par Notre-​Seigneur lui-​même comme dis­pen­sa­trice de toutes les grâces ain­si méri­tées. C’est ce qui res­sort des inves­ti­ga­tions de la théo­lo­gie tra­di­tion­nelle, ain­si que du magis­tère de saint Pie X que nous venons de rappeler. 

Bien sûr, la pré­sente note doc­tri­nale ne nie pas la pos­si­bi­li­té pour les saints et la très sainte Vierge de méri­ter. Mais, impli­ci­te­ment, elle remet en ques­tion la média­tion uni­ver­selle et néces­saire de Marie dans la dis­tri­bu­tion des grâces[16] : « Dans la par­faite immé­dia­te­té entre l’être humain et Dieu pour la com­mu­ni­ca­tion de la grâce, même Marie ne peut inter­ve­nir. Ni l’amitié avec Jésus-​Christ, ni l’inhabitation de la Trinité ne peuvent être conçues comme une chose qui nous vient par Marie ou par les saints. En tout cas, ce que nous pou­vons dire, c’est que Marie désire ce bien pour nous et le demande avec nous[17]. […] Seul Dieu jus­ti­fie ; seul le Dieu Trine. Lui seul nous élève pour sur­mon­ter l’infinie dis­pro­por­tion qui nous sépare de la vie divine, Lui seul actue en nous son inha­bi­ta­tion tri­ni­taire, Lui seul entre en nous, nous trans­for­mant et nous fai­sant par­ti­ci­per à sa vie divine. Ce n’est pas un hon­neur pour Marie de lui attri­buer une quel­conque média­tion dans l’accomplissement de cette œuvre exclu­si­ve­ment divine[18]. »

En réa­li­té, pour les rai­sons déjà avan­cées, la très sainte Vierge nous a déjà méri­té non seule­ment quelques grâces, mais toutes et cha­cune ; et elle ne nous en a pas seule­ment méri­té l’application, mais aus­si l’acquisition, au pied de la croix : car elle a été unie au Christ rédemp­teur dans l’acte même de la Rédemption ici-​bas, avant d’intercéder pour nous au Ciel.

Pourquoi donc y a‑t-​il une mise en garde contre l’usage du terme « média­trice de toutes les grâces », et pour­quoi ce terme est-​il consi­dé­ré comme étant inca­pable d’assurer une com­pré­hen­sion juste du rôle de la Vierge ?

Sur ce point, nous pou­vons répondre que les auteurs du texte ont un pré­ju­gé : ils n’acceptent pas que Dieu ait déci­dé – et que la Tradition ait expli­qué – dif­fé­rem­ment de l’idée pré­con­çue qu’ils se sont faite. 

Il est exact de dire que Notre-​Seigneur est le seul média­teur et qu’il y a une seule Rédemption, la sienne, sur­abon­dante. Mais, de même que Notre-​Seigneur choi­sit libre­ment les moyens pour réa­li­ser la Rédemption, notam­ment en mou­rant sur la croix alors qu’il aurait pu choi­sir un autre moyen, de même il choi­sit libre­ment d’associer sa Mère à son œuvre comme Il le veut. Personne, pas même le pré­fet du DDF, ne peut enle­ver à Notre-​Seigneur le pou­voir d’agir selon sa Sagesse divine et de faire de sa Mère la coré­demp­trice et la média­trice uni­ver­selle des grâces. Notre-​Seigneur est conscient qu’il ne retire rien à sa digni­té de Rédempteur en agis­sant de la sorte. Mais la consé­quence de ce choix de Notre-​Seigneur est claire : de même qu’il est néces­saire de recou­rir à Lui pour se sau­ver, de même il est néces­saire de recou­rir à sa Mère, quoiqu’à un titre dif­fé­rent. Ne pas recon­naître cette néces­si­té signi­fie refu­ser les décrets de Notre-​Seigneur, la Tradition de l’Église et les moyens qui sont don­nés aux chré­tiens pour faire leur salut. 

Cette idée pré­con­çue, et même cette obs­ti­na­tion, revient très sou­vent dans le texte. Limitons-​nous à quelques pas­sages : « Si l’on tient compte du fait que l’inhabitation tri­ni­taire (la grâce incréée) et la par­ti­ci­pa­tion à la vie divine (la grâce créée) sont insé­pa­rables, nous ne pou­vons pas pen­ser que ce mys­tère puisse être condi­tion­né par un “pas­sage” par les mains de Marie[19] » ; « aucun être humain, pas même les apôtres ou la très sainte Vierge, ne peut agir en tant que dis­pen­sa­teur uni­ver­sel de la grâce[20] » ; « le titre [média­trice de toutes les grâces] court le risque de voir la grâce divine comme si Marie deve­nait dis­tri­bu­trice de biens ou d’énergies spi­ri­tuelles, déta­chés de notre rela­tion per­son­nelle avec Jésus-​Christ[21] ».

D’un point de vue pas­to­ral, com­ment jugez-​vous l’incidence de ces déci­sions du DDF ?

Je crois pou­voir dire que les réper­cus­sions néga­tives seront mul­tiples et catastrophiques. 

Tout d’abord, nous ne devons pas oublier que Marie est le modèle par­fait de la vie chré­tienne. En mini­mi­sant l’association de Notre-​Dame à l’œuvre de la Rédemption, le texte mini­mise l’appel fait à chaque âme d’entrer par la croix dans l’œuvre de la Rédemption, de la répa­ra­tion et de la sanc­ti­fi­ca­tion per­son­nelle. Cela cor­res­pond exac­te­ment à une vision pro­tes­tante de la vie chré­tienne, dans laquelle il n’y a plus de place pour une coopé­ra­tion à l’œuvre du Christ qui nous sanc­ti­fie et nous sauve. C’est pour cette rai­son que Luther a détruit la vie reli­gieuse, et consi­dé­rait toute œuvre bonne, y com­pris la sainte Messe, comme une offense à la gran­deur de l’œuvre du Christ qui, étant par­faite, ne néces­site aucun ajout. Tout ajout cor­res­pon­drait à une mécon­nais­sance de sa per­fec­tion. En tant que catho­liques, nous pro­fes­sons exac­te­ment le contraire : parce que l’œuvre du Christ est sou­ve­rai­ne­ment par­faite, elle est en mesure d’englober la coopé­ra­tion des créa­tures sans rien perdre de sa propre perfection.

Ensuite, ces déci­sions du DDF me semblent catas­tro­phiques dans le contexte actuel, sur­tout pour la foi et la vie spi­ri­tuelle des âmes les plus simples, les plus dému­nies. Je pense aux péri­phé­ries sociales et morales, pour uti­li­ser un terme en vogue sous le pon­ti­fi­cat pré­cé­dent. Aux gens les plus aban­don­nés, il ne reste sou­vent plus que la très sainte Vierge comme refuge dans le désert actuel. J’ai vu de mes propres yeux com­ment une dévo­tion simple et sin­cère à la très sainte Vierge est capable d’assurer le salut à des âmes qui n’ont même pas la pos­si­bi­li­té de voir un prêtre régu­liè­re­ment. C’est pour cela qu’un texte du DDF qui a pour but de mettre en garde les âmes contre des notions mariales tra­di­tion­nelles, me paraît inqua­li­fiable et pas­to­ra­le­ment irresponsable.

Enfin, jamais plus qu’aujourd’hui l’Église elle-​même n’aurait besoin de redé­cou­vrir les gran­deurs de la très sainte Vierge : face à une pres­sion du monde qui plonge tou­jours plus les âmes dans l’apostasie et dans l’impureté, ces gran­deurs s’offrent comme le moyen sou­ve­rain de résis­ter à cette pres­sion et de demeu­rer fidèles.

Auriez-​vous un conseil pas­to­ral à don­ner aux auteurs du texte ?

L’idée de rap­pe­ler que Notre-​Seigneur est le seul média­teur entre Dieu et les hommes, et qu’il n’y a qu’une seule Rédemption véri­table, la sienne, est en soi louable et, sur­tout aujourd’hui, il faut bien la rappeler. 

Le pro­blème est que ce n’est pas aux catho­liques qu’il faut la rap­pe­ler, dans le but per­ni­cieux de les mettre en garde contre les inter­fé­rences ou une pré­ten­due concur­rence de la très sainte Vierge. Il fau­drait plu­tôt prê­cher et rap­pe­ler cette véri­té aux juifs, aux boud­dhistes, aux musul­mans, et à tous ceux qui ne connaissent pas Notre-​Seigneur, croyants non-​chrétiens ou athées. 

Or, le 28 octobre der­nier, on a célé­bré au Vatican le soixan­tième anni­ver­saire de la pro­mul­ga­tion de Nostra Aetate, c’est-à-dire du docu­ment conci­liaire qui est à la base du dia­logue avec les reli­gions non chré­tiennes. Cela est pour le moins para­doxal puisque ce dia­logue – qui a abou­ti pen­dant ces soixante der­nières années aux réunions inter­re­li­gieuses les plus pitoyables – est la néga­tion claire et expli­cite du fait que Notre-​Seigneur est le seul média­teur entre Dieu et les hommes, et du fait que l’Église catho­lique a été ins­ti­tuée pour prê­cher cette véri­té au monde.

Y a‑t-​il d’après vous une autre notion mariale tra­di­tion­nelle qui méri­te­rait d’être connue davantage ?

Dans l’Office divin de la très sainte Vierge, la litur­gie la défi­nit comme « celle qui a écra­sé toutes les héré­sies ». Je pense que cette notion méri­te­rait d’être appro­fon­die davan­tage par la recherche théo­lo­gique. Il est très inté­res­sant de noter com­ment l’Église consi­dère Notre-​Dame comme gar­dienne de la véri­té catho­lique. Cela est direc­te­ment lié à son rôle de Mère. Elle ne pour­rait pas engen­drer en cha­cun de nous Notre-​Seigneur sans nous com­mu­ni­quer la véri­té et l’amour de la véri­té, car Notre-​Seigneur est la Vérité même, incar­née, mani­fes­tée aux hommes. C’est par la foi, et dans la pure­té de la foi, que les âmes sont régé­né­rées et ont la pos­si­bi­li­té de gran­dir à l’image de Notre-Seigneur. 

Je crois que nous ne sai­sis­sons pas suf­fi­sam­ment ce lien néces­saire entre la pure­té de la foi et l’authenticité de la vie chré­tienne. Notre-​Dame, qui détruit toutes les erreurs, est la clef pour com­prendre cette vérité.

Pour ter­mi­ner cet entre­tien, quelle prière en l’honneur de Notre-​Dame choisiriez-vous ?

Je choi­si­rais sans hési­ter la prière sui­vante, qui se trouve elle aus­si dans la liturgie : 

« Dignare me lau­dare te, Virgo sacra­ta. Da mihi vir­tu­tem contra hostes tuos
Daignez me per­mettre de vous louer, Vierge sacrée. Donnez-​moi la force contre vos ennemis. »

Entretien réa­li­sé à Menzingen, le 9 novembre 2025, 
en la fête de la dédi­cace de la Basilique du Saint-Sauveur

Notes de bas de page
  1. Mater Populi fide­lis, n° 22.[]
  2. Saint Bonaventure, I Sent., d. 48, ad Litt., dub. 4.[]
  3. Eadmeri, De Excellentia Virg. Mariæ, c. IX.[]
  4. Pie IX, Ineffabilis.[]
  5. Jn I, 16.[]
  6. Eph IV, 16.[]
  7. De Aquæductu, n° 4.[]
  8. Quadrag. de Evangelio æter­no, Serm. X, a. III, c. 3.[]
  9. He I, 3.[]
  10. Pie IX, Ineffabilis.[]
  11. S. Pie X, Ad diem illum.[]
  12. Il s’agit ici de la nou­velle doc­trine du Mystère pas­cal, qui est en par­ti­cu­lier à la base de la réforme litur­gique post­con­ci­liaire.[]
  13. Mater Populi fide­lis, n° 37, b.[]
  14. En par­ti­cu­lier dans son ouvrage La foi chré­tienne hier et aujourd’hui, 1968 (réédi­té en 2000 avec une pré­face de l’auteur).[]
  15. Mater Populi fide­lis,n° 21.[]
  16. Le grand tort du texte est de ne pas faire la dis­tinc­tion clas­sique entre média­tion phy­sique et média­tion morale. Par média­tion phy­sique, on veut dire que Marie trans­met la grâce comme un véri­table ins­tru­ment – par exemple une harpe qui, tou­chée par l’artiste, pro­duit des sons har­mo­nieux. Des théo­lo­giens recon­nus (Lépicier, Hugon, Bernard) attri­buent à la Vierge une telle influence, d’une façon subor­don­née à l’humanité du Christ, en insis­tant sur ceci que, d’après la Tradition, Marie est vrai­ment dans le corps mys­tique comme le cou qui, en réunis­sant la tête aux membres, leur trans­met l’influx vital.
    Par média­tion seule­ment morale de Marie sur la grâce, on veut dire que, au moins par la satis­fac­tion, les mérites pas­sés, et son inter­ces­sion tou­jours actuelle, Marie trans­met aux âmes, uni­ver­sel­le­ment, toutes les grâces qui découlent de la croix de son Fils. Cette thèse est admise par tous les théo­lo­giens tra­di­tion­nels. Dans les deux cas, la média­tion de Marie est vou­lue libre­ment par Dieu comme uni­ver­selle et néces­saire.
    En niant la média­tion phy­sique ins­tru­men­tale de Marie, et en omet­tant sa dis­tinc­tion clas­sique d’avec la média­tion au moins morale, le texte conclut indû­ment à une néga­tion géné­rale de toute média­tion uni­ver­selle et néces­saire de Marie dans la dis­pen­sa­tion des grâces.
    Autrement dit : on peut dis­cu­ter sur la moda­li­té de la média­tion de la Vierge, mais pas sur son uni­ver­sa­li­té ni sa néces­si­té de fait.[]
  17. Ibid. n° 54.[]
  18. Ibid. n° 55.[]
  19. Ibid. n° 45.[]
  20. Ibid. n° 53.[]
  21. Ibid. n° 68.[]

Supérieur Général FSSPX

M. l’ab­bé Davide Pagliarani est l’ac­tuel Supérieur Général de la FSSPX élu en 2018 pour un man­dat de 12 ans. Il réside à la Maison Générale de Menzingen, en Suisse.