Les maîtres de la vie spirituelle : Dom Romain Banquet

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« Qu’est-ce que la vie inté­rieure ? C’est d’abord l’irradiation de la foi dans toutes les puis­sances qui nous servent à connaître Dieu, à nous connaître nous-​même, à connaître les créatures »

Lorsqu’en 1945 l’abbaye d’En-Calcat publie Entretiens sur la vie inté­rieure, le pré­fa­cier s’attache à en relier le conte­nu avec son auteur, Dom Romain Banque : « Toute vie sur­na­tu­relle, même à son degré le plus élé­men­taire, com­porte une cer­taine vie inté­rieure, fon­dée sur la grâce qui élève l’âme, et les ver­tus théo­lo­gales qui la mettent en rap­port avec Dieu ; mais l’expression “vie inté­rieure” désigne habi­tuel­le­ment l’activité d’une âme cher­chant à res­ser­rer son contact intime avec Dieu, pour tendre à la per­fec­tion et à la sainteté.

« C’est pour la vie inté­rieure ain­si com­prise que Dom Romain avait quit­té en 1863 sa terre natale d’En ‑Calcat et affron­té les aus­té­ri­tés du monas­tère de la Pierre-​qui-​Vire ; c’est elle qui l’avait sou­te­nu pen­dant sa vie, aus­si féconde qu’épuisante, d’apôtre et de Supérieur ; c’est elle enfin qu’en réponse à une volon­té expresse de Notre-​Seigneur, il cher­chait à déve­lop­per dans les deux monas­tères fon­dés par lui pour réa­li­ser cet unique but.[1]»
Mais, au fait, qui est Dom Romain Banquet ?

Dom Romain Banquet

Louis Banquet nait au hameau d’En-Calcat dans le Tarn le 5 décembre 1840. Pour répondre à l’appel de Dieu, il entre au grand sémi­naire d’Albi en octobre 1859. C’est là qu’en 3e année, il entend un nou­vel appel de Dieu, un appel à la vie de per­fec­tion, un appel à la vie reli­gieuse béné­dic­tine. Aussi prend-​il la déci­sion le 10 décembre 1862 d’entrer au monas­tère de la Pierre-​qui-​Vire situé dans le Morvan.

Entré au monas­tère en 1864, il y reçoit le nom de Romain. Ayant fait ses pre­miers vœux en février 1866, il est ordon­né prêtre le 15 juin 1867 en la cathé­drale de Sens. Ayant pro­non­cé ses vœux solen­nels le 13 avril 1875, il est nom­mé dès le len­de­main maître de novices. Deux ans plus tard, il est envoyé en Provence pour la fon­da­tion de Saint-​Pierre-​des-​Canon en tant que prieur.

En 1885, il revient dans son pays natal à l’occasion d’une mis­sion parois­siale qu’il prêche à Dourgne. L’évêque d’Albi — Mgr Jean-​Émile Fonteneau — en pro­fite pour expri­mer son sou­hait de voir les béné­dic­tins s’installer dans le Tarn. Ce désir devient réa­li­té en février 1890 quand Dom Romain Banquet fonde un prieu­ré à En-​Calcat sur les terres de sa famille. L’automne sui­vant, les béné­dic­tines s’installent à Dourgne.

Érigée comme abbaye en 1896, En-​Calcat est doté d’un Père Abbé en la per­sonne de son fon­da­teur, Dom Romain Banquet, qui reçoit la béné­dic­tion abba­tiale des mains de Mgr Fonteneau le 23 sep­tembre 1896. La « Paix » qui carac­té­rise l’esprit béné­dic­tin est hélas de courte durée, puisque le gou­ver­ne­ment ordonne en 1901 l’expulsion des reli­gieux et des congré­ga­tions enseignantes.

En 1903, les béné­dic­tins s’exilent en Catalogne, d’abord à Parramon, puis à San Pedro de Besalù. Ils ne revien­dront qu’au terme de la 1re Guerre mon­diale. Sentant les forces lui man­quer, Dom Banquet renonce à sa charge en 1923. Sa démis­sion ayant été refu­sée, il obtient tou­te­fois un coad­ju­teur — Dom Marie Cambarou — qui ne lui suc­cé­de­ra qu’à sa mort. Celle-​ci inter­vient à En-​Calcat le 25 février 1929.

Entretiens sur la vie intérieure

Dom Banquet n’a publié aucun ouvrage de son vivant. Les Entretiens sur la vie inté­rieure ont été publiés par l’abbaye d’En-Calcat par ses suc­ces­seurs un quart de siècle après sa mort. Il s’agit de notes prises au cours d’une retraite que Dom Romain Banquet à prê­ché en 1911 aux béné­dic­tines de Dourgne. S’adressant à ces reli­gieuses, Dom Romain Banquet s’interroge : « Au début de tous les Ordres reli­gieux, qu’y a‑t-​il d’extérieur, d’appréciable au point de vue maté­riel ? Il y a absence de moyens, de res­sources. Alors, en quoi consistent les Ordres reli­gieux ? Ils consistent dans la puis­sance de la vie inté­rieure que les âmes portent avec elles.

« Si nous nous deman­dons quelle cause a déter­mi­né la chute, la dis­pa­ri­tion de cer­tains Ordres et de cer­tains monas­tères, la ques­tion est facile à résoudre : l’extérieur a pris le des­sus, on s’est relâ­ché insen­si­ble­ment de l’intérieur ; l’extérieur même légi­time, rai­son­nable, en est venu à pré­oc­cu­per les esprits dans une mesure qui n’était plus conforme à la volon­té de Dieu[2]. »

Or « en ins­ti­tuant les Ordres reli­gieux après l’ère des mar­tyrs, Dieu s’est pro­po­sé un but : conser­ver à son Église jusqu’à la fin, le tré­sor de la vie inté­rieure. Il est vrai que ce tré­sor, Dieu peut le conser­ver mal­gré le tumulte du siècle, mais il est vrai éga­le­ment qu’en règle ordi­naire, pour conser­ver le tré­sor de la vie inté­rieure, Dieu a besoin de sépa­rer. Oui, il Lui faut sépa­rer les âmes de la foule, les atti­rer dans la soli­tude, et, dans la soli­tude et le silence, leur par­ler au cœur (Os 2, 16) ».

Nature de la vie intérieure

Dans La France contre les robots publié en 1947, George Bernanos consta­tait qu’ « on ne com­prend abso­lu­ment rien à la civi­li­sa­tion moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspi­ra­tion contre toute forme de vie inté­rieure ».
Trente-​cinq ans plus tôt, Dom Banquet fai­sait déjà le même constat déso­lé :
« A l’heure actuelle, on met le secon­daire avant le prin­ci­pal, on ne recon­nait plus la néces­si­té de cette sou­ve­rai­ne­té de la vie inté­rieure. L’aspect géné­ral que pré­sente trop sou­vent aujourd’hui l’Église mili­tante est un état de pré­do­mi­nance du mou­ve­ment exté­rieur sur tout ce qui est inté­rieur ; il y a comme une conspi­ra­tion pour reje­ter à l’arrière-plan la vie inté­rieure. Impossible de res­pi­rer l’air d’un siècle impré­gné d’erreurs si géné­rales sans en souffrir. »

Mais, au fait, « qu’est-ce que la vie inté­rieure ? C’est d’abord l’irradiation de la foi dans toutes les puis­sances qui nous servent à connaître Dieu, à nous connaître nous-​même, à connaître les créa­tures ».
Au fil de ses ins­truc­tions, le béné­dic­tin va affi­ner et pré­ci­ser sa défi­ni­tion ini­tiale : « La vie inté­rieure c’est plei­ne­ment la vie de l’esprit, la vie selon l’esprit. »

« Il n’y a pas de dif­fé­rence entre la vie de Jésus en nous et la vie inté­rieure : c’est tout un, puisqu’elle est Jésus-​Christ se repro­dui­sant en nous, et qu’il est Lui-​même notre vie inté­rieure. »
Au final, « si tout est sur­na­tu­rel dans l’ordre sur­na­tu­rel, la vie inté­rieure est ce que cet ordre ren­ferme de plus sur­na­tu­rel, car, une fois déve­lop­pée, elle sous­trait l’homme à la nature, et l’élève au-​dessus de lui-​même ».
Ceci dit, « quand la vie inté­rieure est éta­blie au degré que Dieu veut, rien n’est atteint dans la vie ordi­naire, mais tout est enno­bli, vivi­fié, tout aug­mente de valeur et de prix ».

Deux obstacles à la vie intérieure

Le désir de voir la foi irra­dier l’ensemble des puis­sances de l’âme peut être frus­tré soit par le péché, soit par les défauts.
« Le péché en lui-​même est contraire à la vie inté­rieure ; mais pour les âmes vouées au ser­vice de Dieu, les cir­cons­tances qui accom­pagnent le péché sont peut-​être plus contraire à la vie inté­rieure que le péché lui-​même. »
D’une part, « pour répa­rer le péché, il faut pre­miè­re­ment le voir tel qu’il est et ne pas cher­cher de cir­cons­tances atté­nuantes. […] Ce à quoi nous pen­sons le moins c’est à l’offense qui a été faite à Dieu. Alors, que vaut le repen­tir ? Et com­ment le par­don de Dieu, qui est pro­por­tion­né au repen­tir, peut-​il nous laver autant que nous en avons be-oin ? »

D’autre part, « pour répa­rer digne­ment, il faut répa­rer promp­te­ment. Le délai dans la répa­ra­tion du péché équi­vaut à la conti­nua­tion de son règne dans l’âme, il équi­vaut, quand on est au ser­vice de Dieu, à l’approbation du péché ».
« Savoir se repen­tir, savoir répa­rer ses fautes, voi­là, je crois, ce qui nous manque le plus dans l’acquisition de la vie intérieure. »

Quant aux défauts, « [ils] ne consti­tuent pas l’obstacle essen­tiel à la vie inté­rieure. Le véri­table obs­tacle est la manière dont nous les trai­tons : car, trop sou­vent, nous n’en fai­sons pas l’objet du com­bat que nous avons à sou­te­nir pour éta­blir en nous le règne de Dieu ».
« Si nous per­met­tons à nos défauts de s’acclimater dans notre exis­tence quo­ti­dienne, ils seront là comme des para­sites dévo­rant la sub­stance vitale. Nous n’avons qu’un moyen d’éviter ce dan­ger : les atta­quer l’un après l’autre, afin d’arriver à un résul­tat plus sûr. »

L’oraison, aliment de la vie intérieure

Qu’est-ce que l’oraison ? « La parole de l’âme à Dieu et aus­si la parole de Dieu à l’âme, un entre­tien per­pé­tuel entre l’âme et son Dieu ».
Comment s’initier à l’oraison ? « Le Bréviaire et le Missel, l’Office Divin en cha­cune de ses par­ties de la nuit et du jour, l’Office Divin célé­bré au Chœur ou célé­bré au saint Autel par la Messe : voi­là, encore une fois, la grande école de l’oraison. »
« C’est l’oraison, et l’oraison la plus ortho­doxe, la plus authen­tique ; non pas l’oraison de tel ou tel auteur, mais l’oraison selon Dieu Lui-​même ; non pas l’oraison de tel ou tel saint, mais l’oraison de la sainte Église catho­lique, notre Mère. »
Bien loin d’être répé­ti­tive et rébar­ba­tive, l’oraison intro­duit l’âme inté­rieure dans le mys­tère sans cesse renou­ve­lé car inson­dable de Dieu :

« Les âmes qui vivront à la fin des temps trou­ve­ront dans l’oraison faite au pieds de Jésus, en Jésus, avec Jésus, les mêmes saveurs qu’y trou­vaient les saints de la pre­mière époque du chris­tia­nisme. Si le monde vieillit, il y a dans le monde quelque chose qui ne vieillit pas : le Rédempteur, la grâce qu’Il des­tine aux âmes. L’oraison ne vieillit pas non plus ; elle reste tou­jours jeune, elle fait tres­saillir les âmes main­te­nant comme aux pre­miers siècles, elle les sanc­ti­fie, les vivi­fie, elle les pré­pare à tous les héroïsmes et même au mar­tyre, parce qu’elle emprunte sa jeu­nesse à Celui qui ne connaît ni pas­sé, ni avenir. »

A l’instar de sainte Thérèse d’Avila qui voyait dans l’oraison « un com­merce d’amitié où l’âme s’entretient seul à seul avec Celui dont elle sait qu’elle est aimée », Dom Romain Banquet sou­ligne l’impulsion pre­mière de Dieu dans l’oraison : « Si nous ren­con­trons beau­coup de dif­fi­cul­tés dans l’oraison, cela vient de ce que nous la consi­dé­rons comme un exer­cice qui dépend de nous. Sans doute, l’oraison dépend de nous quant à la coopé­ra­tion que Dieu nous demande ; mais quant à son impul­sion pre­mière, l’oraison est de Dieu. »

Quelques pierres précieuses

Pour finir, citons encore quelques pré­cieux avis gla­nés de-​ci de-là : 

  • sur la mor­ti­fi­ca­tion : « La vie inté­rieure jaillit de la mor­ti­fi­ca­tion par­faite, non pas en des choses extra­or­di­naires, mais dans les petits évè­ne­ments quo­ti­diens, les petites choses qui se pré­sentent à chaque instant. »
  • sur les humi­lia­tions : « Soyons réso­lu aux humi­lia­tions, non pas à celles que nous nous infli­geons très dou­ce­ment dans l’oraison, mais à celles que nous ren­con­trons sur notre che­min, aux opprobres. »
  • sur l’obéissance : « En quoi se résume la sain­te­té que nous sommes appe­lés à acqué­rir ? Elle se résume en ceci : notre volon­té se sou­met­tant si bien et avec tant de constance à la volon­té de Dieu, que l’on ne puisse plus rien trou­ver en nous hor­mis cette divine volon­té, domi­nant la nature dans tous les détails et y réa­li­sant ses desseins. »
  • sur l’oisiveté : « Le tra­vail est une des grandes lois de notre nature, et la paresse, l’oisiveté est un maré­cage pour notre nature : quand elle tombe dans ce maré­cage de la paresse et de l’oisiveté, elle se putré­fie, en quelque sorte. »
  • sur le renon­ce­ment : « Nous serions moins pré­oc­cu­pé si, pour avoir le renon­ce­ment, il suf­fi­sait d’en prendre une fois la réso­lu­tion avec géné­ro­si­té, d’en faire un acte bien déter­mi­né et carac­té­ri­sé ! Mais non : le renon­ce­ment est une série d’actes dont Dieu seul connait le nombre ; Lui-​même nous guide dans cette voie : Lui seul sait les actes que nous devons accomplir. »

source : La Couronne de Marie n°148, décembre 2025

Notes de bas de page
  1. Entretiens sur la vie inté­rieure, Éditions de l’ab­baye de Saint-​benoît d’En-​Calcat, 1945, Préface, p. 8.[]
  2. Toutes les cita­tions sans réfé­rences sont tirées de Entretiens sur la vie inté­rieure que le lec­teur est for­te­ment invi­té à se pro­cu­rer, à lire et à médi­ter dans son inté­gra­li­té.[]