Ecole professionnelle Ph. Vrau – Éloge du travail manuel et des métiers de l’artisanat – Mars 2018

Éloge du tra­vail manuel et des métiers de l’ar­ti­sa­nat, ou plai­doyer pour tous ceux qui s’é­pa­nouissent en fabri­cant ou en répa­rant des objets.

Le pre­mier livre de l’Écriture-​Sainte, la Genèse, qui évoque l’o­ri­gine de l’hu­ma­ni­té, rap­porte que la mis­sion de tra­vailler a été don­née à nos pre­miers parents. Après avoir appe­lé à l’exis­tence Adam, le Créateur « prit donc l’homme et le mit dans le Paradis, afin qu’il le culti­vât et qu’il le gar­dât »(1).

Dans cet heu­reux séjour, des devoirs atten­daient Adam afin de conser­ver au Paradis sa beau­té pri­mi­tive. Le tra­vail n’est donc pas un châ­ti­ment ; il est noble et saint ! Sans la chute, il n’au­rait pas été fati­guant et pénible. Le châ­ti­ment, c’est la peine qu’il coûte, la peine qui fait suite à la révolte de nos pre­miers parents, Adam et Ève, et à la sen­tence divine à leur encontre : « la terre sera mau­dite à cause de ce que vous avez fait, et c’est à force de tra­vail que vous en tire­rez de quoi vous nour­rir pen­dant toute votre vie »(2).

Faire avec ses mains, un besoin naturel

L’homme a un besoin natu­rel d’exer­cer une acti­vi­té. Il le fait tan­tôt par le jeu, tan­tôt par le tra­vail. Dans le jeu, l’ac­ti­vi­té s’exerce libre­ment, pour le plai­sir, et peut être inter­rom­pue à tout moment. Le jeu est une façon très agréable d’exer­cer une acti­vi­té mais nous l’ap­pré­cions à titre de détente ou de récréa­tion. On se lasse du jeu, on ne joue­ra pas tou­jours. Le jeu chez l’en­fant doit conduire à l’ap­pren­tis­sage du devoir d’é­tat, dont le tra­vail est une composante.

Le tra­vail com­porte une tâche dont l’ac­com­plis­se­ment est néces­saire ou utile. Il est orien­té vers un but qui doit être atteint : satis­faire des besoins vitaux, pro­duire de la richesse, acqué­rir un savoir ou une com­pé­tence, réa­li­ser une œuvre, rendre un ser­vice. Le carac­tère sérieux, utile, obli­ga­toire du tra­vail, même si nous le res­sen­tons comme pesant, nous satis­fait, et cela nous montre à quel point le tra­vail est une exi­gence pro­fonde de la nature de l’homme. À cette exi­gence cor­res­pond la pra­tique d’un métier où le tra­vail pro­fes­sion­nel dont les obli­ga­tions, géné­ra­le­ment fixées par contrat, ont un carac­tère rigoureux.

Tout tra­vail com­porte une part de contrainte, d’ef­fort et de peine. De l’his­toire du tra­vail, qui a eu plus ou moins d’im­por­tance dans les socié­tés, depuis celles où l’on vivait de la cueillette et de la chasse, jus­qu’à nos socié­tés indus­trielles, nous retien­drons d’a­bord que l’homme est avant tout arti­san, c’est-​à-​dire dis­po­sé à tra­vailler de ses mains même si, rapi­de­ment, il a aug­men­té son pou­voir en se ser­vant d’ou­tils, de plus en plus com­plexes et ingénieux.

« Je n’ai pas à par­ler ici du tra­vail manuel, du rôle qu’il pour­rait jouer à l’é­cole. On est trop por­té à n’y voir qu’un délas­se­ment. On oublie que l’in­tel­li­gence est essen­tiel­le­ment la facul­té de mani­pu­ler la matière, qu’elle com­men­ça du moins ain­si, que telle était l’in­ten­tion de la nature. Comment alors l’in­tel­li­gence ne profiterait-​elle pas de l’é­du­ca­tion de la main ? Allons plus loin. La main de l’en­fant s’es­saie natu­rel­le­ment à construire. En l’y aidant, en lui four­nis­sant au moins des occa­sions, on obtien­drait plus tard de l’homme fait un ren­de­ment supé­rieur ; on accroî­trait sin­gu­liè­re­ment ce qu’il y a d’in­ven­ti­vi­té dans le monde. Un savoir tout de suite livresque com­prime et sup­prime des acti­vi­tés qui ne deman­daient qu’à prendre leur essor. Exerçons donc l’en­fant au tra­vail manuel, et n’a­ban­don­nons pas cet ensei­gne­ment à un manœuvre. Adressons-​nous à un vrai maître, pour qu’il per­fec­tionne le tou­cher au point d’en faire un tact : l’in­tel­li­gence remon­te­ra de la main à la tête ».

De cette obser­va­tion fon­da­men­tale déve­lop­pée par Henri Bergson(3), nous retien­drons non seule­ment le besoin que nous avons tous de faire quelque chose de nos mains, mais sur­tout la digni­té du tra­vail manuel. L’homme d’au­jourd’­hui, qui vit dans le « tout fait », ne prend-​il pas plai­sir au bri­co­lage, au jar­di­nage, à apprendre et repro­duire des pra­tiques arti­sa­nales ? Le scou­tisme, dans toute la richesse de sa péda­go­gie, a vu l’im­por­tance, pour les petits cita­dins aux­quels il était pre­miè­re­ment des­ti­né, de tirer par­ti du besoin que nous avons de faire quelque chose de nos mains… tout d’a­bord pour ne pas vivre comme de petits sau­vages dans les bois mais encore pour amor­cer un retour au réel.

Faire avec ses mains mais non sans intelligence 

Il faut, au sujet de la digni­té du tra­vail manuel, dépas­ser les appa­rences et aller au-​delà des pré­ju­gés. Certes, il y a des tra­vaux phy­si­que­ment très pénibles, d’autres dan­ge­reux, d’autres salis­sants. Cela ne leur enlève pas leur res­pec­ta­bi­li­té, au contraire. Ce qui est vrai, c’est que les métiers exigent divers niveaux de connais­sance. Certains impliquent de longues études ; cela ne les empêchent pas d’a­voir aus­si leurs côtés ingrats, répé­ti­tifs ou rebu­tants. Un ingé­nieur, un méde­cin, un magis­trat, un cher­cheur n’ont pas à accom­plir que des tâches agréables et sans risques. Ce qui fait la valeur d’un métier est le ser­vice humain qu’il com­porte et les qua­li­tés, pro­pre­ment humaines aus­si, avec les­quelles il est effec­tué. L’opposition du tra­vail intel­lec­tuel au tra­vail manuel est, de ce point de vue, sans fon­de­ment. Un tailleur de pierre peut dire « je casse des cailloux » ou « je gagne ma vie » ou encore « je bâtis une cathé­drale ». On fait l’un ou l’autre en fonc­tion de ses apti­tudes ou quel­que­fois des cir­cons­tances de la vie. Mais l’es­prit peut être, doit être même, pré­sent à tout métier. C’est l’es­prit qui anime la main de l’ar­ti­san et guide son geste. L’intelligence est aus­si bien au bout des doigts qu’au bout de la langue et de la plume. À médi­ter ! Pour des parents qui s’in­quié­te­raient de l’o­rien­ta­tion future de leur pro­gé­ni­ture dans des métiers qu’on qua­li­fie de manuels, avec tout le sens péjo­ra­tif qui peut être atta­ché à cet adjec­tif, il faut rap­pe­ler qu’il y a des métiers manuels qui ne sont pas avi­lis­sants ; bien au contraire, ils contiennent en eux-​mêmes tout ce qui fait de l’homme une créa­ture digne et rai­son­nable, créée par Dieu à son image.

Inhumain XIXe siècle

Les ordres monas­tiques, tout en posant les bases de l’in­dus­trie pour gérer leurs immenses domaines, étaient par­ve­nus à sacra­li­ser le tra­vail des mains mépri­sé dans l’Antiquité. Un peu plus de deux siècles de pen­sée révo­lu­tion­naire l’ont détruit et le XIXe siècle, en quête de main d’œuvre ser­vile, ain­si que le tay­lo­risme par son orga­ni­sa­tion scien­ti­fique, ont réduit le tra­vail manuel à des tâches sans qua­li­fi­ca­tion. C’est quand sont appa­rues les manu­fac­tures que, pour la pre­mière fois, les outils sont deve­nus des machines. Une part de plus en plus grande a été accom­plie par ces machines. Dès lors, la main n’a­git plus sur la matière que par l’in­ter­mé­diaire de la machine. C’est la machine qui effec­tue le tra­vail et l’ou­vrier com­mande à la machine. Il ne la com­mande pas abso­lu­ment car la machine a ses lois de fonc­tion­ne­ment. L’usine rem­place l’a­te­lier de l’ar­ti­san. Dans l’u­sine, l’i­ni­tia­tive et l’exé­cu­tion sont dis­so­ciées. L’objectif est de pro­duire rapi­de­ment, en quan­ti­té, pour abais­ser les prix de revient. Il faut faire face à la concur­rence. L’industrie s’est fixé pour objec­tif une pro­duc­tion abon­dante, source de richesses. On s’o­riente donc vers la recherche d’un meilleur ren­de­ment par la par­cel­li­sa­tion des tâches. Aux tra­vailleurs qui n’a­vaient aucune qua­li­fi­ca­tion, on a fait exé­cu­ter, à des cadences de plus en plus rapides, des tâches élé­men­taires et répé­ti­tives… et leur tra­vail n’a pas par­ti­ci­pé à leur déve­lop­pe­ment humain comme cela devrait l’être. Il y a un carac­tère inhu­main dans cette forme de tra­vail. Il n’est plus per­mis de penser.

Dans ces condi­tions, l’homme res­sent tou­jours le tra­vail comme une ser­vi­tude : il se sent pri­vé de liber­té quand il tra­vaille d’une façon ano­nyme, sans être pris en consi­dé­ra­tion en tant que per­sonne, quand il ne lui est pas don­né d’ef­fec­tuer la tota­li­té d’une tâche, quand il est pri­vé de res­pon­sa­bi­li­tés, quand il n’a pas devant lui un espoir de pro­mo­tion ou de perfectionnement…

Réconcilier le faire et le penser

Aristote avait ana­ly­sé avec jus­tesse la fabri­ca­tion en disant qu’elle consis­tait à don­ner une forme à une matière, à faire un lit avec du bois ou une sta­tue avec du marbre. Dans ces condi­tions, il est mani­feste que l’on choi­sit la matière en fonc­tion de la forme qu’on veut lui don­ner, on s’as­sure qu’elle pos­sède les qua­li­tés néces­saires pour être mise en forme, pour deve­nir l’ob­jet que l’on désire obte­nir : on s’as­sure que le bois peut être façon­né tout en pré­sen­tant une résis­tance suf­fi­sante, que le marbre peut être taillé tout en conser­vant sa forme. La ten­dance crois­sante de la tech­nique, à mesure qu’elle se déve­loppe, est de don­ner de plus en plus d’im­por­tance à la forme et de moins en moins à la matière et à la réa­li­té donnée.

Faudrait-​il en conclure que la tech­nique n’a pas de valeur posi­tive ? Non ! Elle porte la marque du génie humain. Elle implique l’in­tel­li­gence des lois de la nature et de la matière. En tant qu’ex­pres­sion de la puis­sance de l’es­prit de l’homme, elle est bonne et sus­cite sou­vent l’ad­mi­ra­tion. Chez ceux qui la pra­tiquent, elle déve­loppe de nom­breuses qua­li­tés intel­lec­tuelles : obser­va­tion, exac­ti­tude, pré­ci­sion, rigueur, pro­bi­té. Elle est à la base de tout pro­grès maté­riel. Sans la com­bi­nai­son du savoir et du savoir-​faire, il n’y aurait eu, depuis les temps pri­mi­tifs, aucune amé­lio­ra­tion de la condi­tion humaine. Des inven­tions comme la roue ou l’im­pri­me­rie marquent des étapes capi­tales dans l’é­vo­lu­tion de la civi­li­sa­tion, même si ça n’a pas tou­jours été pour le plus grand Bien.

Mais le déve­lop­pe­ment tech­nique pose de nom­breux pro­blèmes : les condi­tions du tra­vail telles que nous pou­vons les ren­con­trer dans le tra­vail indus­triel depuis le XIXe siècle posent un pro­blème moral : elles ne per­mettent pas à l’homme, en effet, de trou­ver les condi­tions de son épa­nouis­se­ment et de déve­lop­per les qua­li­tés humaines telles que l’at­ten­tion, la réflexion, l’in­tel­li­gence, l’i­ma­gi­na­tion, comme la volon­té et le cou­rage, comme le sens du réel et le sou­ci de ser­vir. Du point de vue des objets pro­duits, la pro­duc­tion en série s’est tra­duite par une perte de qua­li­té. On n’op­pose plus le « fait main » au « fait à la machine » parce qu’on fait à la main de moins en moins de choses et qu’on ne sait plus les faire ! La pro­duc­tion indus­trielle a éli­mi­né l’art dans le tra­vail quo­ti­dien et a éli­mi­né le savoir-​faire. Les hommes ont pour­tant besoin, nous ne le dirons jamais assez, de tra­vailler de leurs mains.

Il ne s’a­git pas non plus de se poser en pour­fen­deur de la grande entre­prise. Le pro­blème du tra­vail n’est pas une affaire d’é­chelle ; c’est, plus fon­da­men­ta­le­ment, une ques­tion de contrôle de l’ac­ti­vi­té par le tra­vailleur, d’u­ni­té du « faire » et du « pen­ser » là où l’i­déo­lo­gie domi­nante de « l’é­co­no­mie du savoir » valo­rise les flux d’in­for­ma­tion, la mani­pu­la­tion d’abs­trac­tions, cou­pées de toute confron­ta­tion au réel. Et pour­tant, l’homme devient de plus en plus homme à mesure qu’il se confronte au réel, en pen­sant et fai­sant, dans la réa­li­sa­tion d’un ouvrage. C’est toute l’his­toire des métiers et de leur lent appren­tis­sage. L’artisan expert dans sa pro­fes­sion était un maître. Il trans­met­tait son savoir-​faire et par­ta­geait une part de son expé­rience. L’apprenti venait, très jeune, pla­cé par ses parents, dans l’a­te­lier d’un maître-​artisan dont il était l’é­lève et deve­nait le dis­ciple. Il appre­nait, pro­gres­si­ve­ment, par la pra­tique, un métier. Le jeune appren­ti qui arri­vait au terme de ses pre­mières réa­li­sa­tions pra­tiques res­sen­tait une saine fier­té. L’apprentissage était sou­vent rude mais, arri­vé à la pos­ses­sion par­faite de ce métier, il deve­nait à son tour maître et entrait dans l’âge adulte.

Superficiel XXIe siècle, un tra­vail « intel­lec­tuel » qui appa­raît bien pauvre 

Aujourd’hui, face aux métiers manuels arti­sa­naux, les emplois exer­cés au sein des grandes orga­ni­sa­tions souffrent pour l’es­sen­tiel de la dis­so­cia­tion entre le « pen­ser » et le « faire », entre la concep­tion et l’exé­cu­tion, ins­tau­rée par l’in­dus­trie tay­lo­rienne et for­dienne. Cette dis­so­cia­tion a conduit à démem­brer les acti­vi­tés de tra­vail en au moins deux grandes par­ties : une par­tie « manuelle », dégra­dée, déva­lo­ri­sée et confiée à des ouvriers ou cols bleus expro­priés de leur savoir-​faire tra­di­tion­nel ; une par­tie « intel­lec­tuelle » valo­ri­sée et prise en charge par des cols blancs (mana­gers, ingé­nieurs…), por­teurs du seul savoir recon­nu, sup­po­sé d’ordre technico-scientifique.

Resituons les choses dans leur contexte. Si cer­tains élèves se sont vus pro­po­ser une orien­ta­tion pro­fes­sion­nelle à la sor­tie du col­lège comme solu­tion à une cer­taine forme d’é­chec sco­laire, doit-​on en conclure que cette orien­ta­tion est uni­que­ment des­ti­née à pro­duire des manœuvres ser­viles, des ouvriers plus ou moins qua­li­fiés ou des arti­sans par défaut ? C’est bien cette crainte qui freine les parents d’au­jourd’­hui et leur fait envi­sa­ger d’un oeil inquiet l’é­ven­tua­li­té même d’une orien­ta­tion de leur fils ou de leur fille dans une filière professionnelle.

La cou­pure entre l’é­cole et le monde du tra­vail est une des causes pro­fondes de la crise de l’ap­pren­tis­sage. Coupé du réel, l’en­fant n’ac­quiert ses connais­sances que dans des livres, par des livres, tou­jours avec des livres. Or, « c’est parce qu’il a des mains que l’homme est le plus intel­li­gent des ani­maux », disait le phi­lo­sophe grec Anaxagore. On ne peut donc pas tirer un trait sur l’é­du­ca­tion à l’ha­bi­le­té manuelle.

L’ordre hié­rar­chique des filières se décline à par­tir de l’ex­cel­lence sco­laire domi­née par l’abs­trac­tion alors que les appren­tis­sages pra­tiques sont déva­lo­ri­sés. Tout le pro­blème vient de ce que les ensei­gnants, les parents et les élèves adhèrent à cette hié­rar­chie, ce qui conduit par­fois à jouer contre les inté­rêts de l’en­fant qui choi­sit des for­ma­tions géné­rales incer­taines aux dépends de for­ma­tions pro­fes­sion­nelles plus sûres pour lui.

Cette vision est très pro­non­cée en France pour un ensemble de rai­sons. L’école répu­bli­caine de Jules Ferry visait la for­ma­tion de citoyens plus que la for­ma­tion de tra­vailleurs, consi­dé­rée comme l’af­faire des entre­prises dont l’in­té­rêt cepen­dant se por­tait plus sur une main d’œuvre de manœuvres ser­viles, peu por­tée au beau, au vrai et au bien. La doci­li­té méca­nique suf­fit à la réa­li­sa­tion de la tâche, et le tra­vail de cette main d’œuvre ne s’ins­crit dans aucune pers­pec­tive sacrée qui donne de l’am­pleur à ses réa­li­sa­tions. Plus tard, en réser­vant les métiers manuels aux rebuts sco­laires, l’Éducation natio­nale a contri­bué à cette désaf­fec­tion. En fai­sant adop­ter la sco­la­ri­té obli­ga­toire en 1972 jus­qu’à 16 ans, elle a mon­tré son mépris du tra­vail manuel pour la pré­ten­due supé­rio­ri­té des études dites intel­lec­tuelles. Malheureusement, de manière géné­rale, l’o­rien­ta­tion vers l’en­sei­gne­ment pro­fes­sion­nel est une orien­ta­tion par l’é­chec… Orientation par l’é­chec parce qu’on a, volon­tai­re­ment et pour des rai­son pro­duc­ti­vistes, négli­gé tout le sens et la richesse du tra­vail artisanal.

L’éloge du tra­vail arti­sa­nal que four­nit Charles Péguy dans L’Argent est à ce sujet éclai­rante : « Nous avons connu un hon­neur du tra­vail, exac­te­ment le même que celui qui au Moyen Âge régis­sait la main et le cœur ». Le tra­vail arti­sa­nal réunit la matière et l’es­prit, la main et le cœur, par toute la valeur qua­li­ta­tive qu’il apporte à l’ar­ti­san, dont l’œuvre qu’il pro­duit consti­tue une expres­sion réel­le­ment adé­quate de celui qui l’a conçue et fabri­quée, loin de l’empreinte par­cel­laire de l’ou­vrier d’in­dus­trie dans la pro­duc­tion d’ob­jets iden­tiques, « stan­dards », sur les­quels son empreinte est qua­si nulle et comme inexistante.

Il y a deux formes d’in­tel­li­gence, l’une spé­cu­la­tive et l’autre pra­tique. L’homme com­plet pos­sède les deux : une tête bien faite et deux mains habiles. L’on peut par­ler pro­pre­ment de « métiers », mot déri­vé du latin minis­te­rium qui signi­fie « fonc­tion », dans la mesure où ceux-​ci s’ins­crivent dans une concep­tion orga­nique du tra­vail où les acti­vi­tés dérivent essen­tiel­le­ment des prin­cipes trans­cen­dants aux­quels s’a­dresse pré­ci­sé­ment la pure contem­pla­tion intel­lec­tuelle : c’est ain­si que l’axiome fon­da­men­tal des construc­teurs du Moyen Âge fut le sui­vant : « ars sine scien­tia nihil ». Le tra­vail manuel arti­sa­nal par oppo­si­tion au tra­vail manuel indus­triel, tel que décrit dans notre pro­pos, doit être revalorisé.

Parents et édu­ca­teurs, des enfants peu doués pour les études livresques mais débrouillards, au tem­pé­ra­ment actif et à l’i­ma­gi­na­tion créa­trice, s’é­pa­noui­raient dans des for­ma­tions manuelles arti­sa­nales qui leur ensei­gne­raient qu’il y a une nature des choses et dans l’ap­pren­tis­sage d’un métier concret qui « porte en lui-​même une culture pro­fonde de l’in­tel­li­gence » comme l’é­cri­vait Henri Charlier.

Parents et édu­ca­teurs, on ne peut aimer que ce qu’on connaît !

On ne peut pas aimer ce qu’on ne connaît pas, a for­tio­ri lorsque plus de deux cent ans de révo­lu­tion nous ont conduit, pro­gres­si­ve­ment, à pen­ser que l’o­rien­ta­tion tech­nique ne conduit qu’à des emplois ali­men­taires de manœuvres ser­viles et n’est donc ouverte qu’aux élèves en situa­tion d’échec.

Aux parents et édu­ca­teurs de gui­der leurs enfants pour les conduire vers des métiers où leur per­son­na­li­té s’é­pa­noui­ra par le déve­lop­pe­ment de toutes les qua­li­tés humaines telles que l’at­ten­tion, la réflexion, l’in­tel­li­gence, l’i­ma­gi­na­tion, la volon­té et le cou­rage, le sens du réel et le sou­ci de ser­vir. Parmi ces métiers, ceux de l’ar­ti­sa­nat ne sont pas à négli­ger si l’in­tel­li­gence de ces enfants est plus pra­tique que spé­cu­la­tive. Ils ont par ailleurs un grand avan­tage : le réel et la matière résistent aux dési­rs et à la recherche de la faci­li­té – ten­dance de notre nature humaine déchue – et per­mettent le déve­lop­pe­ment de la ver­tu d’hu­mi­li­té au fon­de­ment de l’Évangile.

Parents et édu­ca­teurs ont ce devoir déli­cat de conseiller leurs enfants dans le choix d’un futur métier et, pour ceux qui témoignent d’une intel­li­gence plus pra­tique et d’une habi­li­té tech­nique, de leur don­ner le goût pour un métier manuel arti­sa­nal. Concrètement, on gagne­ra à leur faire visi­ter le four­nil d’un bou­lan­ger, l’a­te­lier d’un menui­sier ou la pépi­nière d’un pay­sa­giste ; à agen­cer une pièce de la mai­son ou à réa­li­ser quelques tra­vaux de bri­co­lage ; à par­ti­ci­per à tel ou tel chan­tier de res­tau­ra­tion de notre beau patri­moine national.

Parce que l’École Philibert-​Vrau veut que chaque élève apprenne un métier, celui de menui­sier, d’élec­tri­cien, de maçon, de pay­sa­giste ou de cui­si­nier (en atten­dant d’autres filières dans les pro­chaines années), parce que tout métier est noble et exi­geant, le corps pro­fes­so­ral donne stric­te­ment autant d’im­por­tance aux dis­ci­plines géné­rales qu’aux acti­vi­tés tech­niques et tech­no­lo­giques. Les élèves sont invi­tés à don­ner le meilleur d’eux­mêmes, cha­cun selon ses talents. Il leur est deman­dé les mêmes rigueur et exi­gence pour expli­quer un texte lit­té­raire ou résoudre un pro­blème mathé­ma­tique que pour construire un cir­cuit élec­trique, façon­ner un meuble, dres­ser une assiette, etc. Quelle n’est pas notre joie de voir un élève, qui était en dif­fi­cul­té au col­lège, com­men­cer par s’in­té­res­ser à l’en­sei­gne­ment dis­pen­sé, pro­gres­ser de mois en mois et, fina­le­ment, maî­tri­ser un ouvrage de sa concep­tion à son achèvement !

OEuvre de l’Église, cette école catho­lique hors contrat s’est fixé depuis cinq ans cette mis­sion. Elle essaie, avec les moyens qui sont les siens, de don­ner aux enfants une for­ma­tion solide et un sens cri­tique qui les rendent capables de com­prendre le monde dans lequel ils vivent. Elle fait gran­dir la foi catho­lique qu’ils ont reçue à leur bap­tême par un ensei­gne­ment de la doc­trine chré­tienne et une édu­ca­tion à la ver­tu afin d’en faire des hommes complets.

Abbé Eudes-​Étienne Peignot , Directeur de l’École pro­fes­sion­nelle Philibert-Vrau

(1) Ge, II, 15.
(2) Ge, III, 17.
(3) Henri Bergson, La Pensée et le Mouvant, 1923.

Sources : Le Sachem /​ La Porte Lartine du 17 mars 2018

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