La colère aveugle, la crainte paralyse, l’affection rend faible et sentimental, il semble que les émotions ne tendent qu’à nous tourner la tête, à nous empêcher d’agir et de juger de manière sensée.
Les stoïciens ne pensaient pas autrement, qui estimaient que toute passion est une faute. Mais la sainteté n’est pas stoïcienne, elle est chrétienne. La bienheureuse Marie de l’Incarnation, dans le monde Madame Acarie, n’estimait pas beaucoup la vertu d’une âme dont les passions ne s’émeuvent pas [1]. Comme dit un penseur, « il est facile d’être saint quand on ne veut pas être humain ».
Car les émotions ou passions appartiennent à notre sensibilité créée par Dieu, elles sont sa réaction devant les sollicitations quotidiennes. Le Sauveur lui-même, loin d’être de marbre, a été joyeux jusqu’à la satiété (Jn 4, 33), triste jusqu’aux larmes (Lc 19, 41 sq.), ébranlé jusqu’au désarroi (Mt 26, 38), en colère jusqu’aux voies de fait (Jn 2, 15). Quoiqu’il en eût la pleine maîtrise, il a voulu éprouver les passions pour nous en donner l’exemple.
Les passions nous servent lorsqu’elles sont bien réglées : elles amplifient nos bonnes actions (« rien de grand ne se fait sans passion », a dit un philosophe), et contribuent même à affiner notre jugement. En effet, notre intelligence seule ne suffit pas toujours par ses raisonnements à prendre un parti. « La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses. » [2] Alors elle doit se laisser guider par le cœur, si celui-ci est bien formé.
Par quelle alchimie celui-ci visera-t-il mieux que l’intelligence ? Rien d’autre que ceci : on prend goût à tout ce qu’on a l’habitude de faire. C’est vrai de la musique comme du bricolage ou du jardinage et même des mathématiques, c’est encore vrai de la vertu. Si on fait habituellement le bien, on y prend plaisir, et alors en faisant ce qui nous plaît, on fait le bien, avec un instinct qui trompe de moins en moins.
Mais le péché originel a déréglé les passions, et c’est ce qui en explique les débordements. Il faut donc, non pas les étouffer, mais les former, savoir les contenir ou les exciter selon les cas. Les vertus de force et de tempérance ne sont pas autre chose que cette maîtrise de nos émotions. Sans doute l’effort sera émaillé de faux-pas, mais faut-il pour autant préférer l’apathie totale ? Non, selon le Père Calmel :
« Au commencement, hélas, il y aura sans doute du mélange. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas commencer ! La situation considérée dans la lumière de Dieu demande qu’un sentiment d’une certaine nature existe. N’essayons pas qu’il soit inexistant. Essayons qu’il soit pur ! »
Roger-Thomas Calmel, Si ton œil est simple, Toulouse, 1955, p.46
Abbé Nicolas Cadiet