Le pécheur repêché par le poisson ?

Full title: Saints Andrew and Thomas Artist: Gian Lorenzo Bernini Date made: before 1627 Source: http://www.nationalgalleryimages.co.uk/ Contact: picture.library@nationalgallery.co.uk Copyright © The National Gallery, London

Dans le lexique catho­lique, faire abs­ti­nence signi­fie se pri­ver de viande. Ainsi l’Eglise y oblige à cer­tains jours [1] .

Devant cette Eglise qui se penche sur le menu de ses enfants, on pour­rait faire la moue, non pas tant devant la pri­va­tion de l’en­tre­côte qui s’est fau­fi­lée entre les sar­dines que devant l’at­ten­tion de l’Eglise qui fait la chasse aux beef­steaks. Comment cela se fait-​il que les clercs s’oc­cupent de tels détails ? Saint Paul n’a t‑il pas dit :

Le Royaume de Dieu n’est pas affaire de nour­ri­ture ou de boisson

Rom 14, 17

Discipline sau­gre­nue, diront cer­tains. Reste d’un moyen-​âge ombra­geux diront d’autres. Bon sens à toute épreuve, dirons-nous.

Grippe aviaire et abstinence chrétienne

Précisons déjà qu’il n’y a pas d’a­ni­mal impur pour les chré­tiens. Il ne faut pas voir non plus dans cet usage une défé­rence pour les ani­maux. Si les occi­den­taux ont des vaches folles, ils n’en ont pas de sacrées. Il ne s’a­git pas plus de rai­sons médi­cales (ou com­mer­ciales ?) telles que la fièvre por­cine et la grippe aviaire ou une simple hygiène de vie. Il est encore moins ques­tion d’é­vi­ter de man­ger le grand-​père réin­car­né dans un magret de canard comme le pen­sait un phi­lo­sophe antique :

Toujours est-​il que Pythagore a ins­pi­ré aux hommes la crainte d’un crime et d’un par­ri­cide éven­tuels, puis­qu’ils pour­raient, sans le savoir, ren­con­trer l’âme d’un père et por­ter un fer ou une dent sacri­lège sur quelque chair où l’es­prit d’un ascen­dant serait logé. l’abs­ti­nence sauve du crime.

Sénèque, Lettres à Lucilius 108

C’est tout à fait autre chose.

Le Seigneur a eu, en effet, la bonne idée de nous pré­ve­nir de la néces­si­té de la pénitence :

« si vous ne faites péni­tence, vous péri­rez tous. »

L’Eglise a bien enten­du la leçon. En bonne mère, elle s’est deman­dé com­ment faire pas­ser le mes­sage à ses enfants. Rien de mieux s’est-​elle dit, que de pré­ci­ser les choses. De là, et par­mi tant d’autres moyens, elle a ins­ti­tué la confes­sion annuelle [2] qui est rappelons-​le, un mini­mum ; puis le Carême. Enfin, et nous y arri­vons, l’abstinence.

Certes, cela ne prouve ni la saga­ci­té, ni l’à pro­pos d’une telle mesure. N’y avait-​il pas d’autres moyens de faire péni­tence ? n’était-​il pas pré­fé­rable de deman­der aux chré­tiens un acte de cha­ri­té, un acte de par­tage comme prêchent les ecclé­sias­tiques du moment ? Non pas. L’Eglise, si elle a les yeux au ciel, a néan­moins la tête sur les épaules et les pieds sur terre. Pleine de bon sens, elle a com­pris qu’un moyen plus effi­cace de mor­ti­fier les chré­tiens était de les pri­ver de viande.

Tout d’a­bord, parce qu’il n’y a pas d’es­prit sans pra­tique. Il est évident qu’un homme n’au­ra pas l’es­prit d’hu­mi­li­té tant qu’il ne l’au­ra pas pra­ti­qué. Il est clair aus­si que cet homme acquer­ra plus faci­le­ment cet esprit s’il a une vie rem­plie d’hu­mi­lia­tions que s’il a une vie tapis­sée de gloire. De même, un homme n’au­ra l’es­prit de chas­te­té que s’il pra­tique cette ver­tu, et donc s’il s’aide concrè­te­ment en fuyant tout ce qui pour­rait ter­nir cette ver­tu. Autrement dit, et vue notre nature humaine qui est un esprit « concré­ti­sé » dans la matière, il faut, lors­qu’on veut acqué­rir un état d’es­prit, le concré­ti­ser, le rendre matériel.

Or, qu’y a‑t-​il de plus concret que la table pour mor­ti­fier un homme ?

Le porte-​monnaie, objec­te­ront cer­tains. C’est vrai qu’il y a des hommes qui reti­re­ront plus faci­le­ment un plat de la table qu’un billet de leur por­te­feuille. Mais si l’Eglise avait deman­dé de faire l’au­mône tous les ven­dre­dis, on l’ac­cu­se­rait bien vite d’a­voir un grand appé­tit en ce domaine.

Une pénitence pouvant être faite partout et par tous

De plus, l’Eglise se devait de trou­ver une péni­tence qui convienne à tous et qu’on puisse faire tous les ven­dre­dis, c’est-​à-​dire une péni­tence qui soit com­mode à faire.

Or, l’abs­ti­nence peut être faite par tous. C’est d’ailleurs pour cela que l’Eglise oblige tous les hommes de 14 ans jus­qu’à leur mort (sauf rai­sons de san­té ou de pau­vre­té : ceux qui ne pour­raient pas se pro­cu­rer autre chose que de la viande). C’est une péni­tence qui peut être faite sous toutes les lati­tudes, dans tous les états de vie, et à n’im­porte quelle époque. Ce qui n’est pas la même chose pour l’au­mône ou d’autres moyens de faire pénitence.

La rai­son de poli­tesse excuse éga­le­ment de l’abstinence, lorsque la maî­tresse de mai­son, sans mau­vaise inten­tion de sa part, a oublié l’abstinence. Il est alors per­mis de se ser­vir et même de se res­ser­vir ! Cependant, si l’Eglise n’oblige qu’à se pri­ver de viande, il n’est pas inter­dit d’éviter les invi­ta­tions et les bons repas en ces jours…

Un exemple mani­feste bien le côté réa­liste de l’abs­ti­nence. A l’é­poque de folie furieuse qui secoua nos évêques de France après le concile Vatican II, ils trou­vèrent désuet de pri­ver les bons gau­lois de leurs steaks frites. Aussi décidèrent-​ils de trou­ver un moyen plus en confor­mi­té avec la liber­té humaine. Ainsi invitèrent-​ils les catho­liques de France à choi­sir eux-​mêmes leur péni­tence du ven­dre­di. Les têtes mitrées don­nèrent un exemple : se pri­ver de ciga­rette ; ce qui – au pas­sage – est pour le mer­cre­di des Cendres d’un sym­bo­lisme très rela­tif. Résultat : l’en­semble des catho­liques a rete­nu qu’ils pou­vaient man­ger de la viande mais a oublié le sacri­fice à faire. Bref, un pro­jet fumeux tom­bé en pous­sières. Cela nous montre a contra­rio le côté sen­sé des cou­tumes tra­di­tion­nelles de l’Eglise.

Mais il y a plus. « La chair milite contre l’es­prit » dit l’a­pôtre. Il y a donc lieu de châ­tier cette chair, de la dis­ci­pli­ner. Et pour cela un bon moyen est de la pri­ver dans la nour­ri­ture. La mor­ti­fi­ca­tion dans ce domaine nous est d’ailleurs recom­man­dée par Notre-​Seigneur lui-​même comme un moyen de lutte contre les esprits mau­vais : « ce démon ne se chasse que par le jeûne et la prière. ». Et sou­vent on a appli­qué ce pas­sage de Jésus-​Christ au vice de l’im­pu­re­té, pré­co­ni­sant pour le répri­mer une mor­ti­fi­ca­tion ali­men­taire, sachant le lien étroit entre la chair et l’es­prit, entre la ser­vi­tude de celle-​ci et la liber­té de celui-​là. Comme dit saint Thomas :

L’abstinence châ­tie le corps et le défend non seule­ment contre les séduc­tions de la luxure, mais aus­si contre les séduc­tions de la gourmandise.

II.II.146, ad 2

Pourquoi une fois par semaine ?

Une péni­tence plus fré­quente aurait cer­tai­ne­ment été de trop, et une péni­tence plus espa­cée eut pro­ba­ble­ment lais­sé la place à l’ou­bli. Tandis qu’a­vec ce rythme heb­do­ma­daire, l’Eglise peut se dire que la majo­ri­té des chré­tiens fera ne serait-​ce qu’un sacri­fice par semaine

Le savait-​on ? l’Eglise dis­pense les voya­geurs de l’abstinence. A l’heure du T.G.V. et de la cli­ma­ti­sa­tion, il est utile de se rap­pe­ler l’âge des tra­jets à pied ou même l’époque de la calèche où le haut de forme pou­vait rapi­de­ment se trans­for­mer en béret.

L’union aux souffrances de Jésus-Christ

Une pré­ci­sion de taille reste à faire. Nous nous dou­tons bien que si l’Eglise nous fait faire péni­tence le ven­dre­di, c’est en sou­ve­nir de la Passion de Jésus-​Christ. c’est en fait plus pro­fond que cela. C’est non seule­ment en sou­ve­nir mais en union à la Passion de Jésus-​Christ. Nos péni­tences n’ont en effet de valeur que dans la mesure où elles sont offertes en union avec celles de Jésus-​Christ et cela par la grâce ; et c’est bien cela que nous rap­pelle l’Eglise en nous fai­sant faire péni­tence le vendredi.

Retour en arrière

Du reste, il faut juger de l’ins­ti­tu­tion de cette habi­tude telle qu’elle exis­tait aux heures glo­rieuses et non à notre époque oublieuse de la foi. A vrai dire, l’o­ri­gine de l’abs­ti­nence ‑comme celle du jeûne – se perd dans la nuit des temps.

Jadis, l’abs­ti­nence ne se limi­tait pas à la simple abs­ten­tion de viande mais s’é­ten­dait aux pro­duits issus de la chair [3] (œufs, lai­tages, etc.), voire même au pois­son et au vin. Naguère, l’abs­ti­nence était obli­ga­toire dès l’âge de sept ans et non seule­ment tous les ven­dre­dis de l’an­née, le mer­cre­di des Cendres, les same­dis de Carême, les jours des quatre-​temps et lors de quatre vigiles.

Tout ceci nous montre que l’abs­ti­nence était une vraie péni­tence, qu’il faut la com­prendre telle qu’elle fut ins­ti­tuée, et voir la sagesse de l’Eglise qui sait adap­ter des réa­li­tés si spi­ri­tuelles d’une manière tant concrète.

Abbé François-​Marie Chautard 

Texte extrait du Chardonnet n° 217 d’a­vril 2006

Notes de bas de page
  1. Aujourd’hui, de manière stric­te­ment obli­ga­toire, les ven­dre­dis de carême et le mer­cre­di des cendres.[]
  2. Ce n’est pas la confes­sion qui a été ins­ti­tuée par l’Eglise mais son rythme mini­mal.[]
  3. En France, cette dis­ci­pline per­du­ra jus­qu’au XVIIe siècle. Pour plus de ren­sei­gne­ments sur l’his­toire de l’abs­ti­nence, on pour­ra avan­ta­geu­se­ment consul­ter l’Année Liturgique de Dom Guéranger dans l’in­tro­duc­tion de son volume consa­cré au Carême.[]

FSSPX

M. l’ab­bé François-​Marie Chautard est l’ac­tuel rec­teur de l’Institut Saint Pie X, 22 rue du cherche-​midi à Paris.