Lettre aux Amis et Bienfaiteurs N° 71
Chers Amis et Bienfaiteurs,
« SI NOUS n’avions pleine confiance dans la promesse remarquable que Notre-Seigneur a faite de bâtir son Église sur un fondement si solide que les portes de l’enfer ne pourront jamais prévaloir contre elle, dans ce temps où elle est attaquée de toutes parts par tant d’ennemis, et battue en brèche sur tant de points, nous aurions raison de craindre de la voir succomber. » Catéchisme du Concile de Trente.
Il nous est parfois reproché par nos ennemis de parler trop souvent de la crise de l’Église, de ses enjeux et du combat doctrinal et pas suffisamment de la vie spirituelle. Nous sommes effectivement préoccupés de devoir défendre la foi contre l’hérésie pour que la vie spirituelle demeure encore possible. Et nous craignons en réalité que l’objection que l’on nous fait provienne de l’idée que la vie spirituelle, pour pouvoir s’épanouir, doit se tenir éloignée des combats générés par la crise de l’Église. Or nous pensons que « la paix de Monseigneur Forester » est factice et nous voudrions montrer comment la sanctification des âmes ne peut, au contraire, continuer à bien se faire qu’en plein cœur de la bataille pour la défense de l’Église. Je souhaite d’abord rappeler que celles qui se trouvent présentes sur la terre, en un temps où l’enfer semble s’y déverser entièrement, reçoivent de Dieu les grâces proportionnées à une situation si difficile. Et que c’est la crise elle-même qui est devenue en réalité pour elles le grand moyen de l’élévation vers Dieu. Je terminerai par quelques applications à la situation d’aujourd’hui.
Monseigneur Lefebvre nous a prévenus le jour des consécrations épiscopales que son œuvre spirituelle s’apparentait à une opération de survie. Nous avons bien compris le sens de cette expression : le sacerdoce catholique se trouvait en péril de mort tant qu’un véritable épiscopat catholique n’était pas pérennisé. Ce sont bien les quatre évêques sacrés par lui qui ont sorti l’Église de ce danger et, depuis, qui ont tellement contribué à la prolongation de la vie catholique ici-bas. Nous sommes bien des rescapés, qui doivent s’estimer heureux d’avoir échappé à la mort par la grâce de Dieu, alors que tellement de catholiques sont demeurés étendus sur les champs de bataille du combat spirituel.
Cette réalité de la guerre peut surprendre et peiner certaines âmes qui objecteront que notre religion ne peut être empreinte que de la paix et de l’amour divin. C’est pourtant bien une véritable persécution que nous avons subie, ces dernières décennies, de la part des autorités ecclésiastiques. Elles nous ont fermé les églises, interdit pendant longtemps la célébration de la messe dans les sanctuaires des lieux de pèlerinages et elles maintiennent cet interdit pour certains d’entre eux jusqu’à maintenant. Nous devons subir des sanctions que même les ennemis de l’Église n’avaient plus à supporter alors que notre seul désir n’était que de vivre selon notre foi et unis au Siège de Pierre. Cette guerre, que nous n’avons pas choisie, nous n’avons pas voulu la mener avec d’autres armes que celles que nous avait confiées Notre-Seigneur, celles de la foi, de l’espérance et de la charité. Aujourd’hui, en présence du délabrement de « l’Église conciliaire », nous ne regrettons pas notre résistance car nous avons conscience de lui devoir notre survie spirituelle et la transmission de la foi à nos enfants.
Mais notre position de survivants de ce naufrage ne doit-elle pas nous rendre modestes ? Quelles peuvent être nos espérances surnaturelles lorsque tout se trouve détruit et ravagé de fond en comble et que tout nous projette sans cesse hors de Dieu ? N’est-il pas illusoire d’imaginer, quand on a frôlé la mort et qu’elle nous talonne, une vie intérieure profonde et soucieuse d’union à Dieu ? Nous demeurons parqués sur des terrains permanents d’affrontement et réduits aux urgences de la guerre spirituelle. Comment pourrions-nous, en de telles conditions, ambitionner de gravir les sommets de l’amour divin où sont parvenues les âmes saintes des générations précédentes ? Il s’agit de parer au plus pressé et de commencer donc par conserver la foi et de continuer à la transmettre : n’est-ce pas déjà beaucoup ?
Et, en même temps, nous éprouvons un violent serrement de cœur. Alors que nous aurions tant besoin de nous délasser de nos efforts de résistance par la contemplation des beautés célestes, elle serait devenue presque inaccessible à nos âmes avant tout anxieuses d’échapper à la contamination des erreurs ? Nous aurions voulu, vivant de nos vérités saintes et habités par nos trois Personnes adorées, nous perdre dans la prière et goûter les préludes de la vision béatifique mais nous voilà aussitôt poursuivis par la réalité implacable du combat, partout présente, partout prégnante. Comment donc concilier cette intimité croissante à laquelle nous invite notre Dieu et à laquelle nous aspirons, avec un monde qui lui est obstinément contraire ? Est-il vraiment possible, quand il faut tant résister, de trouver aussi la paix divine ?
Car voilà quarante ans que nos générations vivent en guerre. Beaucoup d’entre nous n’ont jamais connu qu’elle et meurent ou mourront sans avoir vu le rétablissement de la paix de l’Église. Le bon Dieu semble attendre de nous que nous passions notre existence à batailler. Bien sûr, nous ne sommes pas les premiers à connaître cette vie de combat et nous savons que le catholique, par vocation, est soldat du Christ. Mais notre combat est revêtu du caractère infiniment douloureux de l’agonie de l’Église à laquelle nous assistons et du rejet apparent où elle se trouve de l’offrande que nous faisons de nous-mêmes pour elle. Nous ne voulons que la servir, nous ne voulons qu’être les plus aimants de ses fils et elle paraît repousser nos sacrifices et notre affection. Or voilà qu’à cette première épreuve, qui suffit à nous toucher jusqu’au plus profond de nous-mêmes, viendrait encore s’en ajouter une seconde, désespérante celle-là, qui consisterait en une sorte d’inaptitude radicale à nous élever vers Dieu, cantonnés à ne pratiquer que les seuls gestes élémentaires de survie spirituelle ?
Nous ne pensons pas qu’il puisse en être ainsi. Dieu nous a fait le don de la liberté et il ne s’en est pas repenti. Et c’est lorsque semblent s’accumuler les obstacles à notre cheminement spirituel qu’il multiplie d’autant les grâces pour soutenir nos âmes éprouvées. Malgré toute la misère du monde, malgré la dénaturation presque totale de la vérité et l’abaissement consécutif de la spiritualité, il demeure aussi altéré de nos âmes que sur le Calvaire. Il nous est infiniment attentif et ne cesse de nous regarder et de creuser de mystérieux sentiers pour que nous puissions le rejoindre. Si nous sommes embarrassés de la crise, lui s’en joue : « Celui qui habite dans les cieux se rira d’eux, le Seigneur s’en moquera » Ps 2, 4. Et sa puissance n’est nullement rendue incertaine par son ampleur et sa complexité : « Tu les briseras avec un sceptre de fer ; comme un vase de potier, tu les mettras en pièces » Ps 2, 8.
A ces heures les plus poignantes de notre guerre, l’Agonisant de Gethsémani, qui a tant souffert de l’assoupissement de ses amis le laissant seul dans la nuit, aurait-il le cœur à nous rendre la pareille et à se retirer avec ennui des âmes meurtries de mener un combat pour lui seul ? Il demeure là, infiniment compatissant et tendre au fond de nous-mêmes, nous devenant d’autant plus intime que les abandons humains se font plus nombreux et plus tragiques. A rebours de l’homme, qui ne sait pas ce que sont ses amis devenus à l’heure de l’adversité, Dieu ne se fait jamais aussi proche qu’à ces moments-là.
C’est de Dieu dont nous parlons. Il révèle sa puissance aux hommes en cela qu’Il fait de l’atrocité du combat dans lequel ils se trouvent plongés et qui devrait les laisser hébétés et inertes, la porte par laquelle il entre en eux pour les veiller ou veiller avec eux, petite flamme qui ne s’éteint pas, même quand tout a vacillé. Nous qui sommes faits pour jouir de la paix éternelle, trouverions-nous Dieu ailleurs autant qu’en ces épousailles généreuses des plus forts combats entrepris pour sa gloire ? Le rencontrerions-nous ainsi même dans les plus merveilleux silences que réalisent en elles les âmes du fond des tabernacles ? Les bruits de la guerre finissent par devenir tellement assourdissants que l’on n’entend plus ni rien ni personne – miracle du combat chrétien – et que l’on devient alors merveilleusement apte, au milieu des assauts les plus violents, à écouter celui qui nous parle sans aucun bruit.
En conséquence, ce n’est pas parce que nous vivons en un siècle où tout semble s’être ligué pour la disparition de notre religion et que nous devons sans cesse nous garder de la contagion néo-moderniste, que nous ne pouvons plus espérer gravir les sommets de la vie chrétienne. Pour qui veut ne pas périr, il est impératif de ne pas se résigner à vouloir seulement survivre. Il faut conserver la volonté de vivre et de vivre pleinement. Notre Dieu veut pour nous ce qu’il a toujours voulu pour ceux qui nous ont précédés dans la foi : nous permettre de vivre de lui et nous élancer de toute notre âme vers lui, avec autant de vigueur que nos anciens. Il ne lui plaît pas, parce que nous nous trouvons en un siècle où tout est sali, où tout est avili, que nos âmes se résignent à être également un peu sales, à croire la pureté chimérique et la grâce elle-même essoufflée à fabriquer encore de la sainteté.
Sa puissance éclate au contraire en cela qu’il se sert du concours des forces de dissolution elles-mêmes pour provoquer le sursaut et l’élévation des âmes chrétiennes. Leur résistance leur devient le moyen providentiel pour échapper à la tiédeur qui les menaçait. Et si elle exhale sans doute un goût de poudre à canon, il n’empêche qu’une sève spirituelle surabondante, et qui ne demande qu’à les vivifier, est bien réservée aux âmes éprouvées.
Il s’agit, pour commencer, d’une obstination farouche à défendre, à conserver, à transmettre la foi. C’est pour qu’elle ne périsse pas que nous menons cette lutte acharnée ; pour qu’elle soit encore communiquée aux générations qui nous suivront, pour que nous-mêmes et nos enfants, nous ne nous laissions pas ensevelir, à notre tour, par cette déchéance abominable qui voudrait asservir tous les hommes ; pour que l’héritage de deux millénaires de Tradition catholique ne disparaisse pas en fumée parce que nos âmes auront été trop futiles en face du grand devoir où elles se trouvaient de le transmettre à leur tour.
Nos générations portent la responsabilité historique de communiquer le trésor reçu de Dieu quand tout se ligue pour l’interruption définitive de cette transmission. En prendre vraiment conscience et en mesurer les conséquences suffit aujourd’hui à nous permettre d’endurer volontiers, prêtres et fidèles, des conditions inconfortables d’existence et nous rendre prêts à accepter tous les sacrifices.
Et ce sont précisément ces circonstances si difficiles que nous vivons qui nous redisent sans cesse le prix que vaut réellement la préservation du trésor de notre foi. Qu’il s’agisse des kilomètres à parcourir pour trouver une messe le dimanche, du montant de la scolarité des enfants, des divisions graves qui se sont produites au sein de nos familles ou des épithètes que l’on brandit pour désigner notre résistance ; tout conspire merveilleusement à nous rappeler que nous consentons tous ces maux pour un bien infini.
Toute hérésie, par les attaques qu’elle dirige contre un dogme, engendre chez les catholiques les plus aimants de leur foi un mouvement instinctif à se grouper autour de lui pour le défendre, et les amènent ainsi à l’approfondir et à s’en nourrir. Il en résulte que les orientations spirituelles des âmes se trouvent nécessairement sous l’influence des luttes menées par l’Église contre les erreurs du temps. Leur sanctification ne s’opère pas dans une sorte d’isolement spirituel de l’époque où elles vivent mais dans un engagement intérieur, souvent très douloureux, à s’unir profondément aux mouvements les plus intimes de la défense de l’Église et de sa vie militante. Et ce n’est qu’au prix de l’acceptation d’une telle posture que les âmes s’élèvent.
N’est-ce pas encore cette crise qui nous a contraint à reprendre notre catéchisme et à approfondir les vérités que nous aurions sinon survolées ? L’inquiétude provoquée par les nouveautés dans l’enseignement dispensé par les prêtres nous a obligés à réfléchir, à scruter notre foi. L’oecuménisme et les appauvrissements de la nouvelle liturgie nous ont portés à mieux apprécier, par contraste, combien la messe de toujours était nourrissante et savoureuse. Il a jailli du triste spectacle de l’immense misère spirituelle, tout un renouveau de la générosité des âmes qui a suscité des vocations expiatrices pour la chute des consacrés et pour les apostasies sans nombre qui se sont produites. Et toujours, en toile de fond, la compassion provoquée par l’affaiblissement et l’humiliation de notre mère, l’Église.
La crise nous contraint à nous hisser à un niveau de pensées et de sentiments qui, naturellement, nous dépasse : c’est ainsi que nous ne cessons pas de croire à la divinité de l’Église quand tout nous laisse penser qu’elle ne se relèvera pas des coups reçus de ses chefs ; que nous n’avons de cesse de prier pour le pape et pour les évêques alors que nous subissons de si grandes injustices de leur part. Que notre attachement à la foi nous est reproché comme un signe certain de manque de charité, lorsque la charité est condamnée à disparaître si la foi n’est plus transmise. Bien que nous demeurions tellement éloignés de l’héroïsme que demandent de telles circonstances, nous sommes comme acculés par le bon Dieu à produire ces actes difficiles et répétés de foi, d’espérance et de charité.
Et cependant, comme nous devons veiller sur nous-mêmes car un sentiment trompeur d’invulnérabilité cherche à s’insinuer dans nos cœurs ! Nous ne sommes pas loin de nous dire parfois comme Pierre : « Quand même tous seraient scandalisés à votre sujet, moi je ne serai jamais scandalisé » (Mt 26, 33). Nous sommes en effet demeurés fidèles à la foi de toujours, même au sein de la tourmente conciliaire. Nous avons supporté, et nous supportons jusqu’à présent, d’avoir été bannis des églises et considérés comme des parias par la hiérarchie : « Officiellement, nous sommes considérés comme des désobéissants, comme des gens qui ne se soumettent pas à ce courant libéral. C’est vrai. Nous ne nous soumettons pas à ce courant libéral et alors nous sommes poursuivis. Et cette situation est vraiment pénible » (Monseigneur Lefebvre, le 21.12.1984). Nous avons erré de grange en garage et de garage en grenier pour ne jamais accepter cette nouvelle messe qui a tari le flot de la transmission de la foi. Les quelques clochers que nous avons reconquis l’ont été de haute lutte. Notre vie, jusqu’à aujourd’hui, n’a été qu’une guerre continuelle pour ne pas nous laisser dérober ces trésors spirituels, les seuls auxquels nous tenons vraiment.
Et nous pouvons donc penser, en raison de cette très longue résistance tissue de tant de sacrifices, que nous nous trouvons comme à l’abri de glisser et de tomber à notre tour ; qu’il est donc possible, sans risque réel et parce que nous avons toujours maintenu le combat, de nous octroyer certaines facilités que des évolutions de la crise rendent aujourd’hui possibles ; que notre expérience de cette guerre spirituelle, seul bain connu de notre âme depuis toujours ou depuis si longtemps, nous garantit d’être toujours fidèles ; que nous avons été de bons soldats courageux et que le Motu Proprio annonce pour bientôt ce moment heureux où il sera enfin reconnu que nous avons eu raison de faire les choix qui ont été les nôtres.
Mais nous ne sommes pas invulnérables. La crise dans l’Église évolue, devient plus complexe, prend des tournures nouvelles. Le Motu Proprio du pape Benoît XVI constitue une étape qui va certes compter pour la libération de la messe et pour la respiration du Corps mystique. Mais il doit être clair, justement pour ne pas se perdre après avoir tenu si longtemps, que cet acte du pape ne résout pas la crise.
Il ne la résout pas puisqu’il considère les deux messes comme des formes toutes deux valables d’un même rite : « Il n’est pas convenable de parler de ces deux versions du Missel Romain comme s’il s’agissait de « deux Rites ». Il s’agit plutôt d’un double usage de l’unique et même rite. » (Lettre qui accompagne le Motu Proprio de Benoît XVI aux évêques). Non seulement il estime qu’« il n’y a aucune contradiction entre l’une et l’autre édition du Missale Romanum » mais il prévient aussi que « l’exclusion totale du nouveau rite ne serait pas cohérente avec la reconnaissance de sa valeur et de sa sainteté ». De telles affirmations montrent suffisamment que le Motu Proprio ne peut être considéré autrement que comme une étape objectivement franchie d’un processus dont le terme – qui ne doit être autre que le retour à la seule vraie messe – n’est, quant à lui, pas désiré. Il en résulte un climat de confusion où la reprise de l’ancienne messe risque de ne signifier que rarement un retour à la bonne doctrine.
Cette situation qui suit le Motu Proprio nous oblige donc, plus que jamais, à comprendre que la ruine de l’Église ne tient pas uniquement à la question liturgique. Aussi importante qu’elle soit, elle demeure seconde par rapport à la vérité théologique dont elle n’est qu’une traduction. La méconnaissance de la défense de la foi ou l’opinion qu’il s’agit là de problèmes éloignés ne concernant qu’une poignée d’intellectuels, laisserait alors accroire que la crise de l’Église est désormais terminée et remplie la glorieuse mission de la Fraternité Saint-Pie X.
A ce moment de notre combat, la crise agit donc de nouveau comme un signe de contradiction. Pour comprendre le combat de la Fraternité, il est devenu impérieux de ne plus ignorer la teneur de cette mésentente doctrinale cruciale qui l’oppose à Rome. Elle seule permet d’adhérer réellement à son refus d’une « réconciliation » qui aurait été conclue avant que la vérité ait recouvré tous ses droits. « Il y en a qui seraient prêts à sacrifier le combat de la foi en disant : Rentrons d’abord dans l’Église ! Faisons tout pour rentrer dans le cadre officiel, public de l’Église. Taisons notre problème dogmatique. Taisons notre combat. Ne parlons plus de la malice de la messe. Fermons la bouche, ne disons plus rien. Ne soyons pas opposés à cela. Ne disons plus rien sur les questions de la liberté religieuse, des Droits de l’homme, de l’oecuménisme. Taisons-nous, taisons-nous, et puis comme cela nous pourrons rentrer dans le cadre de l’Église et, une fois que nous serons à l’intérieur de l’Église, vous allez voir, on va pouvoir combattre, on va pouvoir faire ceci, on va pouvoir faire cela… C’est absolument faux ! On ne rentre pas dans un cadre, et sous des supérieurs, en disant que l’on va tout bousculer lorsqu’on sera dedans alors qu’ils ont tout en mains pour nous juguler ! Ils ont toute l’autorité » (Monseigneur Lefebvre, le 21.12.1984).
La lecture des livres de Monseigneur Lefebvre et des régulières mises au point de Monseigneur Fellay s’avère ici indispensable pour arriver à bien mesurer l’étendue et la gravité des questions posées. Pour faire court, je dirai qu’il n’y a aucun « accord » envisageable tant que les principes au nom desquels ont été acceptés les réunions interreligieuses d’Assise, le baiser d’un pape au Coran, les différentes visites dans les mosquées et les synagogues telles qu’elles se sont déroulées, la bénédiction d’un autre pape par un rabbin n’auront pas été relégués aux oubliettes de l’Église. Or ces scandales qui n’ont cessé de se succéder les uns après les autres trouvent les fondements de leur justification théologique dans les textes du Concile.
Le Motu Proprio nous oblige finalement, encore plus qu’avant, à nous situer au cœur du débat : Vatican II, par son décret sur la liberté religieuse en particulier, a décidé le découronnement de Notre Seigneur Jésus-Christ. Monseigneur Lefebvre, lui au contraire, a donné comme titre à son livre le plus important : Ils l’ont découronné. Ces deux positions sont irréconciliables l’une avec l’autre. Et nous avons sous nos yeux, dans nos pays, si nous avons du mal à percevoir la perversité de ces nouveaux principes, l’illustration manifeste de la déchéance qui a suivi le divorce – consacré par le Concile – de nos institutions politiques avec l’Église.
C’est pourquoi, avant même d’être celui de la messe, le combat de la Fraternité est celui des droits divins de Notre-Seigneur : elle revendique qu’ils soient de nouveau reconnus et proclamés : « Alors cette guerre qui s’est faite à l’intérieur de l’Église continue. Il ne faut pas croire que c’est fini. Il ne faut pas croire, parce que nous assistons à quelques mesures et quelques rappels qui sont plus conformes à l’esprit traditionnel, que le combat est terminé ! Ce combat de la foi, dans lequel nous avons été pris, nous a fait prendre comme décision de ne pas accepter les réformes post-conciliaires, parce qu’elles sont faites dans cet esprit oecuménique et libéral. Et donc, tout ce qui est fait dans cet esprit du libéralisme, condamné par les papes, ne peut pas être accepté, parce que c’est contraire à notre foi, contraire au bien de l’Église, contraire au salut des âmes et contraire à la vie humaine, sociale et chrétienne, à la vie de la société » (Monseigneur Lefebvre, le 21.12.1984).
Et, si je suis parvenu à m’expliquer, un nouveau jaillissement spirituel se produira donc, plus magnifique que jamais, de ce que nos âmes, amoureuses de l’honneur méprisé de Notre-Seigneur, se seront postées sur les créneaux de la défense de son Règne. Elles ne s’élèveront et ne peuvent s’élever que dans cette seule mesure où elles se refusent à être situées ailleurs qu’au plein cœur d’un combat de positions qui, seul en retour, leur fournit la garantie de se trouver au cœur de l’Église.En conséquence, il doit être également évident, pour tous ceux qui savent quelle est la bataille de Monseigneur Lefebvre, que la justice la plus élémentaire interdit de nouer « des accords » si la mémoire de celui à qui nous devons tout – autant qu’il est possible de tout devoir à un homme – n’a pas été lavée des injustices et des peines subies. L’existence même de la Commission Ecclesia Dei, dressée sur la condamnation de nos évêques, qui regroupe ceux « qui ont abandonné le mouvement de Monseigneur Lefebvre » (interview du cardinal Castrillón Hoyos, 06.08.2007) se trouve viciée dès l’origine. Accepter d’en être est une gifle à la mémoire d’une personne qui nous est sacrée. Ce n’est point là affaire de susceptibilité. Chacun peut comprendre que nous serions, tout au contraire, des fils bien indignes et bien ingrats, et que nous pêcherions gravement contre l’honneur et contre la piété filiale, si nous admettions une régularisation canonique de notre situation sans plus nous soucier de notre fondateur. L’origine même de cette commission pontificale, comme sa dénomination invitant textuellement les fidèles à s’affranchir du combat des seuls évêques qui ont osé se lever pour défendre la doctrine traditionnelle, nous est odieuse et suffit à la discréditer à nos yeux.
C’est à l’aune de ces considérations que l’on peut envisager de répondre à une question qui nous est régulièrement posée depuis la parution du Motu Proprio : pouvons-nous assister à ces messes de saint Pie V qui sont désormais célébrées dans quelques paroisses ? Pouvons-nous y écouter les sermons ? Y communier ? Envoyer sereinement nos enfants pour y recevoir le catéchisme ou pour se confesser ?
Je répondrai par la formule : « La messe : oui ; mais pas la messe sans la doctrine ». Il faut être certain que le prêtre qui a repris la messe a également retrouvé l’intégrité de la vérité catholique. L’on ne peut se contenter d’approximations doctrinales, d’à peu près théologique. Lorsque l’autorisation de célébrer la messe de saint Pie V selon le premier indult de 1984 a été concédée, Monseigneur Lefebvre avait fortement déconseillé d’y assister en raison de cet affaiblissement ou de cette altération de la foi qui pouvait provenir de la prédication. Il regrettait que certains « ne dépassent pas le problème de la messe. La messe de saint Pie V est dite, matériellement, donc le problème est résolu. Il n’y a plus de problème. » (Monseigneur Lefebvre, le 14.1.1986).
N’estimons pas que notre formation, même bonne, nous place au-dessus de ces dangers : d’autres, et en grand nombre, n’y ont pas résisté. Il me semble que l’histoire des sociétés qui dépendent de la Commission Ecclesia Dei démontre éloquemment qu’il est hélas possible, après l’adoration du Christ couronné par la liturgie, d’assister à son découronnement par la prédication. Je ne veux pas dire que l’on perd la foi en écoutant, une fois en passant,
un sermon imprégné des erreurs modernes. Cependant, il est bien nécessaire d’avoir conscience des trois points suivants :
-Tout d’abord, l’humilité d’une âme doit naturellement l’incliner à se défier d’elle-même et à ne pas prendre le risque de se laisser troubler ou déstabiliser.
-Même si elle pense qu’elle ne risque rien, elle doit cependant mesurer ce qu’elle n’a sans doute pas reçu et qu’elle aurait pu recevoir en assistant à la messe dans une chapelle où l’enseignement doctrinal est vraiment communiqué.
-Il lui faut également se rappeler que les hommes sont enclins à se rassurer au sujet de ce qu’ils peuvent faire ou ne pas faire en regardant ce que font les autres, surtout s’ils leur portent une certaine estime. C’est ainsi. De la permission que l’un prend pour lui-même, il résulte que d’autres font de même et l’effet s’en trouve multiplié. Et si l’on estime son esprit suffisamment acéré pour trier et ne conserver que la vérité, en sera-t-il de même pour ceux que l’on aura entraînés dans son sillage ?
Cette réponse ne nous empêche pas par ailleurs d’aider, d’encourager, de favoriser chez ces prêtres tout ce qui peut aller dans le sens de la Tradition : fournir les bons livres liturgiques par exemple, en offrir d’autres qui expliquent le combat doctrinal que nous menons, mettre des prêtres en relation avec ceux de la Fraternité, etc. Il faut arriver à leur montrer que cette messe qu’ils veulent désormais célébrer est l’expression d’une doctrine et d’une spiritualité opposées à celles qu’ils ont entendues pendant leurs années de séminaire.
Et puisque la messe traditionnelle est l’expression par excellence de la Tradition de l’Église, il est du devoir de la Fraternité de continuer son œuvre en faveur de la pérennité de la messe. Une réappropriation de ce trésor par un grand nombre de prêtres – aussi souhaitable et légitime qu’elle puisse être – ne doit pas être accompagnée de la pratique fort dommageable qui a pourtant prévalu ces dernières décennies, et qui consiste à altérer les règles liturgiques au gré des commodités et des aspirations des communautés. Notre œuvre doit donc maintenir un foyer de rectitude liturgique tout autant que de droiture doctrinale. Sur ce plan également, la doctrine traditionnelle doit être rendue à l’Église avant que la liturgie ne soit livrée à un processus évolutif.
Il faut donc continuer notre route avec persévérance. Nous aimerions bien voir le terme de cette crise mais nous ne devons pas confondre le désir que nous avons d’en voir la fin avec la réalité. Quelles que soient ses imperfections, le Motu Proprio nous montre que le combat de longue haleine de la Fraternité porte ses fruits, que le Saint-Esprit agit mystérieusement, comme malgré les hommes. Ne l’oublions pas : il y a encore peu d’années, aucun d’entre nous n’aurait imaginé possible un document pontifical aussi favorable à la vraie messe. Le voilà paru, il nous est un encouragement à penser que notre combat doctrinal finira un jour, lui aussi, par être pris en compte.
Dès lors, ayons confiance : il viendra nécessairement le temps où les errements doctrinaux du Concile seront balayés. L’insistance du Saint-Père à expliciter le principe de l’herméneutique de la continuité, tant au sujet du Concile à l’occasion de son discours à la Curie du 22 décembre 2005, qu’au sujet de la messe de Paul VI dans la lettre qui accompagne le Motu Proprio, est rendue nécessaire par le devoir de les disculper des ravages qui les ont immédiatement suivis. Mais leur défense aussi insistante constitue déjà un aveu de faiblesse, sans suffire pour autant à les sauver du couperet des faits, car c’est à ses fruits que l’on juge de l’arbre.
Ne nous laissons donc pas émouvoir par les critiques et les reproches qui nous sont adressés. La Fraternité, dans la jungle de la crise, se trouve en tête de colonne à devoir manier le coupe-coupe pour dégager une piste encore catholique en pleine luxuriance de transgressions ou d’altérations doctrinales. Certains estiment vouée à l’échec sa tentative, face à la force des erreurs qui auraient ainsi définitivement triomphé de l’Église. D’autres la considèrent comme insolente de persister, presque toute seule, sur un tel itinéraire. Les uns et les autres, tout en profitant de ses avancées, la conspuent d’autant plus qu’ils pourraient être suspectés de suivre, même de loin, les traces de son layon.
Nous avons parlé de notre cher combat mais nous avons bien conscience que ce combat de l’honneur et pour l’honneur de Dieu nous dépasse infiniment et ne nous appartient pas. Nous sommes des serviteurs inutiles auxquels le bon Dieu a donné le privilège, comme à Simon de Cyrène, de coopérer à l’œuvre de sa Rédemption. Mais ce combat, il en a confié mystérieusement le soin à sa Mère parce que sa victoire sur l’hérésie et sur l’enfer sera encore plus glorieuse pour lui s’il en a triomphé par elle. Il n’est le nôtre que parce qu’il est le sien et c’est donc vers elle que nous devons nous tourner pour lui demander de nous garder partout et toujours fidèles : « Sois fidèle jusqu’à la mort et je te donnerai la couronne de vie » Ap 2, 10.
Chers Amis et Bienfaiteurs de la Fraternité, je vous présente tous mes vœux à l’occasion de la fête de Noël et je vous porte tous dans ma prière auprès du Cœur Douloureux et Immaculé de Marie.
Abbé Régis de CACQUERAY , Supérieur du District de France