Lettre aux amis et bienfaiteurs du District de France n° 91

Enluminure du XVe s. ornant une traduction française de la Cité de Dieu de saint Augustin, réalisée sur les instructions de Robert Gaguin, général de l'ordre des trinitaires († 1501) par Maitre François. Source : BNF

Chers amis et bienfaiteurs,

L’homme est un ani­mal politique.

Cette sen­tence d’Aristote, que re­prend fré­quem­ment saint Thomas d’Aquin, signi­fie que l’être humain n’est nul­le­ment un atome iso­lé, une « monade » n’ayant de rap­ports avec per­sonne. Au contraire, l’homme n’existe qu’à l’intérieur d’un champ de rela­tions humaines qui le consti­tuent et lui per­mettent d’évoluer, de progresser.

Au pre­mier rang de ces rela­tions constitu­tives d’un être humain, il y a évi­dem­ment ses parents, sans les­quels il n’existerait tout sim­ple­ment pas, mais égale­ment sans les­quels il ne serait pas nour­ri, habillé, soi­gné, lavé, ensei­gné, édu­qué, pro­té­gé, etc. Sur le petit homme qui vient de naître, mais qui mour­rait rapi­de­ment s’il était lais­sé à lui-​même, se penchent de bonnes fées secou­rables, qui consti­tuent la socié­té familiale.

Toutefois, les biens utiles et néces­saires à l’être humain sont tel­le­ment nom­breux et variés que la socié­té fami­liale, si secou­rable soit-​elle, ne suf­fit pas à les four­nir à l’enfant de façon cer­taine et régu­lière. Entre la nourri­ture, le vête­ment, les soins médi­caux, le lan­gage, l’apprentissage de la vie, la confec­tion des outils, l’habitation, la paren­té, même élar­gie aux aïeux, aux oncles et tantes, aux cou­sins, sera sou­vent impuis­sante à appor­ter au petit d’homme tout ce dont il a besoin. Et c’est pour­quoi les familles sont aidées dans leurs tâches par diverses struc­tures, tels que com­merces, en­treprises, asso­cia­tions, etc.

Mais même cela ne suf­fit pas pour garan­tir à l’enfant d’avoir accès à tous les biens qui lui sont néces­saires pour mener une vie plei­ne­ment humaine.

C’est pour­quoi les familles et les diverses struc­tures inter­mé­diaires dont nous venons de par­ler sont regrou­pées dans une struc­ture plus vaste, à la fois natu­relle (puisque l’homme, natu­rel­le­ment, en a besoin) et ter­mi­nale, dans la mesure où elle offre effec­ti­ve­ment à l’homme tous les biens dont il a essen­tiel­le­ment besoin, sans qu’il doive les cher­cher encore ailleurs. C’est ce que l’on appelle la socié­té humaine, dont l’organe direc­teur se nomme l’État, et qu’Aristote dési­gnait comme la Cité, en grec « polis ». Lorsque le Stagirite affirme que « l’homme est un ani­mal poli­tique », il si­gnifie tout sim­ple­ment qu’il est néces­sai­re­ment et heu­reu­se­ment membre d’une Cité, dans laquelle il trouve les condi­tions de son épa­nouis­se­ment humain.

Cette Cité hu­maine, cadre né­cessaire de la vie de l’humanité, a été vou­lue et créée par Dieu lui-​même, en même temps qu’il créait l’homme au commence­ment. Comme l’exprime la Ge­nèse en une phrase qui ré­sume cette néces­si­té de la socié­té pour l’homme : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul » (Gn 2, 18). Aristote fait à ce pro­pos une remarque pro­fonde : « L’homme qui vit hors de la socié­té est soit une bête, soit un Dieu ». La misan­thro­pie com­plète signe un état infra-​humain. Quant à l’érémi­tisme, il s’agit d’un état que prend pour un temps un homme qui a déjà tel­le­ment reçu de richesses de la so­ciété humaine qu’il peut s’en affran­chir provisoire­ment pour s’adonner à des réa­li­tés plus hautes, exclusi­vement divines. Mais l’état nor­mal, l’état ordi­naire de l’homme est de vivre en so­ciété : c’est d’ailleurs ce à quoi sa nature le pousse, et Robinson, sur son île dé­serte, ne désire qu’une seule chose, retrou­ver la compa­gnie des hommes.

La pre­mière consé­quence de ces quelques remarques est qu’il nous est à la fois impos­sible et inter­dit de nous dés­in­té­res­ser de cette socié­té humaine qui est notre cadre natu­rel, quels que soient les défauts, criants, qui altèrent au­jourd’hui cette socié­té : per­mis­sive, déca­dente, immo­rale, oppres­sive, tota­litaire, etc. Nous ne pou­vons pas nous réfu­gier, pure­ment et sim­ple­ment, dans la vie indi­vi­duelle, fami­liale, ami­cale. D’une part, c’est impos­sible, puisque nous sommes immer­gés dans cette socié­té humaine comme le pois­son est immer­gé dans l’eau. D’autre part, c’est injuste, puisque nous devons d’exister et d’être nous-​mêmes, non seule­ment à nos parents, mais bel et bien à la socié­té humaine, de qui nous avons reçu et rece­vons chaque jour tant de biens essen­tiels, pour les­quels nous devons en jus­tice rendre et res­ti­tuer d’une manière ou d’une autre.

La seconde consé­quence, c’est que la socié­té humaine, créa­ture de Dieu, doit obli­ga­toi­re­ment, comme toute créa­ture, reve­nir vers Dieu, être orien­tée vers Dieu, être consti­tuée et fonc­tion­ner selon le plan de Dieu. Certes, cela passe par la média­tion des réa­li­tés créées, selon leur genre propre. Le gara­giste, devant une voi­ture en panne, ne doit pas se conten­ter de prier sous pré­texte de sou­mettre à Dieu son tra­vail, il doit appli­quer les règles de la méca­nique afin de répa­rer effec­ti­ve­ment cette voi­ture « pour la plus grande gloire de Dieu ». Mais, qu’il s’agisse de méca­nique ou de l’organisa­tion de la Cité ter­restre dans son ensemble, et tout en res­pec­tant les mé­diations créées, il faut que toute créa­ture soit sou­mise à Dieu et orien­tée ulti­me­ment vers lui. Et comme le seul Dieu qui existe est Notre Sei­gneur Jésus-​Christ, il faut que toute créa­ture, et au pre­mier chef la Cité hu­maine, soit sou­mise au règne du Christ-Roi.

Nous disions la fois der­nière qu’il est néces­saire, dans la situa­tion actuelle de l’Église, d’avoir un lien pro­fond avec les prieu­rés de la Fraternité Saint-​Pie X, qui sont aujourd’hui comme nos paroisses et nos bas­tions de chré­tien­té. Cela ne signi­fie nul­le­ment, ain­si que le vou­draient les anti­clé­ri­caux, que les catho­liques de Tradition doivent « s’enfermer dans la sacris­tie ». Bien au contraire ! Les fidèles ca­tholiques doivent œuvrer au cœur de la Cité humaine, tra­vailler à l’amélio­rer selon la mesure de leurs pos­si­bi­li­tés, et au final cher­cher à orien­ter cette Cité vers le règne du Christ-Roi.

Monseigneur Lefebvre le disait avec force lors de la messe de son Jubilé sacer­do­tal, le 23 sep­tembre 1979 : « Vous qui êtes chefs de famille, vous avez une grave res­pon­sa­bi­li­té dans votre pays. Vous n’avez pas le droit de lais­ser votre pays enva­hi par le socia­lisme et le com­mu­nisme. Vous n’en avez pas le droit ou vous n’êtes plus catho­liques. Vous devez mili­ter au moment des élec­tions pour avoir des maires catho­liques, des dépu­tés catho­liques et qu’enfin la France rede­vienne catho­lique. Ce n’est pas faire de la poli­tique cela, c’est faire de la bonne poli­tique, la poli­tique comme l’ont faite les saints, comme l’ont faite les papes. (…) Alors, oui, cette poli­tique nous en vou­lons, nous vou­lons que Notre Sei­gneur Jésus-​Christ règne.

(…) Il faut que ce soit une réa­li­té. Chefs de famille, c’est vous qui êtes respon­sables de cela, pour vos enfants, pour les généra­tions qui viennent. Alors, vous devriez vous organi­ser, vous réunir, vous en­tendre pour arri­ver à ce que la France rede­vienne chré­tienne, rede­vienne catholique ».

Nous avons conscience, dans une socié­té tou­jours plus apos­tate et antichré­tienne, de la dif­fi­cul­té crois­sante à agir pour le règne du Christ-​Roi. Même deve­nir maire d’un petit vil­lage, voire simple conseiller muni­ci­pal, de­vient à cer­tains égards com­pli­qué, ne serait-​ce qu’à cause du pré­ten­du « mariage gay » qu’un offi­cier muni­ci­pal doit léga­lement célé­brer. C’est vrai. Mais la vie des pre­miers chré­tiens dans une Ci­té, dans un Empire pro­fon­dé­ment païen et vio­lem­ment per­sé­cu­teur, était-​elle plus facile que la nôtre ? Cela les a‑t-​il détour­né d’agir là où ils le pou­vaient pour pro­pa­ger le Christ et influer sur les hommes et les struc­tures ? L’Arménie est deve­nue offi­ciel­le­ment un pays chré­tien au début du IVe siècle, alors que l’Empire romain dont elle dépen­dait était encore païen : preuve qu’il existe tou­jours des inter­stices pour agir, mal­gré la persécu­tion, mal­gré l’oppression, mal­gré une situa­tion appa­rem­ment désespérée.

Il faut, sans doute, inven­ter des formes d’action inédites, qui réus­sissent à « pas­ser entre les gouttes », à pro­fi­ter des failles du sys­tème, à contour­ner les murailles qui veulent nous empê­cher d’agir pour le Christ. Soyons in­ventifs, soyons intel­li­gents, soyons auda­cieux. Ainsi, comme le disait sainte Jeanne d’Arc, « les hommes d’arme com­bat­tront, et Dieu don­ne­ra la vic­toire », ne fût-​ce qu’une vic­toire par­tielle, ponc­tuelle, qui est déjà quelque chose.

Dieu ne nous demande pas de réus­sir à tout coup, de vaincre en toute cir­constance. Mais il nous demande de com­battre jusqu’au bout sous ses éten­dards et pour la gloire de son Nom. Il ne fait pas de doute que notre action contri­bue­ra au salut de quelques-​uns ou de beau­coup. Ce qui est sûr, c’est que ce com­bat per­sé­vé­rant nous assu­re­ra à nous-​mêmes le salut. Confions ce com­bat pour le Christ-​Roi à la bien­heu­reuse Vierge Marie, Reine de France et vic­to­rieuse de toutes les héré­sies, dont en par­ti­cu­lier cette « peste du laï­cisme » que dénon­çait Pie XI dans son ency­clique Quas Primas.

Abbé Benoît de Jorna, Supérieur du dis­trict de France

Source : Lettre aux amis et bien­fai­teurs du District de France n° 91

FSSPX Supérieur du District de France

L’abbé Benoît de Jorna est l’ac­tuel supé­rieur du District de France de la Fraternité Saint Pie X. Il a été aupa­ra­vant le direc­teur du Séminaire Saint Pie X d’Écône.